Il est ressuscité !

N° 195 – Février 2019

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


La Contre-Réforme dans les missions (1)

La réforme des missions :
quand Rome approuve les rites autochtones
(1549-1615)

« Dieu est présent dans la culture et dans la vie du peuple chinois. » Mgr Gallagher, secrétaire pour les relations avec les États, a proféré cette énormité dans le discours d’ouverture de la Conférence internationale intitulée « Christianisme en Chine. Impact, interaction et inculturation » organisée à Rome à la Faculté de missiologie de l’Université pontificale grégorienne, les 22 et 23 mars 2018.

« La méthode qui a permis dans le passé une rencontre fructueuse entre le “ monde chrétien ” et le “ monde chinois ” fut celle de l’inculturation de la foi à travers l’expérience concrète de la connaissance, la culture artistique et l’amitié avec le peuple chinois. À cet égard, est encore exemplaire l’entreprise de missionnaires tels qu’Alessandro Valignano, Matteo Ricci, Giuseppe Castiglione et bien d’autres, qui souhaitaient ouvrir la foi à un catholicisme aux “ formes chinoises ”, solidement fondé dans le cœur même de l’Empire du Milieu, afin de proclamer l’Évangile de Jésus-Christ dans une perspective pleinement chinoise. »

Les “ formes chinoises ” actuelles sont celles du communisme ! Qu’à cela ne tienne : « L’universalité de l’Église catholique, avec son ouverture naturelle à tous les peuples, peut apporter une contribution en termes d’inspiration morale et spirituelle au grand effort de dialogue entre la Chine et le monde contemporain, le faisant précisément à travers la communauté catholique chinoise qui est pleinement intégrée (sic !) dans le dynamisme historique et actuel du pays de Confucius. » Ces propos scandaleux ne font que prolonger l’éloge des Gardes rouges et de la Chine communiste prononcé par Paul VI le 6 janvier 1967 et dénoncé par notre Père :

« Révélation des cœurs ! Cette concorde de Paul VI et de Mao, des novateurs dans l’Église et des Gardes rouges, les chiens enragés de l’Asie, révèle et précipite la discorde entre civilisés, entre catholiques. Pourquoi le dissimuler ? Comment nier plus longtemps qu’il existe entre ce Pape, ce Concile, cette Église Nouvelle et nous une sorte d’ “ excommunication permanente ” ? » (Lettre à mes Amis n° 240)

Or cette “ nouvelle façon de penser ” se prévaut d’une doctrine missionnaire qui semble avoir été avalisée par Rome dans les Instructions adressées aux missionnaires d’Indochine par la Congrégation de la Propagande en 1659. La présente étude essaiera de démêler l’imbroglio que ces Instructions ont créé dans les missions et de montrer comment les Missions étrangères de Paris auxquelles ces Instructions ont été adressées, ont joué paradoxalement un rôle providentiel dans la condamnation de cette méthode funeste de l’accommodation aux rites et aux mœurs autochtones qui continue à faire tant de mal aux missions.

Dans un premier article, après avoir examiné l’authenticité de ces Instructions de 1659 et l’influence qu’elles ont eue sur la doctrine missionnaire de l’Église au cours des siècles, l’histoire des méthodes missionnaires permettra de déterminer à quel moment ces idées sont apparues. Un prochain article montrera comment ces méthodes se sont répandues en Chine et en Indochine, et comment Mgr Pallu a eu un rôle déterminant dans leur condamnation par Rome, cent cinquante ans après leur apparition !

AUTHENTICITÉ ET IMPACT DES INSTRUCTIONS DE 1659

LES Instructions du 10 novembre 1659 adressées par le pape Alexandre VII « à l’usage des vicaires apostoliques en partance pour les royaumes chinois du Tonkin et de Cochinchine » sont considérées par la majorité des historiens comme la charte des missions.

Élaboré par la Congrégation de la Propagande en pleine Contre-Réforme, ce texte comporte pourtant des directives étrangement novatrices et qui ont effectivement servi, au début du vingtième siècle, d’une part au désaveu par Rome des méthodes d’évangélisation alliées à la colonisation et d’autre part, à donner un blanc-seing à ceux qui, pratiquant déjà l’adaptation aux cultures autochtones dans l’entre-deux-guerres en Chine et en Inde, préludaient à cette inculturation qui est aujourd’hui la doctrine officielle de l’Église conciliaire si on en croit les paroles de Mgr Gallagher. Comment en effet ne pas être inquiet à la lecture de cet extrait maintes fois cité d’un texte élaboré au siècle de Louis XIV :

« Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites [sic !], leurs coutumes et leurs mœurs à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites [sic !] ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu’on les protège.

« Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays et ce pays lui-même. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre à la place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l’Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer.

« Admirez et louez ce qui mérite la louange. Pour ce qui ne le mérite pas, s’il convient de ne pas le vanter à son de trompe comme font les flatteurs, vous aurez la prudence de ne pas porter de jugement, ou en tout cas de ne rien condamner étourdiment et avec excès.

« Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir les occasions grâce auxquelles, les âmes une fois disposées à embrasser la vérité, ces usages se laisseront déraciner insensiblement. » (Les Instructions aux vicaires apostoliques des royaumes du Tonkin et de la Cochinchine, 1659, traduites par Mgr Bernard Jacqueline, rééditées par les Archives des Missions étrangères de Paris, 2008)

La Congrégation de la Propagande semble interdire toute contrainte visant à changer des rites et des cultures qui étaient considérés par l’Église comme des idolâtries et des barbaries incompatibles avec l’esprit de l’Évangile et de la Chrétienté ! L’existence d’un tel texte paraîtrait impensable en pleine Contre-Réforme et nous inclinerait à croire à un faux si son authenticité n’était pas prouvée !

UNE ÉCLIPSE DE DEUX CENTS ANS !

En effet, le Père Jean Guennou, archiviste des Missions étrangères, a montré en 1959 qu’il avait bien été publié en 1676 dans un ouvrage intitulé “ Constitutiones Apostolicae, Brevia, Decreta, etc. ” chez Angot à Paris, avec privilège royal. Cette édition très rare et réservée aux membres des Missions étrangères de Paris regroupait les décisions, directives et réponses de Rome aux questions posées par des missionnaires de diverses époques et congrégations au sujet des difficultés rencontrées dans les missions. L’ouvrage semble avoir été oublié puisqu’Adrien Launay ne le cite pas dans son recueil des « Documents historiques relatifs à la Société des Missions étrangères » (1904), p. 27 à 36. Il a reconstitué le texte des Instructions de 1659 à partir de manuscrits incomplets des archives des MEP, de même Mgr Chappoulie dans sa thèse “ Aux origines d’une église, Rome et les missions d’Indochine au XVIIe siècle ”.

On peut aujourd’hui télécharger ce livre sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale, les Instructions s’y trouvent, sous le titre “ Excerpta ex instructione Missi a S. Congregatione de propag. Fid. ad Vic. Apost. in Indias proficiscentes ”. Reçu par Mgr Pallu en quinze exemplaires alors qu’il était à Rome (Lettres de Mgr Pallu, n° 118, p. 296, Les Indes savantes, 2008), cet ouvrage a été oublié aux siècles suivants, avec les Instructions de 1659, ce qui pose un sérieux problème d’interprétation aux historiens des missions.

En effet, en novembre 1958, le procureur des Missions étrangères de Paris voulant préparer le tricentenaire de leur parution, demanda une copie de l’original des Instructions aux archives de la Propagande qui n’en trouva aucune trace ! Pour un texte qui était censé faire référence, c’était plutôt gênant !

Ce qui amène certains historiens à s’interroger sur la place exagérée que ce texte occupe dans l’historiographie des missions et dans la doctrine missionnaire de l’Église. Alors qu’un Joseph Metzler, célèbre archiviste de la Propagande qualifie de “ grandiose ” les Instructions de 1659 et en fait le “ manuel ” des missionnaires, l’historien Claude Prudhomme fait remarquer que « la plupart des auteurs esquivent le problème du sort réservé à ces Instructions au cours des périodes suivantes » (Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII 1878-1903, p. 198).

« À feuilleter les “ Collectanea Sacrae Congregationis de Propaganda Fide ” (Vol. I et II, Rome 1907), l’on peut s’en rendre compte : le texte des “ Instructions de 1659 ” ne réapparaît dans les documents romains officiels qu’en 1845. » (Jean Moreau, Les Missions catholiques, IXe année, n° 74, 1959) Il s’agit de l’instruction Neminem Profecto de Grégoire XVI, où il n’est même pas question d’adaptation aux cultures autochtones, mais seulement du clergé indigène (Il est ressuscité n° 152, juin 2015, p. 17). Dans les Collectanea de 1893 et 1907, qui regroupent tous les textes de la Propagande depuis sa fondation en 1622, les Instructions sont tronquées et les extraits cités concernent surtout les qualités nécessaires aux missionnaires.

Le pape Léon XIII, qui inaugura pourtant une nouvelle politique missionnaire inspirée de son libéralisme et menant l’Église vers cette adaptation aux cultures autochtones, se garde bien d’en citer les passages litigieux : « Il est intéressant de relever que dans ces documents [de Léon XIII] (Quae a praesulibus du 18 octobre 1883 aux vicaires apostoliques de Chine et Cum Postremis du 19 mars 1893 aux évêques de l’Inde), n’est jamais mentionné le passage des Instructions relatif au rapport entre foi et culture. » (Massimo Marcocchi, Colonialismo, cristianesimo e culture extraeuropee)

Il semble que l’Église, jusqu’à la Première Guerre mondiale, manifeste une gêne par rapport à ce texte. On pourrait dire que cet oubli manifeste l’assistance négative du Saint-Esprit qui écarte ce qui pourrait nuire aux missions.

UNE INTERPRÉTATION TENDANCIEUSE AU XXe siècle ?

Ces Instructions n’ont commencé à prendre de l’importance qu’à partir du moment où l’Église a voulu se séparer des États colonisateurs, surtout après l’encyclique Maximum Illud de Benoît XV (1919), largement inspirée par le père Lebbe (Il est ressuscité n° 171, janvier 2017, p. 22). Claude Prudhomme remarque très justement que cette interprétation moderne n’est pas forcément celle du dix-septième siècle : « On peut se demander si le sens attribué de nos jours à ce passage célèbre pour définir une stratégie missionnaire d’adaptation, dans un contexte de décolonisation, peut être transposé avec la même signification s’agissant du XVIIe siècle ou du XIXe siècle finissant. »

Cette remise en valeur d’un texte du dix-septième siècle tombé dans l’oubli a en réalité servi à atténuer, aux yeux du monde, la prétendue faute de l’Église dans sa “ collaboration ” avec le colonialisme, et à montrer qu’elle seule avait gardé les “ principes évangéliques ” et anticipé les “ aspirations contemporaines ”, les vicissitudes de l’Histoire ne lui ayant pas permis de se dégager des compromissions provisoires avec les patronats portugais et espagnols !

Mais peut-on attribuer à l’Église du dix-septième siècle cette volonté d’indépendance par rapport au pouvoir temporel ? Quant à l’aspect religieux de l’adaptation, si les Instructions sont très ambiguës et peuvent être interprétées dans un sens orthodoxe, il suscite des inquiétudes, en particulier lorsque la Propagande recommande le respect de rites qui ont un caractère religieux et lorsqu’il incite à ne pas imposer la civilisation européenne, c’est-à-dire chrétienne !

Pour répondre à ces questions épineuses, une étude systématique des méthodes employées par les missionnaires est nécessaire. Les Instructions de 1659 nous y exhortent en recommandant les lettres de saint François Xavier : « Parmi ces livres, nous vous recommandons la vie de saint François Xavier et surtout ses lettres ; vous y puiserez pour vous-même des normes qui peuvent être regardées à l’égal des plus sûres, soit en ce qui concerne les rites de ces régions soit pour votre comportement au milieu des difficultés très grandes que vous pourrez avoir avec les habitants. » (Les Instructions de 1659, op. cit. p. 64) Trouve-t-on dans la vie et la correspondance de saint ­François Xavier ce souci d’adaptation aux coutumes indigènes et cette contestation du patronat portugais qui semblent inscrits dans les Instructions de 1659 ?

LA MÉTHODE DE SAINT FRANÇOIS XAVIER : 
AUX ANTIPODES DE L’INCULTURATION

LA CROISADE ET LA CONTRE-RÉFORME AVEC LES PORTUGAIS EN INDE

Notre Père explique dans un sermon du 2 octobre 1982 que le génie de saint François Xavier fut de sortir l’Église de ce ghetto où allaient l’enfermer les puissances protestantes à l’Ouest, au Nord et à l’Est. Quand l’Europe se cassait en deux, il va permettre à l’Église visible de s’étendre et de sauver quand même les âmes des païens. L’hérésie de Luther donnant le salut sans les œuvres et celle de Calvin mettant tous ces païens en enfer allaient arrêter l’élan missionnaire de l’Église si Dieu n’avait suscité ce grand saint, comme un nouveau saint Paul retirant l’Église du carcan judaïque.

CONTRE L’HÉRÉSIE PROTESTANTE.

Mais il a fallu que saint François Xavier soit préservé de ces hérésies. Il les a côtoyées au collège Sainte-Barbe à Paris, pas très loin de Saint-Étienne-du-Mont, rue aux Chiens : il a pu voir Jean Calvin pénétrer dans le collège avec la complicité de Nicolas Kopp son professeur de philosophie et commencer à faire des disciples que saint François Xavier avait pour camarades et qui cherchaient à l’entraîner dans leurs turpitudes. Plus tard saint François Xavier dira la reconnaissance qu’il devait à saint Ignace d’en avoir été préservé : « Sans son intervention, écrit-il à son frère, je n’aurais jamais évité de tomber dans des liaisons avec ces jeunes gens, spécieux par leur apparence, mais à l’intérieur gangrenés de vice et d’hérésie. » Après deux ans de résistance à saint Ignace, pour qui il avait une sorte d’aversion parce que ce dernier méprisait ses titres de noblesse, François abandonne ses ambitions d’hidalgo et se met sous la direction de saint Ignace en entrant dans l’Ordre des jésuites fondé le 15 août 1534 à Montmartre. Après ce “ triomphe de l’humilité ”, c’est une “ course de géant ” et le “ courage d’un croisé ” !

CROISADE CONTRE LES TURCS.

Parti de Lisbonne le 7 avril 1541 sur le navire du vice-roi des Indes, Alphonse de Sousa, saint François Xavier manifeste sans aucune gêne son amour de la nation portugaise et son esprit de croisade. Lorsqu’il débarque à Mélinde, ville à majorité musulmane de la côte du Zanguebar, il ne peut que se réjouir du prestige que les Portugais y ont acquis :

« Les Portugais ont érigé près de la ville une grande et magnifique croix en pierre toute dorée. Je ne saurais vous exprimer quelle joie m’a causée cette vue ; la puissance de la croix se révélait tandis qu’elle s’élevait ainsi victorieusement au milieu des possessions mahométanes. Le sultan de Mélinde vint sur le navire pour saluer le gouverneur, et lui témoigna beaucoup d’égards et d’amitié. » (Lettre du 18 septembre 1542. Lettres de saint François Xavier, traduction de Léon Pagès, t. 1, 1855, p. 53)

Passant ensuite dans l’île de Socotora, il constate combien ces chrétiens sont abandonnés aux mains des musulmans qui les enlèvent pour les réduire en esclavage. De Goa, il écrira au roi du Portugal pour qu’il réprime les Turcs persécuteurs des chrétiens de l’île :

« Je vous prie d’insister auprès de Sa Majesté, afin que, dans son zèle si éminent pour la défense de la religion, elle ne perde point de vue ces chrétiens. Elle est assurée du succès, sans accroissement de dépenses et sans embarras nouveaux, si elle donne ordre à une flotte portugaise qui se dirigera vers le détroit de la Mecque, de réprimer l’insolence des Sarrasins. Les naturels du pays, qui sont dépouillés de leurs armes, et qui languissent sous le joug d’une dure servitude, ont en horreur le nom de Mahomet. Je vous prie donc, pour l’amour du Seigneur Jésus, de prendre à cœur la délivrance des Socotoréens, et de les aider à sortir de cet injuste et douloureux esclavage. » (Lettre du 28 janvier 1549, t. 2, p. 21) C’est l’esprit de croisade, par charité !

LA CONTRE-RÉFORME A GOA.

Débarquant à Goa le 6 mai 1542, il trouve une ville remplie d’églises et de monastères, mais cet esprit de croisade s’était refroidi et on ne songeait plus qu’à s’enrichir. Les mœurs des Portugais étaient très relâchées et les Indiens convertis retournaient à leur paganisme à cause du mauvais exemple et faute de missionnaires. Ceux qui étaient fidèles étaient persécutés par les musulmans sans que les Portugais interviennent. Fallait-il pour autant rejeter cette colonisation portugaise si négligente de ses devoirs ? Ce n’était pas l’avis de saint François Xavier : partout où il passera, il commencera par réformer les mœurs des Portugais, d’abord par l’exemple de la prière et de la charité : la nuit, il dort dans l’hôpital trois ou quatre heures et passe le reste du temps en prière, quand il n’est pas appelé au chevet des malades. Alors il se levait pour les secourir, comme il avait fait au Mozambique. Il dit sa messe à la pointe du jour et toute la matinée s’emploie dans les hôpitaux, particulièrement celui des lépreux qu’il embrassait l’un après l’autre et à qui il distribuait ce qu’il avait mendié pour eux.

En revenant, il fait un tour dans la ville une clochette à la main et appelle à haute voix les parents à conduire leurs enfants et leurs esclaves au catéchisme. Le procédé est si nouveau que les enfants le suivent avec un enthousiasme qui faisait honte aux parents et les entraînait avec les Indiens aux prédications publiques dans l’église Notre-Dame du Rosaire toute proche. Pour se faire comprendre de tous, il affectait de parler un portugais “ petit nègre ”. C’était la vraie adaptation ! En quelques mois, il redonna à Goa une pratique religieuse et une ferveur qui en feront un îlot de Chrétienté dans cette Inde païenne.

Si cette colonisation portugaise avait bien des défauts dont une certaine dureté, nécessaire pour mettre de l’ordre, mais qui ne favorisait pas les conversions, ceux qui la critiquent systématiquement n’ont pas assez mesuré à quel point elle fut une libération des Indiens, non seulement du joug musulman, mais du joug de Satan. Il ne faut pas cacher la réalité si on veut comprendre pourquoi le salut leur était rendu très difficile, voire impossible, par la société dans laquelle ils vivaient ! Dans une lettre à saint Ignace du 14 janvier 1549 (Lettres, t. 2, p. 1), l’Apôtre des Indes nous fait part de ce qu’il a découvert en arrivant : « La nation indienne, autant que j’ai pu m’en convaincre, est entièrement sauvage, et ne prête l’oreille qu’aux discours qui flattent sa nature, c’est-à-dire, la barbarie. La connaissance des vérités divines et des choses du salut la trouve indifférente ; et le sens pervers des indigènes est ennemi de la vertu. Mobiles à l’extrême et sans consistance dans leurs pensées, ils n’ont aucune justice et aucune bonne foi ; le mensonge et le péché remplissent toute leur vie. »

Et dans une autre lettre : « Si vous considérez bien toutes choses avec les lumières de l’esprit, vous trouverez qu’un faible nombre parmi les habitants des Indes, blancs et noirs, sont dignes d’aller au ciel, si ce n’est les enfants de moins de quatorze ans, qui sortent de cette vie avec leur innocence baptismale. » (Lettres, t. 1, p. 276)

LA FORCE DES CONVICTIONS ANCESTRALES.

Ces affirmations très sévères sont confirmées par des missionnaires modernes. Notre Père, suivant en cela le Père Van Straelen, affirme que toute l’expérience des missionnaires et toute l’histoire de l’Église en accord avec la Révélation montrent que ces gens se damnent par leur religion et qu’il est nécessaire de les prêcher pour en sauver le plus grand nombre possible. Tous les missionnaires véritables ont remarqué que par cette prédication, des âmes sortaient de leur torpeur, de leur ignorance, de leur orgueil et de leur rébellion contre Dieu et voulaient être baptisées, mais que de nombreuses autres choisissaient de résister à la grâce par la force de leurs convictions ancestrales (sermon de l’abbé de Nantes du 3 décembre 1998). Ces convictions ancestrales sont des obstacles insurmontables à la conversion lorsqu’elles imprègnent toute la société, ce qui était le cas de l’Inde.

Toute la vie de ces peuples est en effet gouvernée par cette notion de Karma qui n’est pas sans ressemblance avec le prédestinatianisme de Calvin et le pessimisme de Luther, c’est-à-dire cette résignation au mal, cette capitulation devant le péché et l’enfer. Dans cette religion hindoue, il n’y a ni péché ni rédemption, puisque tous ces peuples supposent que ce qui leur arrive de mal vient de leur “ karma ” : les fautes qu’ils commettent ne dépendent pas d’eux, mais de la vie antérieure d’une autre personne qui s’est réincarnée en eux. Comme la vie future dans laquelle ils vont eux-mêmes se réincarner dépend du mal commis par cette personne avant eux, selon la théorie de la métempsychose, leur vie est un cercle vicieux, qui conduit au vice. Pourquoi changer de vie ? Ce qui arrive à l’autre doit lui arriver ; ce qui m’arrive à moi doit m’arriver et la vertu consiste à n’y rien changer, y compris à ses propres défauts.

EN INDE, IL N’Y A AUCUNE CHARITÉ !

Le Père Van Straelen dans son livre Ouverture à l’autre, laquelle ? écrit : « Sur le chapitre du bien et du mal, au sens où nous comprenons ces concepts, le livre sacré des hindous, le Bhagavad Gita, est vague. Et on peut dire la même chose des livres sacrés du shintoïsme, du bouddhisme à l’exception peut-être du Lotus Sutra. “ Le Seigneur est partout et toujours parfait, affirme Shri Krishna, pourquoi s’inquiéterait-il de la malice ou de la droiture de l’homme ? Toute distinction entre le bien et le mal est irréelle. L’un et l’autre sont à la fois illusoires et divins et s’interpénètrent dans le brahman, l’essence divine. C’est notre ignorance qui nous fait attribuer à ces idées une certaine autonomie. ” » Et Van Straelen commente : « En Occident, la morale chrétienne, avec ses normes concernant la conduite individuelle et l’impulsion qu’elle donne en vue d’une réforme sociale occupe une grande place. Sur ce point dans la pensée de l’Inde, il n’y a que le vide. »

D’où un immobilisme sans remède. « Il va sans dire que dans ces conditions, une véritable conversion devient très malaisée. La croyance au Karma implique un manque de sévérité à l’endroit de sa propre vie, une pesante résignation et un déconcertant défaut de participation à la vie des autres. » C’est-à-dire une absence totale de charité ! Sur ce point aussi, le Père Van Straelen est très dur puisqu’il affirme n’avoir jamais rencontré un véritable acte de charité chez ces païens ! Voilà pourquoi aux Indes, les gens meurent de faim dans les rues et les maharadjas qui ont des montagnes de diamants les poussent du pied pour rentrer chez eux...

LA CONVERSION NÉCESSITE LA “ PRANGUISATION ” !

Itinéraires de saint François Xavier

On comprend que l’imprégnation de toute la société indienne par cette religion a déterminé les Portugais à imposer, avec la religion catholique, la langue portugaise, le vêtement européen, l’architecture, les mœurs portugaises par « la croisade, la colonisation sans lesquelles jamais ces peuples ne seront délivrés de ces cadres effrayants qui les dominent depuis des siècles » (PC 16 : Les Religions non chrétiennes). C’est ce que les missiologues appellent de façon péjorative la “ pranguisation ” qui vient du mot “ pranguis ”, déformation du mot “ franc ” en Orient ! Ce fut l’œuvre du vicaire général de Cochin, Michel Vaz, qui fit détruire les temples hindous, au grand scandale de nos historiens libéraux, et chasser les brahmanes récalcitrants.

C’est aussi Michel Vaz qui requit saint François Xavier pour évangéliser les Indiens des côtes de la Pêcherie. Ces pêcheurs de perles, appartenant à la caste des Paravers, avaient été délivrés de leurs persécuteurs musulmans par les Portugais et avaient demandé le baptême. Michel Vaz prit la tête des missionnaires franciscains qui évangélisèrent une trentaine de villages en baptisant vingt mille Indiens. Mais les missionnaires repartis, ces Paravers étaient retournés au culte des idoles. Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils étaient chrétiens ! Il fallait d’abord les détacher des brahmanes qui subjuguaient ces païens.

LE CULTE DE L’HOMME QUI SE FAIT DIEU !

Les brahmanes ! saint François Xavier les avait en horreur : « Rien de plus pervers, rien de plus vicieux que cette race [...]. Toute cette classe de personnes est livrée au mensonge et à l’imposture. » La caste des brahmanes se considère au-dessus de tous parce qu’eux seuls peuvent échapper à leur karma, par des exercices de pénitence et de méditation qui produisaient en eux un orgueil tel qu’il se transformait en culte de l’homme comme l’a très bien décrit M. Klostermeier, à la trente-quatrième semaine missiologique de Louvain d’août 1964. « Avec Krishna, on fait ce qu’on veut, mais le Christ exige tout l’homme. Nombreux sont ceux qui, à cause d’options antérieures, sont humainement incapables d’accueillir la parole du Sauveur. » (Ouverture à l’autre, op. cit., p. 60)

Cette capacité d’accueillir la vérité que tout homme possède est inhibée par la pratique du yoga ou du zen qui entretient, par une méditation incessante sur le néant, la négation de toute pensée métaphysique. Pour un Indien ou un Japonais, une chose peut être vraie ou fausse en même temps, le principe d’identité qui est passé dans notre mode de raisonnement en Occident après deux mille ans de réflexion philosophique, est absent de ces régions. Et comme la “ méditation ” sur le néant est en soi impossible, elle mène nécessairement à une vie qui ressemble étrangement à celle de notre monde moderne par son égoïsme, son culte de l’homme et ses vices contre nature :

« Celui qui vit pendant cinquante ou soixante ans selon de pures apparences n’aura plus besoin ni de Dieu, ni de la Révélation. Il est devenu son propre dieu. La capa­cité d’accueillir la vérité s’est estompée ; toutes ses pensées imbibées d’égoïsme à un point tel que la faculté d’écouter et de répandre la vérité pour elle-même s’est perdue [...]. Mon cœur se soulève quand je dois bien constater comment de jeunes gens qui cherchent sincèrement Dieu dans la vie religieuse et qui ne reculeraient guère devant les efforts et les sacrifices sont exploités par des swamis égoïstes, voire même dépravés. » (ibid.)

LES CONVERSIONS PAR LE BAS : 
L’ÉVANGÉLISATION DES PARAVERS.

Saint François Xavier va démasquer les brahmanes en donnant l’exemple de la vraie prière et en évangélisant les pauvres, les enfants. Son chapelet ne le quittait pas, il le récitait sans cesse. Les Indiens le voyaient toujours prier, mais il ne priait pas à la manière des brahmanes : leurs cérémonies à eux ont lieu devant des idoles hideuses, mais on voit bien qu’ils pensent à autre chose ! François, lui, est recueilli et Dieu lui répond ! Il fait même des miracles par procuration : il a tellement de malades à visiter qu’il ne peut y aller lui-même et donne son crucifix, son reliquaire de saint Thomas, ou son chapelet à des enfants qui le portent aux malades, récitent avec lui des prières, et les malades sont guéris ! Il suffisait d’un objet de saint François Xavier pour guérir ! On comprend leur enthousiasme !

Il faisait aussi beaucoup de sacrifices et de pénitences, mais à la différence des brahmanes, il était d’une bonté inhabituelle dans ces régions ! Les Indiens étaient tous fascinés par sa bonté, sa douceur, sa joie ! Quelle différence avec la figure triste et méchante des brahmanes ! Avait-on jamais vu les brahmanes aller au chevet des malades, s’occuper des pauvres et vivre comme eux, et ne rien réclamer en échange de ses prières ? Ceux-ci exigeaient du peuple de nourrir les idoles pour être exaucé ! La nourriture disparaissait... mais dans leur ventre ! Quand les gens ont compris cela, ils sont allés renverser les idoles, et voir les idoles insultées et détruites par de petits enfants réjouissait beaucoup saint François Xavier !

Il protégeait les pauvres même quand il fallait tenir tête à un soldat portugais qui les maltraitait. Un jour, saint François Xavier reprit publiquement un capitaine portugais qui se conduisait mal et les hindous le virent, cet officier qui avait la réputation d’être si dur, baisser la tête et demander pardon !

Après l’exemple, c’est par l’enseignement qu’il les convertit. Saint François Xavier parcourait les rues avec sa clochette en criant aux enfants et aux adultes : « Venez écouter la doctrine chrétienne ! » Devant des centaines d’Indiens, saint François Xavier commençait à chanter, et ces chants, traduits par lui dans la langue tamoule, étaient répétés par les enfants. Les parents les apprenaient, et par les chants qu’ils entonnaient partout, en travaillant, dans les rues, les autres païens entendaient parler de Jésus et la foi se répandait ainsi, dans la joie !

Grâce à son rayonnement, aux miracles sans nombre, les gens se convertissaient en masse ; il est arrivé qu’en un mois, il en baptise dix mille au point que son bras en était ankylosé. Il les baptisait très rapidement, mais il s’assurait qu’ils savaient à quoi ils s’engageaient et malheur à ceux qui agissaient mal ! Un chrétien qui s’était enivré était puni de deux jours de prison ! Il était sévère en particulier sur l’idolâtrie et faisait détruire les idoles et empêchait que des chrétiens en fassent des sculptures. Il insistait beaucoup sur la profession publique de la foi et il prêchait sur l’enfer et les châtiments même terrestres.

L’objet principal de ses courses apostoliques était de baptiser et d’instruire les enfants à Goa d’abord puis sur les côtes de l’Inde, comme il l’explique à François Henriquez, missionnaire au Travancore depuis 1546, pour qu’il ne se décourage pas du peu de fruits de ses tournées apostoliques auprès des adultes :

« J’ai la confiance que ces enfants, avec la grâce de Dieu, seront bien meilleurs que leurs pères ; ils font paraître un ardent amour pour la loi divine, et un zèle merveilleux pour étudier et pour communiquer aux autres la science de la religion. Remplis de haine contre l’idolâtrie, ils s’engagent dans de vives querelles avec les païens, ils s’élèvent contre l’idolâtrie dans laquelle sont encore demeurés leurs parents, et me viennent déclarer tout acte d’impiété. De mon côté, si j’apprends qu’on sacrifie aux faux dieux, j’accours avec les enfants du pays, qui font éprouver au démon plus d’injures et d’affronts, que les parents et la famille ne lui avaient rendu d’honneurs. »

IMPOSSIBILITÉ DE CRÉER UN CLERGÉ INDIGÈNE.

Dans ces conditions de barbarie liée à l’idolâtrie, il ne fondait aucun espoir sur un quelconque clergé indigène ou sur des missionnaires indiens avant longtemps. Sa préférence allait aux missionnaires portugais formés au séminaire de Coïmbre : « La connaissance que j’ai de ces contrées me permet d’affirmer que les naturels de l’Inde ne laissent aucun espoir de voir notre Société [la Compagnie de Jésus] se perpétuer par des indigènes ; et la religion chrétienne pourra survivre à peine à nous et à nos frères qui existent dans le pays. Il est donc nécessaire de nous envoyer de nouveaux sujets [...]. Plus de soixante jeunes sujets de notre Compagnie étudient les belles-lettres dans l’université de Coïmbre, et les nouvelles qu’on nous transmet des sentiments religieux, de la pureté de mœurs et des grands talents de tous ces jeunes gens nous donnent d’amples motifs d’adresser à la bonté divine des louanges et des actions de grâces infinies. La plupart sont nés en Portugal : ce dont je me réjouis singulièrement. »

LES LIMITES DE LA COLONISATION PORTUGAISE : LES ABUS DES OFFICIERS PORTUGAIS EN INDE.

Sa réputation de sainteté est telle que les populations de l’île de Manar au nord-ouest de Ceylan font appel à lui. Mais il est tellement occupé qu’il leur envoie un prêtre qui convertit toute l’île. Le roi de Jaffna furieux les contraint d’apostasier, mais aucun d’eux ne renonce à sa foi et les six cents chrétiens de Manar sont massacrés ! Et quand le tyran voit des gens de son palais, officiers, domestiques et même des membres de sa famille se convertir, dans un redoublement de fureur, il fait égorger son propre fils devenu chrétien.

Alors saint François Xavier se rend à Cambay pour demander au vice-roi Alphonse de Sousa d’envoyer une flotte pour châtier le roi de Jaffna. Mais le capitan Mendes de Vasconcellos qui devait la préparer fit échouer les préparatifs, car il trafiquait avec le roi de Jaffna ! Quittant Ceylan le cœur serré, saint François Xavier rencontre Michel Vaz à Cochin le 16 décembre 1544, et lui confie la mission de retourner en Europe pour dénoncer au roi Jean III les exactions des officiers portugais et lui demander de prendre des mesures sous peine des châtiments éternels : « Craignez, sire, que la colère de Dieu, le souverain Juge, ne vous fasse entendre ces paroles : pourquoi n’avez-vous pas châtié vos ministres et vos serviteurs qui, sous l’autorité de votre nom, ont combattu ma religion dans les Indes ? » Il sera entendu : Michel Vaz revint avec un nouveau gouverneur, Jean de Castro qui fut excellent.

Cet événement fut un tournant dans la vie de saint François Xavier. La lettre qu’il écrivit aux jésuites pour raconter la conversion du Travancore, le martyre des chrétiens de Manar et le baptême du prince de Ceylan, fils du roi de Jaffna, fit le tour du monde et enflamma les cœurs. En la répandant au Portugal et en Espagne, le bienheureux Pierre Favre suscita beaucoup de vocations, surtout à l’université de Coïmbre qui venait d’être fondée.

Pendant ce temps à Negapatam, saint François Xavier est dans la désolation spirituelle. Puisqu’on met des obstacles à son apostolat, il se rend sur le tombeau de saint Thomas qu’on venait de découvrir à Méliapour. Il y reste plusieurs mois et subit de terribles attaques du démon qui le roue de coups au point qu’il doit se mettre au lit pendant deux jours et il luttait en invoquant la Vierge Marie. C’est là qu’il reçut aussi du Ciel la confirmation qu’il irait dans les îles les plus sauvages de l’Indonésie.

CROISADE ET ÉVANGÉLISATION EN INDONÉSIE

Comme saint Paul, le Saint-Esprit l’envoie dans des missions impossibles et il réussit ! Il quitte Meliapour au mois de septembre 1545 et arrive à Malacca à la fin du mois. Les conversions vont être en un sens plus faciles dans ces régions parce qu’il ne rencontre que des populations primitives qui n’ont pas l’orgueil des brahmanes, et qui préféraient le joug du Portugal à celui des Maures. En Malaisie, il y a tout un mouvement de conversion à son passage, il n’y reste pas longtemps. Saint François Xavier aimait autant les indigènes que les braves soldats portugais dont il corrigea les gros vices, les disposant par son adresse charmante et sa joyeuse conversation à abandonner une à une leurs maîtresses malaises !

Aux Moluques, les dangers étaient innombrables, ces peuplades tuaient en empoisonnant les aliments. On pense aux voyages de saint Paul ! Les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et les pluies de cendres étaient fréquents, ainsi que les attaques des musulmans. Il y eut de terribles typhons. À Baranura, pour apaiser un orage, il plonge son crucifix attaché au bout d’une corde dans la mer et les vagues se calment, mais le crucifix, échappé de ses mains, disparaît dans l’eau, et François en est profondément affligé. Le lendemain, sur le rivage, le Père se promène avec ses compagnons, lorsqu’un crabe sort de la mer portant dans ses pinces le crucifix qu’il pose aux pieds du saint ! Ce prodige a été attesté par des témoins au procès de canonisation.

Dans l’île des Ulates, il convertit et baptise le roi avec tout son peuple. Ce prince, assiégé dans sa ville, était à la veille de se livrer à ses ennemis à cause de la disette d’eau. Xavier trouve moyen de pénétrer dans la place, se rend en présence du roi, pour lui promettre le secours du Dieu tout-puissant s’il se convertit. Le roi s’engage sur la parole du saint, il fait élever une grande croix au milieu de la ville et se met en prière devant la croix : il obtient une pluie abondante qui lui permet de tenir le siège. À Tolo, c’est vingt mille indigènes qu’il convertit !

De retour à Malacca en juillet 1547, saint François Xavier encouragea le gouverneur à relever le défi d’une bataille navale rangée avec trois rois musulmans qui voulaient anéantir la ville. Et comme saint Pie V vingt ans après, pendant la messe qu’il célébrait à cette intention, il interrompt son sermon et annonce la victoire.

LE MYTHE DE L’ADAPTATION DE SAINT FRANCOIS XAVIER AU JAPON

De retour à Goa, en janvier 1548, il apprend l’assassinat par empoisonnement de Michel Vaz et comprend que sa mission est compromise par la mort de celui qui devait remettre au pas les fonctionnaires royaux. Dans une lettre au roi Jean III du 20 janvier 1548, il annonce son désir d’aller au Japon. Cette décision est universellement interprétée comme un rejet du patronat portugais par saint François Xavier et un changement de méthode. On doit cette contrevérité au Père Henri Bernard-Maître, spécialiste des missions chinoises. Dans l’article “ Chine ” du Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques, il prétend que saint François Xavier a modifié sa méthode d’évangélisation au Japon. Baptisant d’abord à tour de bras, de manière brusquée et collective en Inde et bénéficiant de l’influence que les Portugais avaient acquise dans ces régions, il se serait fait plus respectueux de la culture locale en débarquant à Kagoshima le 15 août 1549. En l’absence de colonisation portugaise, il aurait quitté ses habits de pauvre et endossé le costume d’un haut personnage. Il aurait inauguré cette méthode d’adaptation qui, par la suite, aurait été mise au point par ses successeurs dans l’Empire chinois. Il faut évidemment entendre par “ successeurs ” Alexandre Valignano, Matteo Ricci, Michel Ruggieri, Adam Schall, Ferdinand Verbiest et consorts, tous les parangons de la méthode de l’accommodation. C’est un exemple typique de la déformation des faits par des historiens modernistes.

LES VRAIES CAUSES DE SON DÉPART POUR LE JAPON.

Les vraies causes du départ de saint François Xavier pour le Japon sont clairement exprimées dans sa lettre au roi Jean III du 20 janvier : « Mais le principal intérêt qui me fait incliner à m’y rendre, est que je doute infiniment de rencontrer jamais, dans les Indes, la véritable et efficace protection de la part des autorités, qui serait nécessaire pour le progrès de notre sainte religion, et la conservation des chrétientés existantes. »

Cette lettre du 20 janvier 1548 est capitale : après avoir décrit comment la jalousie et l’ambition des gouverneurs et des agents portugais nuit à l’évangélisation, saint François Xavier donne de véritables directives pour remettre de l’ordre dans les possessions portugaises, en vue du salut des âmes : « Il n’existe aucun autre obstacle à ce que tout ce qui existe d’habitants dans les Indes reconnaissent la divinité de Jésus-Christ, et fassent profession de nos dogmes sacrés, que la négligence du vice-roi ou des gouverneurs à s’en occuper. » Et il demandait des sanctions exemplaires : « Celui de vos gouverneurs qui aura mis obstacle aux progrès de la religion, verra dès son retour en Portugal, tous ses biens confisqués, ses richesses, et jusqu’à son patrimoine, seront consacrés à des œuvres de miséricorde, sa personne sera chargée de fers, et soumise à une réclusion rigoureuse pendant un grand nombre d’années. »

James Brodrick dans sa biographie de 1954 rapporte les exclamations d’un auteur des années trente, André Bellessort proche de l’Action française : « On voudrait effacer ce passage des lettres de François : il n’est ni d’un apôtre, car un apôtre n’abdique pas ainsi entre les mains de l’autorité civile, ni d’un organisateur, car, si le Roi et la Compagnie l’ont envoyé dans l’Inde, c’est afin d’organiser les missions, et non pour en remettre le soin au vice-roi. Rien n’est heureux de ces conseils que lui dictent bien moins son expérience, comme il le dit, que son impatience et son irritation. » (André Bellessort, L’apôtre des Indes et du Japon : Saint François Xavier, Perrin, 1926)

C’est au contraire toute la charité de l’Apôtre des Indes qui s’exprime dans cette volonté d’impliquer l’autorité politique dans les intérêts de la seule vraie religion. C’est ce que notre Père appelle “ l’hérésie ” des saints, le temporalisme ! Pendant son séjour en Indonésie, saint François Xavier avait déjà demandé la création du tribunal et de la police de l’Inquisition qui furent effectivement établis à Goa sous le nom de Conseil du Saint-Office après sa mort, en 1560 pour réprimer les abus moraux, en particulier ceux des administrateurs coloniaux.

Mais que pouvait-il faire au Japon avec des autorités complètement païennes ? En quittant l’Inde, saint François Xavier trouverait-il un meilleur soutien que les Portugais au Japon où ceux-ci n’étaient présents que par les marchands ?

DE L’ILLUSION D’UNE CIVILISATION ORGANISÉE...

Il croyait surtout y rencontrer moins d’obstacles qu’en Inde, d’abord à cause de l’absence de faux chrétiens convertis du judaïsme ou de l’islam qui avaient tendance à pratiquer leur ancienne foi en secret profitant de l’éloignement des colonies. Mais aussi à cause des renseignements qu’il avait reçus d’un Japonais nommé Anjiro rencontré à Malacca et qui lui avait vanté le caractère “ raisonnable ” de son peuple. Anjiro lui avait fait croire que l’apostolat serait plus facile au Japon et qu’en une demi-année, les gens de son pays se feraient tous chrétiens !

Saint François Xavier en est ravi et part de Goa le 14 avril 1549 vers Malacca où le gouverneur, un des fils de Vasco de Gama, lui donne quantité de cadeaux pour le roi du Japon. Le 24 juin 1549 il embarque sur un navire d’un pirate chinois qui décide, après consultation d’une idole posée sur l’avant du navire, de partir pour la Chine, où tout Européen est puni de mort ! Pour la seule fois de sa vie, saint François Xavier a peur, non de la mort, mais parce qu’il se sent aux mains du démon. Il se met en prière et une tempête épouvantable se déchaîne, le Chinois perd le contrôle du navire qui part à la dérive.

Ils abordent l’île de Kyushu, au sud du Japon, à l’Assomption 1549 et débarquent à Kagoshima, près du village d’Anjiro ! Or, Anjiro avait fui le Japon après avoir tué un de ses compatriotes ! Saint François Xavier, tout étonné de l’accueil cordial fait à l’assassin dans son village, constate que le daïmio (le seigneur du lieu) pardonne ses crimes sans autre forme de procès ! Il ne pouvait pas encore comprendre la facilité et le calme avec lesquels ces Japonais tuaient. Tout seigneur ou chef de famille avait droit de mort sur leurs sujets, pour la moindre faute. Et tout condamné à mort pouvait être tué par n’importe qui ! Les gens paraissaient donc très raisonnables et exempts d’esprit de vengeance sous cette terreur !

Saint François Xavier a donc pu avoir l’illusion d’une civilisation organisée, moins primitive que celle de l’Inde ou de l’Indonésie, c’est pourquoi on rencontre souvent cette mention du caractère raisonnable des Japonais dans ses lettres. Ajoutons qu’à cette époque, certains niaient l’existence de l’âme des païens et les missionnaires insistaient pour dire qu’ils en avaient une et qu’ils étaient raisonnables, c’est-à-dire capables de comprendre les prédications. C’est la raison pour laquelle saint François Xavier répétait que les Japonais étaient supérieurs aux autres peuples d’Extrême-Orient et qu’il fallait envoyer des missionnaires. Il ne faut donc pas en conclure qu’il admirait les mœurs barbares de ce peuple !

... AU MYTHE DE L’ADAPTATION.

Mais nos historiens catholiques d’entre-deux-guerres, plus soucieux de passion anticolonialiste naissante, voulurent montrer un saint François Xavier dégoûté de la colonisation portugaise, ayant enfin trouvé un peuple qui a déjà une civilisation qu’il ne fallait pas changer, mais à laquelle il fallait s’adapter !

« L’historiographie de la première mission du Japon admet généralement que la rencontre que Xavier fit à Malacca, en 1547, d’un Japonais originaire de Kagoshima fut déterminante dans l’élaboration de son projet [...]. Le mythe se résume à peu près à ceci : frappé par l’intelligence, la curiosité et la piété du Japonais nommé Anjiro, celui qui n’avait été jusqu’alors que l’Apôtre de l’Inde montra la plus grande résolution à partir pour les “ grandes îles récemment découvertes, qui s’appellent îles du Japon ”. Cette légende d’une rencontre quasi miraculeuse [Il ne faut pas exagérer : ce fut tout de même une rencontre providentielle !] va généralement de pair avec l’idée que le séjour de Xavier dans l’archipel transforma l’homme, qui aurait découvert un peuple exceptionnel et particulièrement attachant, mais aussi ses méthodes évangéliques, qui se seraient affinées au contact des Japonais. » (Le christianisme à l’épreuve du Japon médiéval, par Nathalie Kouamé, Karthala, 2016, p. 20)

Saint François Xavier était cependant loin de comprendre la mentalité des Japonais ! Il ne parlait même pas leur langue, le don des langues qu’on lui prête est une légende commode qui ne résiste pas à la lecture de ses lettres, puisqu’il affirme lui-même en Inde et au Japon être très embarrassé de ne savoir parler ni le tamoule ni le japonais.

Mais alors comment faisait-il pour prêcher ? C’est Anjiro qui traduisait en japonais le catéchisme, ayant appris le portugais à Goa. Avec la permission du seigneur de Kagoshima, saint François Xavier se met à prêcher dans la rue en lisant la traduction avec un horrible accent espagnol qui fait se tordre de rire ses auditeurs, mais en un an, il ne fera qu’une centaine de conversions. Un tel échec fait un contraste saisissant avec ses succès en Inde !

Le Père Van Straelen montre que la religion qu’il prêchait fut considérée au début comme une forme du bouddhisme, à cause des termes employés par Anjiro dans ses traductions (Ouverture à l’autre, op. cit. p. 111). Anjiro avait traduit les mots “ Dieu ”, “ Jésus-Christ ” avec les mots de son ancienne religion, l’amidisme ! “ Le Sauveur ” était traduit par Hokote qui signifiait littéralement “ le Bouddha ” ! « Les premières prédications de saint François Xavier au Japon souffrirent beaucoup de cette infirmité. Le missionnaire crut de bonne foi qu’on pouvait emprunter au japonais des mots et des expressions capables de rendre immédiatement compte des concepts comme “ Dieu ”, “ Trinité ”, “ Démon ”, “ âme raisonnable ”, “ Sauveur ”, “ Voie de salut ”, “ Paradis ”, “ Enfer ”. » (L’Europe au prisme du Japon, par Jacques Proust, Albin Michel, 1997)

Saint François Xavier s’en aperçut et corrigea la traduction en introduisant dans la langue japonaise des mots portugais ou latin transcrits phonétiquement en caractères japonais. Mais l’alphabet syllabique de cette langue se prête mal à la translittération de mots ayant des doubles consonnes, des diphtongues. Le mot “ Deus ” dut être transcrit par le mot “ Deusu ”, le mot “ Spiritus ” par “ supiritsu ” (le s final est reculé d’une lettre), “ Jesus ” par “ Sesusu ” ! Que de problèmes vont rencontrer les missionnaires à sa suite, ils auront d’ailleurs à corriger beaucoup d’autres mots ! En attendant, les Japonais ne virent qu’une secte de plus dans la religion prêchée par saint François Xavier, ce qui ne les incita pas à se convertir. Preuve que toute accommodation au bouddhisme nuit à l’évangélisation !

Cela n’empêcha pas les bonzes d’être furieux et d’obtenir du daïmio l’interdiction de prêcher, car saint François Xavier détruisait la croyance dans les dieux nationaux !

LA NÉCESSAIRE COLONISATION PORTUGAISE

L’Apôtre des Indes ne pouvait s’appuyer sur la fragile autorisation de prêcher accordée par des seigneurs japonais dont le pouvoir était instable du fait de l’anarchie qui régnait au Japon, et dont les permissions étaient accordées aux vu de leurs seuls intérêts. Cette anarchie rendait toute évangélisation incertaine comme l’avenir le montrera, c’est pourquoi il comptait avant tout sur le soutien du Portugal par un moyen qui ferait bondir les progressistes.

LE COMMERCE AU SERVICE DES MISSIONS DANS LE CADRE DU PATRONAT PORTUGAIS.

Après son échec de Kagoshima, il écrivit au gouverneur de Malacca pour lui indiquer comment établir des comptoirs commerciaux au Japon, indiquant même au roi les endroits les plus favorables et vantant aux marchands les profits qu’ils pourraient en tirer :

« Ces procédés seront d’une grande valeur pour seconder dans cet empire la prédication de l’Évangile : notre prédication, déjà toute puissante par la vertu divine, recevra de cette assistance extérieure un utile renfort, et j’en attends sans témérité cet heureux fruit de voir l’Église de Jésus-Christ devenir bientôt florissante au Japon et y recueillir sans peine un essaim nombreux de néophytes. » (Lettre du 5 novembre 1549, t. 2, p. 182)

Saint François Xavier rencontra à plusieurs reprises des marchands portugais à Sacaï, à Hirado, en fit un rapport au gouverneur de Malacca, Pedro da Silva de Gama. Saint François Xavier agissait donc bien pour des intérêts économiques, mais dans le cadre du Patronat portugais et non pour lui-même ou pour les jésuites : « En effet, il serait aisé d’obtenir que dans le port de Sacaï, qui est le marché principal de tout le Japon, une demeure soit assignée par le gouvernement aux agents du roi de Portugal, avec des magasins pour les marchandises d’Europe : et ces marchandises pourraient être échangées avec un riche bénéfice, contre l’or et l’argent d’une pureté parfaite, produits en abondance par les mines de l’empire, et qui sont apportés en grande quantité à Sacaï, ainsi pourraient être fondés un entrepôt et un comptoir, ce qui serait d’un immense avantage pour le trésor de Sa Majesté portugaise. » (ibid.)

Saint François Xavier y attachait une grande importance, malgré le caractère mercantile de cette activité, car toute présence portugaise était source de civilisation et de paix, dans cette anarchie féodale, les comptoirs portugais favoriseraient l’expansion de la religion, ne serait-ce que par la possibilité donnée aux missionnaires d’être transportés sur des navires marchands portugais :

« Nous estimerons un gain que le Royaume du Ciel soit cherché comme un bien accessoire de la fortune terrestre, et que les ministres de Dieu, nécessaires pour la rédemption des âmes, soient transités où les appelle la maturité des moissons, sur un vaisseau destiné spécialement à la création toute temporelle d’un établissement de commerce. » (ibid.)

Saint François Xavier donnait une liste des marchandises qu’on pourrait écouler facilement : « Offrez à tous ceux à qui ce peut être avantageux, la liste, que je vous adresse avec cette lettre, des marchandises qui se trouvent en abondance dans les Indes, et qui se placeraient au Japon à très haut prix, et d’une manière immédiate. On devrait rassembler une quantité considérable de ces marchandises sur un navire qui serait envoyé dans ce pays ; et si leur propriétaire hésitait à courir les dangers du voyage, il pourrait charger de ses intérêts un mandataire ayant sa confiance. »

Et il continuait, sur un ton plus ironique, se disant prêt à écouler très rapidement ces marchandises avec un bénéfice spirituel de cent pour un en le donnant aux pauvres, pour le salut de l’âme des marchands de Malacca qui en avaient bien besoin, mais il craignait que ces marchands ne veuillent pas faire cette charité.

Notre Père approuve cette missiologie : « Un regard jeté sur la mappemonde rappelle qu’il y a encore d’immenses régions de la terre qui ont ce simple besoin de recevoir de nous, au nom du Christ, les secours temporels de l’économie et de la politique, puis, vus à travers ces biens visibles, les biens invisibles de la vraie religion qui seule peut leur donner consistance et durée. La missiologie ancienne tient donc encore ! » (Préparer Vatican III, p. 171)

LA CULTURE JAPONAISE, UN OBSTACLE A L’ÉVANGÉLISATION.

Loin d’admirer la culture japonaise, il la considérait comme un obstacle redoutable à l’évangélisation, à cause du grand péril de prêcher une nation si orgueilleuse dominée par les bonzes. Les Japonais qu’il décrit ne semblent plus du tout raisonnables ! « Viennent donc de pauvres et misérables étrangers pour rivaliser avec la réputation et la gloire d’une nation superbe, qui se fonde sur son admiration d’elle-même et de son histoire ; qui est tout entière sous la domination des bonzes, les premiers personnages du pays par les dignités et la considération : leur audace va les exposer à mille épreuves, lorsqu’ils auront mis les pieds sur les charbons ardents qu’eux-mêmes auront allumés : ce ne sera pas impunément qu’ils auront entrepris le premier, le plus nécessaire de leurs travaux, qui est de réduire en poussière les sophismes des bonzes, de confondre leurs mensonges, de faire paraître au grand jour les indignes et secrets artifices, qui servent à ces bonzes pour obtenir l’argent d’un peuple crédule. » On retrouve ici ce qu’il avait déjà dénoncé chez les brahmanes de l’Inde. Le bouddhisme des bonzes du Japon semble d’ailleurs inspiré de celui de l’Inde et l’Apôtre des Indes ne voulait certainement pas qu’on les imite comme le fera Alexandre Valignano pour gagner les faveurs du peuple qui les tenait en grande vénération !

L’OBSTACLE DU CULTE DES ANCÊTRES.

Le culte des Ancêtres est universel en Asie, et on ne voit pas que saint François Xavier s’y soit adapté, il soulignait seulement la haine que suscitera l’opposition des missionnaires à cette idolâtrie du culte de l’homme :

« Mais si ces étrangers [...] proclament avec fermeté qu’aucun de ceux qui sont descendus dans les feux de l’enfer n’en peut être délivré, ni par les sacrifices, ni par les dons volontaires, ni par les cérémonies idolâtriques de leurs amis et de leurs parents vivants : la haine s’élèvera contre eux comme une violente tempête ; les plus sages eux-mêmes d’entre les habitants s’indigneront d’une opinion si sévère, à l’égard des âmes des morts qui leur étaient chers. » (Lettre du 29 janvier 1552 à saint Ignace, t. 2, p. 210)

LA VRAIE RÉPONSE AU MYSTÈRE DU SALUT DES INFIDÈLES.

Pour saint François Xavier, les supérieurs des jésuites avaient le devoir impérieux de former des sujets d’élite pour répondre aux objections que les bonzes proféraient contre la bonté de Dieu.

En fait, il n’y a pas de réponse théorique à cette objection. Notre Père l’évoque dans un sermon du 2 octobre 1982 : « Les bonzes du Japon, avec qui il discutait, lui disaient : “ Comment pouvez-vous dire que votre Dieu est bon et miséricordieux, puisqu’il a attendu tant de siècles avant de nous donner la lumière, à nous, hommes du Japon ? Si votre Dieu est bon et si c’est la Vérité, n’aurait-il pas dû, depuis des siècles, nous en avertir ? ” Question à laquelle saint François Xavier ne savait pas répondre. »

Et question à laquelle notre Père lui-même disait ne pas vouloir répondre : « Est-ce que je prétends résoudre ce problème ? Non ! Mais je m’agenouille en esprit aux pieds de ces missionnaires d’autrefois, qui avaient le courage de leur foi, qui l’affirmaient sans nuances, j’accepte, mais je n’oserais pas les critiquer de cela, parce que la présentation de leur foi en des termes aussi abrupts, dans des termes aussi vifs, était capable de convertir les âmes, de les arracher à des religions qui pouvaient avoir, comme on dit maintenant, quelque trait de vérité, quelque bien et quelque honneur, et qui avaient, à côté de cela, des choses sordides et des choses qu’il faut dire démoniaques. » C’est la vraie réponse au mystère du salut des infidèles. Il faut obéir humblement au commandement du Seigneur car Dieu n’a pas voulu nous faire connaître le sort des âmes qui n’ont pas connu Jésus-Christ, mais il nous a donné l’ordre de prêcher à temps et à contretemps.

LA VERTU PREMIÈRE : L’HUMILITÉ DE L’APÔTRE.

Après deux ans d’un apostolat surhumain, saint François Xavier dut se rendre à l’évidence : cette mission s’avérait la plus redoutable de toutes. Lorsque saint Ignace voulut le nommer supérieur des jésuites en mission, saint François Xavier lui écrivit son incapacité et son insuffisance à diriger des missionnaires dans de telles conditions et l’avertit des terribles épreuves auxquelles ils devaient se préparer. « Jamais je ne pourrais écrire tout ce que je dois aux gens du Japon, car c’est à leur contact que Dieu Notre-Seigneur m’a donné la connaissance approfondie de mes dispositions infinies au mal. » (Lettre du 29 janvier 1552) Les Japonais l’avaient exercé à un tel point qu’il demandera à ce qu’on ne recrute pour les missions que des frères humbles, aimant l’abjection, l’anéantissement, l’oubli de soi : « Souvenez-vous de relire sans cesse et d’observer très fidèlement les préceptes que je vous ai laissés, ceux surtout qui se rapportent à l’anéantissement de l’esprit dans lequel je vous invitais à vous exercer chaque jour. Craignez surtout et singulièrement qu’en jetant vos regards à l’entour de vous et considérant toutes les œuvres que Dieu daigne opérer par vous et par tous nos Confrères, vous ne veniez à vous oublier vous-même. »

NÉCESSITÉ DES ORDRES RELIGIEUX MISSIONNAIRES.

En passant par Goa avant de partir pour la Chine en 1552, saint François Xavier dans un discours d’adieu déclara ouvertement qu’aucun des élèves du collège Saint-Paul n’était prêt pour la mission du Japon ! (Kirishitan, Les chemins qui mènent au martyre, in La première évangélisation du japon, op. cit. p. 43)

« J’écris au P. Simon, ou, en son absence, au recteur du collège de Coïmbre, de n’envoyer personne pour les académies japonaises (les écoles des bonzes), que votre sainte Charité ne l’ait vu, examiné et approuvé. Je ne saurais assez le redire, nos Frères auront des combats et des épreuves au-delà de l’opinion ordinaire. Visités à toute heure et toujours à contretemps, ils n’auront pas un instant du jour et souvent de la nuit qui soit libre des questionneurs importuns [...] ; les grands les feront appeler, sans qu’on puisse refuser de les aller trouver. Ces distractions leur enlèveront le temps des prières de chaque jour, des méditations, du recueillement de l’âme en Dieu et des autres exercices spirituels ; ils seront privés de célébrer la Messe, au moins dans les premiers jours de leur arrivée, à cause de l’infinité des visiteurs. »

Il considérait d’ailleurs qu’un futur missionnaire ne devait pas quitter le Portugal sans avoir terminé sa formation. L’abbé de Nantes recommandait cette même formation intellectuelle et religieuse, ainsi que la nécessité d’une vie monastique, c’est-à-dire l’apprentissage des vertus d’un moine-missionnaire pour ces régions : « À ces pays qui avaient déjà inventé ou qui ont reçu de nous la civilisation, mais sans le christianisme, l’Église devra adapter son effort missionnaire, en le marquant d’une haute intellectualité et en le doublant d’un effort de vie contemplative. L’évangélisation y exigera la controverse ferme et convaincue : critique scientifique de la civilisation non chrétienne, déclarée vouée à l’échec ; critique des fausses religions et idéologies que cette “ civilisation ” prétend égaler au christianisme. » (Préparer Vatican III, p. 171) Les instituts missionnaires resteront longtemps encore le plus parfait, le plus nécessaire des instruments des Missions.

ÉCHEC AUX PORTES DE LA CHINE SANS LE PORTUGAL.

Saint François Xavier brûlait du désir d’entrer en Chine, mais sa mort sur l’île de Sancian le 3 décembre 1552 eut une cause que bien peu soulignent et que l’Apôtre des Indes avait bien décrite d’avance. Malacca était gouverné par un autre fils de Vasco de Gama, don Alvaro de Ataide de sinistre mémoire. Le vice-roi des Indes, don Alphonso de Noraña, avait nommé ambassadeur de Chine un simple marchand, Jacques Pereira, ami de saint François Xavier, qui mettait à sa disposition un navire chargé de poivre pour l’empereur. Le malheureux gouverneur jaloux de ne pas avoir obtenu l’ambassade envoya ses soldats saisir le gouvernail du navire de Jacques Pereira dès son arrivée à Malacca et ne permit à saint François Xavier de ne partir que sous la menace d’une excommunication, mais sans la protection d’une ambassade portugaise et sans le navire de Pereira ! Or, la Chine était si fermée aux étrangers que seuls pouvaient y pénétrer des envoyés du roi du Portugal. Saint François Xavier qui se réjouissait de cette occasion providentielle fut terriblement déçu et ce ne fut pas étranger à sa mort. Cet épisode montre que saint François Xavier a voulu jusqu’au bout demander le soutien des Portugais sans l’intervention desquels toute évangélisation dans cette région était vouée à l’échec.

LES VRAIS SUCCESSEURS DE SAINT FRANÇOIS XAVIER.

Après le départ de saint François Xavier le 20 novembre 1551 et en l’absence du soutien portugais, le Père Cosme de Torrès devenu supérieur de la mission, et le frère Jean Fernandez ont continué à suivre la méthode du fondateur qui porta ses fruits, dans les persécutions et les guerres continuelles. Fernandez qui avait servi d’interprète à l’Apôtre des Indes, se mit de la même manière au service du Père Cosme de Torrès dans ses controverses avec les bonzes, qui furent humiliés publiquement et qui persécutèrent les missionnaires, comme l’avait prévu saint François Xavier.

Le Père Baltazar Gago, arrivé au Japon le 15 août 1552, remarqua tout de suite qu’une cinquantaine d’autres termes japonais suggérés par Anjiro pour traduire des notions chrétiennes devaient être corrigés. Le Père Gago les remplaça par des termes portugais ou latins translittérés dans la langue japonaise, selon la méthode déjà utilisée par Henri Henriquès aux Indes.

“ UNE RELIGION D’ULCÉREUX ET DE MISÉRABLES ! ”

En 1582, en trente ans d’apostolat, la chrétienté japonaise comptait près de cent mille âmes, et était dirigée par une cinquantaine de jésuites, dont la moitié étaient portugais. Ce succès avait une cause bien précise et il faut le dire pour comprendre la suite. Le Père Melchior Nunez visitant la mission en 1556 écrivait : « En vérité, au Japon l’on voit s’accomplir, mais au prix de quelles souffrances, la parole du Seigneur : Pauperes evangelizantur ! ce sont surtout des pauvres, des ouvriers, des malades, que l’on a gagnés à l’Évangile ; les bonzes superbes et les riches, qui mettent dans les jouissances terrestres et dans leur science tout leur bonheur et toutes les espérances, Dieu les a laissés à leur aveuglement volontaire. » Cette évangélisation se faisait par la prédication et la charité chrétienne inconnue au Japon. Le Père Luis de Almeida, un marchand juif converti qui avait mis toute sa fortune au service des jésuites, se fit l’un d’entre eux. Ému du sort des enfants abandonnés en grand nombre par leurs parents, il fit construire le premier asile du Japon. Ayant aussi des connaissances en médecine, il fit bâtir le premier hôpital de l’archipel nippon ! Cette œuvre était bien conforme à l’esprit de saint Ignace et de saint François Xavier qui ne manquaient jamais, lorsqu’ils prêchaient dans une ville d’Europe, de soigner les malades. « Une partie de l’hôpital était affectée aux lépreux, dont le nombre est fort grand au Japon. » (Histoire du catholicisme au Japon : Saint François Xavier et ses premiers successeurs, 1540-1593, par L. Delplace, s. j., 1909, p. 83-84)

Cependant, L. Delplace dans un autre passage de son livre fait cette malheureuse réflexion : « Hélas, ces œuvres de charité n’auront que peu d’efficacité pour toucher les riches et les grands seigneurs. Elles attireront les humbles et les malheureux, mais jetteront un certain discrédit [sic !] sur la chrétienté : d’après un missionnaire (il s’agit de Francesco Cabral dont nous parlerons bientôt) pendant vingt ans, un seul chevalier (un samouraï) se fit chrétien à Funaï, et une fois guéri, il n’osait venir à l’église se mêler aux petites gens. Longtemps notre sainte religion sera considérée comme celle des ulcéreux et des misérables. » Les regrets exprimés par ce jésuite sont symptomatiques de cet esprit élitiste qui allait bientôt pénétrer dans l’ordre des jésuites et qui lui sera fatal.

On peut d’ores et déjà conclure qu’il n’y a aucune volonté d’adaptation aux coutumes indigènes et d’hostilité au patronat portugais chez saint François Xavier ! Les historiens modernes ont fait subir à son histoire le même traitement qu’à celle du Père de Foucauld, en interprétant à la manière des modernistes sa méthode et sa charité missionnaires. Le Père de Foucauld étant empêché par la République de convertir les Touareg, ils ont interprété sa volonté de vivre quand même parmi eux comme une volonté de s’adapter à l’islam, suivant en cela un faux disciple, Massignon. De même, les erreurs de saint François Xavier sur la mentalité japonaise et ses difficultés à convertir une élite orgueilleuse sans l’aide des Portugais ont été transformées par les historiens en une volonté de ne pas brusquer leur conversion et d’inaugurer une méthode révolutionnaire de conversion par l’orgueil qui fut en réalité théorisée par un faux disciple, Alexandre Valignano, mais trente ans après sa mort !

ALEXANDRE VALIGNANO (1539-1606) : 
L’AGGIORNAMENTO DES MISSIONS D’ASIE

Si l’on veut trouver l’origine des pratiques d’adaptation, il faut revenir dans la mission du Japon trente ans après l’arrivée de son fondateur. À partir de 1579, en effet, les choses vont commencer à changer. Les missions d’Asie furent soumises à un véritable aggiornamento, œuvre d’un jésuite italien, Alexandre Valignano, qui entraîna ses confrères d’Extrême-Orient dans une décadence irrémédiable dès la fin du seizième siècle !

Né à Chieti en 1539, Alexandre Valignano fit ses études à Padoue, où il fut emprisonné pour une affaire de mœurs en 1562. Libéré, dit-on, sur intervention de saint Charles Borromée, il connut, grâce à son intelligence, une très rapide ascension : à peine sept ans après sa sortie de prison et son entrée dans la Compagnie de Jésus sous le généralat de saint François Borgia, il fut nommé visiteur des Indes orientales en 1573 par le nouveau général des jésuites, le Père Mercurian !

Parti de Lisbonne avec quarante-deux jésuites, dont une minorité de Portugais, il manifestait déjà cette intention de rendre les jésuites indépendants de l’influence portugaise dans les missions des Indes en favorisant aux postes importants les jésuites de nationalité italienne. Après l’inspection des missions d’Éthiopie et des Moluques, il fait un premier séjour de deux ans au Japon, de juillet 1579 à février 1582. « Il lui apparaît que la christianisation est toute superficielle ; les rares missionnaires européens, sous l’égide du supérieur Francesco Cabral (1570-1582), comprennent mal la langue et les coutumes locales, et semblent avoir peur que l’acquisition des techniques européennes ne rende les Japonais plus forts que les nouveaux venus. » (Le mandat du ciel, par Jean-Pierre Duteil, éditions Arguments, 1994 p. 76)

À la fin de son séjour, Valignano rédigea un rapport sur les coutumes japonaises intitulé Sumario publié en 1990 qui fera l’objet principal de notre étude (Les jésuites au Japon. Relation missionnaire, 1583, traduction de J. Bésineau, s. j., Desclée de Brouwer, 1990. Cet ouvrage sera cité dans le présent article sous le titre : Relation). Lors d’une réunion tenue à Nagasaki, il décide d’appliquer pour la première fois la méthode d’adaptation qui était, selon lui, la seule méthode efficace pour suppléer à l’absence de la colonisation portugaise entrée dans une période de décadence. La dynastie des Avis venait de s’éteindre avec la mort à la Croisade du roi don Sébastien à Cieuta en 1580. Les colonies portugaises tombées sous l’autorité du roi d’Espagne furent quelque peu délaissées par les Castillans ennemis héréditaires des Portugais et les missions d’Asie souffriront beaucoup de cette rivalité !

Valignano, jésuite italien, en profita pour prendre ses distances avec le patronat et assurer seul l’évangélisation du Japon. C’est à lui qu’on doit l’introduction de cette méthode funeste de l’adaptation dans les missions !

LE PRIX A PAYER DE L’ADAPTATION : L’IDOLÂTRIE.

Lors de ses tournées d’inspection, Valignano prêta une oreille complaisante aux réclamations des seigneurs “ chrétiens ” Omura Sumitada et Arima Harunobo contre les missionnaires qui détruisaient les lieux de culte japonais et ne respectaient pas la culture japonaise : « Don Protasio (Arima H.) et Don Bartolomeo (Omura S.) m’ont raconté (c’est Valignano qui parle) beaucoup de choses et ont attiré mon attention sur les erreurs que commet l’Église [sic !]. Ils m’ont dit que de nombreux missionnaires manquent de respect et de savoir-vivre à l’égard des Japonais. Pour ce qui est des destructions des temples et des sanctuaires traditionnels, le comportement des Pères est tout simplement décevant, puisqu’ils vont à l’encontre de la doctrine (chrétienne) [c’est Valignano qui précise, mais rien n’est moins sûr que dans l’esprit des daïmios, il s’agisse de la doctrine chrétienne]. Ils m’ont dit, je les cite, “ il est totalement stupide que les missionnaires qui vivent dans notre pays ne fassent pas l’effort d’apprendre à connaître les nobles coutumes et les manières raffinées [sic !] des Japonais ” et ils m’ont montré les mesures qu’il faudrait prendre. Éprouvant moi-même une vive admiration pour les grandes dispositions naturelles des Japonais, j’ai souscrit à leur propos. ” » (Relation, p. 102)

Les seigneurs chrétiens japonais intervinrent dans le gouvernement de l’Église du Japon pour en atténuer le prosélytisme. Cette liaison des jésuites avec des autorités à peine converties accentuée par Valignano leur sera fatale et déclenchera bientôt les persécutions. Les missionnaires ont cru « qu’en convertissant les élites, on pourrait convertir un beau jour le peuple dans son ensemble. On se heurtait à des élites qu’on connaissait très mal, auxquelles on supposait toutes les qualités et qui étaient perdues d’orgueil, et perdues de nationalisme raciste, et qui se sont jouées des missionnaires, mais qui ne se sont pas converties. » (PC 16 : Les Religions non chrétiennes.)

DES JÉSUITES ZEN !

Valignano réorganisa les missions jésuites sur le modèle des sectes bouddhistes zen : « On doit porter la plus grande attention aux prêtres [sic !] du pays, car ils sont les prédicateurs de la loi divine ! » Or les bouddhistes de l’obédience zen sont athées, ils n’ont donc aucune religion et par conséquent aucune loi “ divine ” ! « Valignano semble avoir conçu beaucoup d’estime pour les bonzes japonais, avec qui les relations ont été excellentes [plus de controverse comme saint François Xavier !] dans les premiers temps [...]. C’est surtout avec des monastères de la secte zen que les jésuites ont eu des contacts, et plusieurs représentants de la noblesse, tel Otomo Yoshihige, daïmio du Bungo, étaient adeptes du bouddhisme zen avant de se retourner vers le christianisme. » (Le mandat du ciel, p. 78) C’est d’ailleurs un seigneur japonais, Otomo Sorin, « lui-même converti du Rinzaï, qui lui avait recommandé de s’inspirer des usages des cinq grands temples zen de Kyoto » (Relation, p. 161).

Valignano introduisit donc dans la Compagnie des coutumes des “ moines ” bouddhistes ainsi que leur hiérarchie en sept grades, par un écrit intitulé Il Ceremoniale qu’il acheva de rédiger à Cochin en 1583. Cet écrit sera contesté bien avant son achèvement, mais le général des jésuites Aquaviva l’approuvera par lettre du 24 décembre 1585 avec quelques réserves, supprimant par exemple le port de soutanes en soie. Francesco Cabral, le précédent supérieur du Japon, avait déjà interdit ce tissu par pauvreté pour le remplacer par du coton considéré au Japon et en Chine comme un tissu de pauvres.

Le Cérémonial sera appliqué en parallèle avec la règle des jésuites ! Les sept grades reprendront les appellations données par les bonzes : les jisha (catéchistes), les zosu (novices), les shuso (frères coadjuteurs ayant prononcé leurs vœux), les Osho (les Pères jésuites), le supérieur d’un territoire et le supérieur du Japon gardèrent leur nom chrétien ! « Leur conduite [des bonzes] apparemment exemplaire n’est que mensonge et hypocrisie. Mais à l’extérieur, cette conduite est “ habile ”, adaptée aux coutumes japonaises, et leurs cérémonies sont très dignes et solennelles. Sur ces derniers points, le visiteur insiste pour qu’on les imite étroitement et pour que les chrétiens convertis ne perdent rien au change. » (Relation, p. 86)

UN CULTE ET DES FUNÉRAILLES BOUDDHIQUES !

« On trouve dans les Règles du service rédigées par les Pères Valignano et Pasio des dispositions précises concernant les rites funéraires des premiers chrétiens du Japon. »

« Avec l’arrivée au Japon d’Alexandre Valignano, on constate un changement radical dans l’attitude des missionnaires, puisque loin de vouloir appliquer tel quel dans l’archipel le système funéraire occidental, ils respectèrent la culture japonaise et introduisirent dans les funérailles de leurs ouailles des éléments bouddhiques. »

Dans une étude très récente, un historien japonais, Ôishi Kazuhisa, en examinant les pierres tombales des premiers chrétiens japonais, a pu remarquer que leurs monuments funéraires ont été modifiés à partir de l’arrivée de Valignano au Japon qui leur donna un aspect mi-européen, mi-bouddhique ! (Les pierres tombales des premiers chrétiens, in La première évangélisation du Japon XVIe-XVIIe siècle, Karthala, 2016)

« C’est surtout dans de telles régions que le grave problème des idées et des rites païens devra trouver sa solution définitive. Nous le dirons plus loin : en lui apportant une solution non traditionnelle et très large, en adoptant certaines formes mineures des cultes anciens, l’Église contemporaine [et déjà les jésuites au XVIe siècle] a cru faciliter la pénétration chrétienne. Cela paraît une erreur, à plus d’un titre. Le premier, traditionnel, réside dans le danger ou l’apparence même de syncrétisme, de mélange des religions. Le second est dans l’interprétation défavorable des indigènes flattés de cette adoption de leurs traditions, mais prompts à y voir un signe de l’insuffisance avouée des nôtres. Le troisième, qui est le plus considérable, est dans l’irrésistible mouvement d’occidentalisation de la planète [déjà au XVIe siècle, l’expansion chrétienne commençait irrésistiblement]. L’Église, en faisant retour [aux rites païens] pour se “ déseuropéiser ”, travaillerait à sa perte : c’est son européisme premier, privilégié, qui est son meilleur atout naturel pour demain... À vrai dire, l’Europe c’est elle ! » (Préparer Vatican III, p. 172)

LA MERVEILLEUSE “ CIVILISATION ” JAPONAISE !

Valignano concevait une étrange fascination pour les coutumes japonaises au point de vouloir s’y adapter totalement ; voyons à quelles aberrations il allait exposer les jésuites et par conséquent les chrétiens :

« Finalement, tous leurs rites et leurs coutumes sont si différents de ceux des autres nations qu’on ne peut facilement les comprendre et les apprendre en peu de temps. C’est chose merveilleuse que de voir comment ils ont pu inventer une telle manière de se vêtir, de manger, de jouer d’un instrument, de chanter, de danser, et mille autres cérémonies. Si bien qu’à nous tous sans exception, tout paraît si nouveau que, tout sages et savants que nous soyons, nous ne sommes au Japon que des enfants et des ignorants [sic !]. Il nous faut donc apprendre à parler, à nous asseoir, à marcher, et à faire mille autres choses nouvelles, qui paraissent d’abord étranges et déraisonnables [sic !], auxquelles ensuite on s’accoutume et que l’on trouve normales. »

N’est-ce pas ce que notre Père dénonçait dans le chapitre 2 du décret Ad Gentes : « Car ici, c’est le missionnaire qui doit se faire instruire de toutes les valeurs indigènes par des autochtones qu’il vient admirer et servir [...]. Il ne s’agit plus tant de prêcher, mais de vivre avec. » (Préparer Vatican III, p. 162)

Valignano précise en quoi consistent ces usages déraisonnables auxquels il faut s’accoutumer :

« Ils ont tous autant de femmes qu’ils veulent, quoiqu’ils aient une seule épouse en titre ; ils les répudient et en divorcent, quand bon leur semble, et ils en prennent une autre sans qu’aucune des parties ne se sente offensée. Ils font cela si tranquillement que c’en est étonnant. Les parents n’en éprouvent aucun ressentiment, ils se rencontrent et ont les mêmes relations qu’avant. » (Relation, p. 81) Sans compter les enfants indésirables que les mères tuent sans scrupule en les étranglant avec leur pied, ou bien les enfants tellement orgueilleux qu’ils se font harakiri après des reproches faits par leurs parents !

« Ils maîtrisent ainsi si bien leurs passions [sic !] que, quoi qu’ils ressentent intérieurement, ils ne le montrent pas à l’extérieur, et ils refrènent si bien leur irritation et leur colère qu’il est rare qu’ils montrent leur contrariété. Aussi n’y a-t-il chez eux aucun bruit de disputes comme dans les autres pays, ni dans les rues, ni dans leurs foyers. » (Relation, p. 66) Les meilleurs hommes du monde ! « Ainsi, qu’ils s’exilent, se tuent (sic !), s’éloignent de chez eux, tout se fait dans la tranquillité et les bonnes manières. » Les bonnes manières que voilà !

« Et finalement (oui, finalement !) tout cruels qu’ils soient dans leurs rapports d’inimitié, ils se montrent les uns envers les autres d’un abord agréable (oui, comme nous allons le constater, un très agréable et tranquille coup d’épée dans le ventre !) et n’omettent aucune des courtoisies habituelles. On ne peut se douter de ce qui se passe en l’occasion, car c’est quand ils en arrivent à la détermination de se venger et de tuer, qu’ils montrent le plus d’affection et de joyeuse familiarité et quand l’ennemi est le moins sur ses gardes, ils portent la main à leurs épées, qui coupent comme des couteaux et sont très lourdes, et ils en donnent de telle manière qu’en général au premier ou au second coup, ils lui règlent son compte, puis ils rengainent avec autant d’impassibilité et de tranquillité que s’ils n’avaient rien fait, sans manifester, par quel que mot ou expression de visage, qu’ils fussent passionnés ou courroucés. C’est ainsi qu’ils paraissent tout inoffensifs, patients et de bon caractère : et on ne peut nier que la comparaison avec les autres nations ne soit à leur avantage ! » On croirait déjà entendre Voltaire ou tout autre philosophe des prétendues lumières faire l’éloge des mœurs barbares !

LA JUSTICE JAPONAISE !

Cette admiration tout humaniste du visiteur pour ces coutumes de la prétendue civilisation japonaise a de quoi effrayer, on peut se demander ce qui a pu émousser à ce point le jugement d’un religieux ! Elle le conduit à mettre au-dessus de tout le respect de la manière de se gouverner des Japonais, en particulier leur “ système judiciaire ” qui donnait le droit de vie et de mort à tout seigneur sur son domaine. Il pouvait pour n’importe quel motif tuer un serviteur, et tout Japonais le sachant ainsi condamné à mort pouvait lui-même lui couper la tête !

En se liant aux seigneurs chrétiens sans pouvoir changer les mœurs d’une société païenne, les jésuites s’exposaient ainsi à traiter les cas de conscience inextricables des daïmios “ chrétiens ” : ceux-ci, pour garder sauf leur honneur se devaient d’exercer cette justice dans leur domaine ! Valignano demandera des pouvoirs spéciaux pour s’y adapter : « Il faut donner [au supérieur de la mission] de pouvoir, sans encourir d’irrégularité [canonique], donner leur opinion et leur conseil aux seigneurs chrétiens quand ceux-ci doivent condamner à mort ; et cela non seulement en général, mais de manière spécifique et particulière jusque dans des cas précis ; car on ne peut vivre au Japon sans cela [toujours le même refrain !], puisque mettre à mort et faire justice ne peut se faire suivant les lois d’Europe. » (Relation, p. 194) Ce qui est crime en Europe ne l’est pas au Japon pour Valignano, c’est simplement une autre manière de vivre !

« Or il accorde la même considération à tous les produits de la pensée humaine et à toutes les institutions de son histoire. Vue sous ce jour, la religion chrétienne devait perdre son caractère dogmatique unique et voir même contestée sa très nette supériorité historique. Nous nous sommes faits les missionnaires de l’orgueil humain. » (Préparer Vatican III, p. 152-153)

VALIGNANO, MISSIONNAIRE DE L’ORGUEIL HUMAIN.

Par sa méthode d’adaptation, Valignano refuse la condition habituelle des missionnaires, persécutés pour avoir prêché la vérité aux grands, condition humiliée et pauvre, conforme à la vie de Jésus ! Il n’est donc pas le disciple de saint François Xavier dont le courage pour prêcher les grands au mépris de sa vie était exemplaire, comme en témoignaient ses compagnons : « Ne craignez rien, disait le Père, par le mépris de la mort, nous nous mettons au-dessus de cette gent superbe ; leurs bonzes y perdent de leur crédit, et nous y donnons la preuve que notre doctrine est de Dieu. » (Histoire du catholicisme au Japon, p. 33)

Valignano refusait de se consacrer à une population qu’il qualifiait de “ basse extraction ”, sa constante référence à la “ noblesse du pays ” manifeste un élitisme contraire à l’Évangile (Relation, p. 102) qui l’entraîne à se lier avec des seigneurs vivant selon des coutumes barbares et à accepter leurs invitations, coutume instituée par les bonzes et « on ne peut en aucune manière y déroger ». Il fait même de cette adaptation à la “ mondanité du diable ” la principale “ pénitence ” des jésuites : « Les repas, les invitations, les divertissements, et l’étiquette sont tels, qu’à mon opinion, il n’y aura jamais tant d’occasions de mortification et de patience que de subir ces obligations sociales et de s’y plier » !

Il va donner un train de vie de prélats aux jésuites de la mission, comme il le dit lui-même, occasionnant des dépenses importantes et le but du Sumario était justement d’obtenir de l’argent, ou la permission de développer le commerce avec Macao, mais à la différence de saint François Xavier, il s’agit d’un commerce au profit de la mission jésuite et non pour les agents du roi du Portugal.

Afin de mettre en place tranquillement cette adaptation, Valignano va demander à Rome de pouvoir jouir de plus d’autonomie en détachant la province du Japon de celle de l’Inde et donc de l’Inquisition de Goa, en la dispensant d’envoyer tous les trois ans un rapporteur à Rome. Il sollicitera aussi des pouvoirs plus étendus pour absoudre les cas spéciaux qui ne se rencontrent, bien sûr, qu’au Japon !

Il insistera pour qu’aucun autre ordre religieux ne vienne évangéliser le Japon qui, il le répète maintes fois dans le Sumario, ne comprendrait pas les concessions qu’on doit faire à la mentalité japonaise ! Il n’y veut même pas d’évêque, « la très grande fierté des Japonais, même chrétiens (sic !) n’admettrait pas les corrections, les sanctions et la juridiction des évêques » (Relation, p. 120) ! Les beaux chrétiens que voilà !

Il demandait une liberté totale d’action pour créer une sorte d’église nationale conforme à l’orgueil japonais ! Car pour lui, les Japonais ont tout simplement une autre nature humaine : « Les particularités et le mode de vie du Japon sont contraires en tout, non seulement à nos coutumes et à nos manières de faire, mais même à notre nature (sic !) – comme on l’a vu (certes !) – c’est donc une plaisanterie que de penser qu’un évêque étranger puisse s’adapter aux coutumes, à la nourriture, à la langue, à la vie et à la manière d’agir du Japon [...]. Sans adaptation radicale, mieux vaut ne pas venir au Japon, car on n’y recevra pas un évêque et il ne servira à rien de plus qu’à l’humiliation et au scandale de notre sainte religion. » (Relation, p. 123) Pour les mêmes raisons, il suspendra l’application des décrets du concile de Trente sur le mariage, et n’en publiera pas le catéchisme qu’il adaptera aux coutumes japonaises.

Ce n’est pas pour rien qu’on a surnommé Valignano le second fondateur de la mission jésuite d’Extrême- Orient, car il l’a fondée sur d’autres bases : c’est précisément le contraire de la méthode de saint François Xavier ! Les Portugais et les autres religieux qui s’y opposèrent l’avaient bien compris.

L’OPPOSITION DES PORTUGAIS.

Valignano va se heurter au Père Francisco Cabral. « L’obstacle majeur à tout aggiornamento avait pour nom Fr. Cabral, supérieur de la mission. » (Relation, p. 42) Valignano reconnaissait lui-même ses mérites, mais il lui reprochait son opposition à toute adaptation, en particulier son attachement à la pauvreté évangélique de leur soutane jésuite qui nuisait à l’image des missionnaires auprès de la noblesse du pays. Celle-ci était, selon Valignano, très attachée à ce que des prêtres aient un rang et un habit convenables à leur fonction ! Aussi ne devaient-ils pas monter à cheval, mais être portés sur des litières, ni pêcher eux-mêmes le poisson pour se nourrir, etc. Les coutumes du Japon devenaient des préceptes de la religion catholique et ceux qui ne les respectaient pas, fussent-ils jésuites, étaient considérés comme de mauvais chrétiens !

Le Père Francisco Cabral s’opposait aussi à la création d’un clergé indigène pris parmi la noblesse orgueilleuse et à l’entrée de Japonais dans la Compagnie de Jésus sans qu’ils aient été formés à l’esprit religieux occidental : « Tout en admettant la nécessité de former un clergé indigène, il objectait l’orgueil national des Japonais, pleins de dédain pour les autres nations : “ Élevés dans cet orgueil et dans ce dédain, disait-il, les jeunes gens, sitôt qu’ils seront nos égaux par la science et le savoir, comme ils sont déjà nos égaux par l’esprit et l’ingéniosité, se mettront au-dessus de nous. ” » Le Père Cabral en concluait logiquement qu’il fallait les former aux habitudes de soumission et d’humilité des religieux d’Occident, détruire leur orgueil et les vices qui leur sont liés, de ne prendre que des Japonais ayant des parents chrétiens. Mesures de bon sens !

Et d’une manière générale, les Portugais accusaient Valignano de se séparer de leur pays et de trahir le Patronado en refusant des missionnaires venus d’Europe ! C’est déjà le faux dilemme entre colonisation et clergé indigène qui est en germe !

« [Le P. Cabral], comme c’était son droit et son devoir de supérieur, protesta à Rome. Et les deux partis envoyèrent au Père Général une correspondance abondante, que l’on a retrouvée, et qui est instructive. Le dernier mot resta à Valignano, héritier de la pensée de Xavier (mensonge du Père Rétif, car saint François Xavier n’a jamais poussé à faire un clergé indigène !) ; malgré ses qualités éminentes et ses vertus héroïques, Cabral fut déplacé, et rappelé comme supérieur, à Macao » (Ricci, la rencontre de la Chine et de l’Occident, André Rétif, Études, 1952). Il sera remplacé par le Père Coëlho qui était “ feu et flamme ” pour les vocations indigènes. Valignano avait les mains libres pour appliquer sa méthode révolutionnaire.

LE SALAIRE DE L’ÉLITISME : PERSÉCUTION ET APOSTASIE.

Valignano enverra à Rome une ambassade de quatre Japonais, membres de la “ noblesse ”, qu’il voulut accompagner dans toute l’Europe. Le but était de montrer les fruits de sa méthode et d’obtenir de l’argent. Il faut savoir que de ces quatre Japonais qui entrèrent tous chez les jésuites, un seul persévéra. L’un apostasiera lors des persécutions et l’on ne sait pas ce que les autres sont devenus.

Car entre temps, les projets de Valignano furent contrecarrés par la persécution déclenchée le 25 juillet 1587 par le daïmio Hideyoshi qui reprochait aux jésuites d’avoir converti des membres des classes élevées à une autre religion que celle de la “ nation ”, incitant ainsi à la révolte contre le trône. Les souverains japonais aspiraient eux-mêmes à être adorés comme des dieux, à l’instar des dieux japonais, les kamis, ces anciens seigneurs qui “ méritèrent ” d’être adorés pour leurs exploits. Adorer Notre-Seigneur était un crime de lèse-majesté (Histoire du catholicisme au Japon, op. cit. p. 246, Histoire des vingt-six martyrs japonais, par Léon Pagès, p. 29).

Malgré leur politique d’adaptation et de “ prudence ”, les maîtres mots de Valignano et des jésuites réformés du Japon, la religion catholique déplaisait à l’empereur et surtout aux bonzes. C’était bien la peine de s’être adapté ! Ceux-ci les calomniaient auprès des autorités, prétendant que les jésuites n’étaient venus que pour préparer l’invasion du pays par les étrangers. Dans une réunion du 5 novembre 1590 Valignano allégera ses dispositions d’adaptation, mais en maintiendra une grande partie, en particulier la pléthore de serviteurs qu’il fallait entretenir et la tradition des giri, ou échange de cadeaux lors des visites de personnes de la noblesse qui étaient leurs ouailles privilégiées. Tout cela augmentait encore les dépenses, d’autant plus que Valignano finançait les guerres des “ seigneurs chrétiens ”, sources de grandes injustices et de vols dont il demandait ensuite à Rome le pouvoir d’absoudre les seigneurs ! (Relation, p. 226)

L’OPPOSITION DES FRÈRES MENDIANTS.

Pour se justifier de leur absence de prosélytisme, les jésuites vont attribuer au zèle intempestif des franciscains espagnols le déclenchement des persécutions. Si les historiens jésuites de l’époque admirent ces martyrs, on sent bien qu’ils n’approuvent pas leur prosélytisme, reprochant aux frères mendiants d’avoir détruit la paix qui avait permis à la Chrétienté de se développer sagement en respectant les coutumes du pays, en particulier la religion nationale.

En réalité, les persécutions ont été déclenchées par les calomnies des bonzes faisant croire à une invasion des Espagnols et plus tard, par les Hollandais. Et si les jésuites ont pu bénéficier de la paix malgré la première persécution de 1587, c’est qu’ils ont tout simplement atténué le message chrétien au point de scandaliser les autres ordres missionnaires, qui décidèrent d’intervenir.

Contrairement à ce qu’ont prétendu les jésuites qui traitaient les frères mendiants de grossiers ignares incapables d’apprécier des civilisations d’Orient si raffinées, les ordres mendiants possédaient une très bonne connaissance des langues asiatiques à Formose et parmi l’importante colonie chinoise des Philippines et ils savaient s’adapter aux différentes populations à évangéliser, mais d’une manière catholique : ils s’intéressaient surtout aux langues populaires dont ils furent experts, langues que négligeaient les jésuites par élitisme et ils « avaient suffisamment pénétré les coutumes chinoises et la terminologie philosophico-religieuse pour saisir le danger latent du système jésuite : créer une Église “ nationale ” régie par ses règles propres, en marge de l’Église universelle, à la limite du schisme » (Missionnaires en Chine, par Françoise Aubin, Archives de Sc. soc. des religions, n° 63/2 avril-juin 1987, p. 184).

Lorsque les franciscains de Manille prirent l’initiative de débarquer au Japon en 1592 malgré l’opposition de Valignano, ils appliquèrent une autre méthode. Au contraire de la prudence des jésuites, et suivant l’audace de saint François Xavier, ils prêchèrent ouvertement, fondèrent des couvents, bâtirent des églises pour les chrétiens de basse extraction méprisés par les jésuites réformés, replacèrent les croix que les jésuites avaient, toujours par prudence, retirées du sommet des églises.

SANGUIS MARTYRUM SEMEN CHRISTIANORUM.

La persécution qui suivit donna un tel élan à la Chrétienté japonaise que les jésuites eux-mêmes furent contraints de suivre les ordres mendiants et d’accepter leur présence. Les miracles qui se produisirent furent la preuve que Dieu approuvait cette méthode et non celle des jésuites. La foi et le courage des vingt-six martyrs de Nagasaki, dont vingt-trois faisaient partie de l’ordre franciscain, avaient redonné la ferveur aux chrétiens qui ne craignaient plus les persécutions : le nombre de catholiques passa de deux cent mille à trois cent mille ! Tous voulaient être martyrs !

Les historiens constatent qu’à partir des années 1600, les rites funéraires redevinrent catholiques et furent organisés « dans des églises construites selon notre mode (européenne) et parées de magnifiques décorations murales qui faisaient l’admiration des Japonais », dans le but de manifester la supériorité des funérailles chrétiennes sur les rites bouddhiques (Les pierres tombales des premiers chrétiens, op. cit., p. 105). Les chrétiens adoptèrent les pierres tombales couchées selon le mode occidental pour manifester cette supériorité.

Tels sont les fruits de l’apostolat traditionnel que notre Père oppose à la nouvelle méthode conciliaire qui a visiblement puisé sa source dans la méthode d’adaptation de Valignano : « Les formes anciennes de l’apostolat demandaient dévouement, abnégation, héroïsme, mais elles ont converti des peuples et porté l’Évangile sur toutes les plages, les arrosant du sang des martyrs : Sanguis martyrum semen christianorum. “ L’Église en conversation ”, le dialogue, ne risquent pas de nous attirer persécution ni désagrément, mais pas davantage ne rapporteront-ils à l’Église dévouements et conversions. » (Lettre à mes amis n° 180 du 20 août 1964) Le pape Clément VIII leur accorda en 1600 « d’organiser des missions au Japon, sous couvert du Portugal, remettant en cause le monopole dont avait bénéficié jusqu’alors la Compagnie de Jésus » (Les pierres tombales des premiers chrétiens, p. 106).

LE DOCTEUR VAZQUEZ, AU SERVICE DE VALIGNANO.

Valignano, voyant arriver les ordres mendiants, sentit le vent du boulet : en 1592, il soumit à Rome un ensemble de quarante-cinq questions sur des cas épineux. Ce document a été découvert en 1955 dans les archives historiques de Madrid et n’avait jamais été publié, du moins pour tout ce qui concernait le Japon, et pour cause ! Elles ne font que confirmer les concessions que Valignano avait dû faire aux mœurs japonaises, concessions qui l’inquiétaient seulement maintenant au point d’en demander la confirmation et la permission à Rome, après les avoir mises en œuvre !

Il s’adressa à un casuiste célèbre, le Père Gabriel Vazquez, dont les réponses ambiguës, voire même fausses, lui ont permis de continuer ses compromissions avec l’idolâtrie. Les réponses données par Vazquez furent, si on en croit Jacques Proust, approuvées par le Pape ! (L’Europe au prisme du Japon, op. cit., p. 101)

Nous ne citerons que deux questions qui ont trait à l’idolâtrie :

« Question n° 32 : Quand un seigneur païen érige un temple en l’honneur de son idole, est-il licite à un serviteur chrétien de tailler le bois ou de disposer les objets taillés dans le temple [...] ? On fait l’hypothèse que cela n’est pas ordonné pour manifester du mépris à l’égard de notre foi [sic !], mais que si les chrétiens refusent de faire le travail commandé, ils y perdront probablement leur vie, avec leur patrimoine. »

Il aurait été plus honnête de la part de Valignano de préciser quels objets en bois le chrétien doit sculpter, car s’il s’agit d’idoles, comme il est probable, la réponse est évidente et saint François Xavier l’avait déjà donnée puisque dans ses lettres à François de Mancias (27 mars et 20 juin 1544), il interdit aux néophytes de sculpter des idoles ! Vazquez répond « qu’il est licite de faire ce qui est dit ici, comme il est licite de vendre un chevreau à un juif, encore qu’on sache bien qu’il l’achète pour l’immoler ». Il faut objecter que cette vente n’est en soi qu’un acte civil, le juif fera ce qu’il veut du chevreau, tandis que construire un temple est déjà une participation à l’idolâtrie ! Or Vazquez, pour se dédouaner, se fonde sur le cas d’un édifice civil avant que les païens le transforment en temple païen : « Tailler du bois, le mettre en place dans des constructions, etc., est en soi un travail tel que quiconque peut à volonté faire un usage bon ou mauvais de son produit. » Et de citer la Somme de saint Thomas pour justifier l’injustifiable et noyer son correspondant dans des raisonnements scolastiques que ce dernier n’aurait même pas pu expliquer à ses néophytes ! N’a-t-on pas dans ce raisonnement l’origine de la distinction entre les actes civils et les actes religieux, qui sera maintes fois employée par les jésuites, en particulier par le Père de Nobili pour justifier ses pratiques ?

« Question n° 33 : Quand un païen va dans un temple pour adorer les idoles et dit à son serviteur [...] : apporte mon chapelet et tout ce qui est nécessaire pour sacrifier aux idoles, est-il permis à ce serviteur chrétien d’obéir en ce domaine à son maître païen [...] ? Et lorsque son maître païen s’agenouille, lui est-il permis de s’agenouiller aussi sans montrer pourtant de signes de vénération, sans scandale ? » Tout cela évidemment, sous peine de mort, car il ne faut pas oublier la “ justice ” japonaise appliquée par ces seigneurs ou ces chefs de famille !

Le docteur Vazquez répond bien « qu’il n’est permis sous aucun prétexte de professer même extérieurement l’idolâtrie ». Cependant il ajoute : « Naamân, en Rois 4, chap. 5, ne demande pas à Élisée de lui permettre d’adorer dans le temple de Rimmôn, et le prophète ne le lui permet pas, lorsqu’il lui dit : “ Va en paix. ” Mais Naamân demanda au prophète de prier Dieu pour lui, pour qu’il lui pardonne, au cas où il entrerait avec son maître dans le temple de Rimmôn pour l’adorer, et le prophète l’assura qu’il prierait pour lui. » C’était autoriser l’apostasie sans le dire !

UNE PERSÉCUTION SYSTÉMATIQUE ET IMPITOYABLE.

Cette Chrétienté japonaise comptait en 1615, selon certaines estimations, trois cent mille chrétiens, selon d’autres un million. Où sont-ils passés ? Le nombre de martyrs répertoriés est de trois mille cinq cents environ, on pourrait y ajouter les trente-sept mille habitants de Shimabara massacrés par les troupes du shogun avec l’aide des canons du capitaine hollandais Koeckboecker, mais les motifs de cette révolte ne sont pas clairs.

Ceux qui survécurent furent harcelés par une inquisition japonaise autrement plus terrifiante qu’au Portugal ! Des cérémonies annuelles étaient organisées durant lesquelles, dans les villages où on soupçonnait la présence de chrétiens, les habitants étaient contraints de marcher sur les e-fumie, bas-reliefs représentant un crucifix ou une Vierge à l’Enfant. Tous les habitants devaient décorer leur maison pour les processions d’idoles et devaient s’inscrire dans un temple bouddhiste. La seule solution était de fuir, car vivre au grand jour signifiait à un moment ou à un autre être forcé de poser des actes d’apostasie.

Ceux qui refusaient étaient arrêtés et subissaient des supplices atroces, tel celui d’être plongé plusieurs fois dans des bassins d’eau saturée d’acide sulfurique qui dévorait les chairs, ou d’être suspendu au-dessus d’une fosse à purin fermée par un couvercle dans lequel on faisait un trou et par lequel le corps était suspendu à moitié enfermé. Pour provoquer une mort lente par suffocation, on incisait légèrement les tempes du condamné afin que le sang qui s’accumulait dans la tête s’échappe et empêche une trop rapide congestion cérébrale ! Par ce raffinement de civilisation, on espérait provoquer l’apostasie du condamné. À partir de 1680, il n’y a plus que des chrétiens extérieurement bouddhistes !

L’apostasie de ces chrétiens a été favorisée par celle de certains jésuites, telle celle de Fabian Fukan, jésuite japonais, qui apostasia après une controverse avec un bonze auquel il n’avait pas pu répondre. Le bonze avait puisé ses objections dans un ouvrage de Mattéo Ricci dont nous reparlerons ! L’apostasie du procureur des missions du Japon, Cristovão Ferreira, eut des conséquences terribles. Les jésuites n’y crurent pas, y compris le Père Charlevoix, et encore au vingtième siècle certains auteurs la contestaient, jusqu’à ce que Jacques Proust identifie Ferreira comme l’auteur de l’écrit antichrétien “ La supercherie dévoilée ”. Cet écrit a aussi des relents d’érasmisme qui indiqueraient que Ferreira avait déjà perdu la foi avant son apostasie. Ferreira se mit au service de l’inquisition japonaise et interrogea lui-même les jésuites prisonniers. Il donna aux inquisiteurs les indications pour détecter les chrétiens par leur manière de penser. Il est mort inscrit dans un temple bouddhique “ zen ”, obédience à laquelle Valignano avait voulu adapter les jésuites du Japon ! Triste fruit de l’adaptation ! Rien à voir avec le personnage de fiction “ Rodriguez ” que le film “ Silence ” a montré apostasiant par charité, mais gardant la foi !

La doctrine enseignée par les jésuites favorisait aussi cette apostasie. Dans un livre intitulé Méthode de la doctrine que les Pères de la Compagnie de Jésus enseignent à leurs néophytes dans les missions de la Chine, paru vers 1640, les réponses de Vazquez à Valignano sont reproduites, et même accentuées dans le sens de l’idolâtrie ! Ce livre fut condamné par le Saint-Office sur intervention de Mgr Pallu en 1680, nous en reparlerons dans un prochain article.

UNE CHRÉTIENTE A MOITIÉ EN RUINE !

Mais comment jeter la pierre à de pauvres chrétiens victimes de mauvais pasteurs et qui, sans prêtres à partir de 1615, vécurent tristement leur apostasie, n’ayant pas reçu le don de force du sacrement de confirmation que Valignano leur a refusé en s’opposant à la venue d’un évêque ! Beaucoup gardèrent leur attachement à la religion de leurs Pères jusqu’au retour des missionnaires en 1869. La moitié d’entre eux, pratiquant une foi mêlée à des doctrines et des rites amidistes, ne revint jamais à l’Église catholique.

BILAN PROVISOIRE SUR LES INSTRUCTIONS DE 1659.

Les ressemblances sont frappantes entre le Sumario, le Catéchisme de Valignano et les Instructions de 1659. Le principe d’adaptation des jésuites a prévalu à Rome, les extraits ci-dessous (les Instructions de 1659 sont en gras) suffisent à le montrer, et font s’interroger sur cet étonnant abandon de la romanité et du prosélytisme par l’Église romaine au seizième siècle !

  • « Que dans la proclamation de l’Évangile, on évite d’imposer en même temps, dans les lois et les coutumes de l’Europe, celles qui ne sont pas nécessaires au salut. »

« Quoi de plus absurde de transporter chez les Chinois la France l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? »

  • « Il faut se retenir de détruire les temples et de brûler les idoles [...], on doit agir avec modération et transformer les choses peu à peu. »

« Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir les occasions grâce auxquelles [...] ces usages se laisseront déraciner insensiblement. »

  • « Si le seigneur du lieu n’est pas chrétien [...] renoncez aux processions et aux manifestations publiques trop voyantes en dehors des églises. »

« Dans la prédication de la parole de Dieu et dans l’administration des sacrements ne donnez lieu à aucun soupçon de vouloir créer du désordre [...] en raison des rassemblements provoqués par l’instruction des fidèles et les cérémonies du culte. »

  • « Et ce que j’admire, c’est qu’en tout ils se gouvernent comme une nation prudente et policée [...]. Mais de voir [...] qu’ils aient pu organiser leurs rites et leurs coutumes en un système si raisonnable de civilisation pour qui sait le comprendre, n’est pas un médiocre motif d’admiration. »

« Admirez et louez ce qui mérite louange [...]. Vous aurez la prudence [...] de ne rien condamner étourdiment ou avec excès. »

  • « Ils [les bonzes] ont fixé toutes leurs cérémonies et la manière de s’y comporter, avec eux-mêmes comme avec les autres, dans des règles que tous ont acceptées au point que nous aussi nous devons en beaucoup de choses nous en inspirer, car autrement il n’y a pas de religion qui vaille pour les Japonais et nous perdrions notre crédit auprès d’eux. » (p. 87)

« Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs [...]. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. »

Frère Scubilion de la Reine des Cieux.