Il est ressuscité !

N° 219 – Mars 2021

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


La Phalange Royaliste 
première partie : points 51 à 65 

Deux mille ans de Chrétienté : 
la Cité de Dieu contre la Cité de Satan

«POINT 51... J’imagine n’importe quel lecteur, en arrivant à ce point-là : “ Royale ! Bon, allez, ça y est, l’abbé de Nantes va nous parler du roi ! Et sa politique, son Action française, on sait ce qu’il va dire. ” Je vous assure que si je faisais un concours universel pour demander aux gens, sans l’avoir lu, ce qu’est le point 51, il n’y en a pas un au monde qui le devinerait. Sans l’avoir lu, pas un au monde ! Même frère Gérard, encore moins frère Bruno. Tout le monde s’imagine que je vais foncer : “ Dans la politique, la droite et la gauche, la démo­cratie, la république, la royauté, de Gaulle, Le Pen, Pétain, etc. Ah ! on va en entendre de la politique, aujourd’hui ! ” (Commentaire des 150 Points, PC 41, 1990) »

Ainsi, contre toute attente, notre Père a voulu que les cinquante points de politique commencent par cette parole de Notre-Seigneur dans l’Évangile : “ Mon royaume n’est pas de ce monde ”, assurant ainsi la transition entre la première et la deuxième partie des 150 points : « Chez nous les choses sont distinctes parce que la politique et la religion sont deux choses différentes. L’écologie, c’en est une troisième. Elles sont distinctes, et cependant le passage de l’une à l’autre se fait en douceur. Cela existait autrefois, mais cela n’existe plus nulle part au vingtième siècle. »

Point 51 : « Le phalangiste a pour unique pensée de reconnaître sur lui et sur les siens l’empire souverain et tout aimable de Jésus-Christ et du Cœur Immaculé de Marie, et de leur plaire en tout service. Il n’a aucun préjugé politique, aucune ambition, aucune revendication. La passion de la politique est pour lui impure, comme elle l’est pour l’ensemble des humains qui s’en désintéressent et ne veulent surtout pas que l’Église fasse de la politique. C’est la fureur de se mêler de politique, de s’y prétendre tous et chacun compétents et responsables qui est chose moderne, anormale et funeste. »

Nous n’oublierons pas cette indifférence évangélique à la politique politicienne au cours des trois articles que nous consacrerons à la doctrine royaliste de la Phalange. Mais nous aurons aussi à l’esprit ce que notre Père écrit dans le point 86 : « La politique est une grande chose divine par laquelle la Providence entend gouverner les nations et leur donner de participer à la vérité, à la beauté du règne de Jésus-Christ et de sa Mère Immaculée. Si au contraire la politique échappe à cette souveraineté divine par la révolte des hommes, elle devient l’instrument infernal de leur malheur et de leur perte éternelle. » Les cinquante points royalistes sont l’expression de cette « charité politique » (Pie XII) envers notre pays, notre nation, son peuple, sa tradition, son patrimoine, qui est du devoir de la Phalange et la retient de se détourner de la politique entendue comme le règne social de Jésus-Christ et de sa divine Mère.

Dans ce premier article, nous allons étudier les points 52 à 65 qui décrivent l’instauration de ce Règne dans l’histoire humaine : ce sont nos deux mille ans de Chrétienté qui peuvent se résumer dans cette maxime de saint Augustin : « Deux amours ont bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. » L’histoire politique des hommes, c’est l’affrontement entre la Cité de Dieu et la Cité de Satan, ou plus précisément, entre la Royauté du Christ et de la Vierge (points 52 à 58) et les œuvres de l’Antichrist (points 59 à 65).

PREMIÈRE PARTIE : 
LA ROYAUTÉ DU CHRIST ET DE LA VIERGE 
(POINTS 52 À 58)

Les points 52 et 53 continuent la transition entre notre catéchisme phalangiste et notre doctrine politique. Ainsi, la communauté la plus parfaite ici-bas n’est pas d’abord la nation, mais la vaste communauté surnaturelle dont la vraie religion est le fondement : l’Église.

C’est de l’universalité de l’Église et du chrétien qu’il est question dans ce point. Catholique veut dire universel. Avant d’être Français, Belges, Chinois ou Brésiliens, nous sommes catholiques, enfants de Marie et citoyens du Ciel, notre vraie patrie. C’est notre première et plus haute affection, notre bonheur ici-bas et dans l’autre monde. « Quand je rencontre à la rue du Bac une vieille Antillaise qui est en train de prier et de baiser la marche de l’autel, etc., cette vieille Antillaise, du moment qu’elle est catholique, c’est vraiment comme ma sœur », s’exclamait notre Père.

« Le phalangiste trouve dans la société de ses frères chrétiens la plus vaste et la plus parfaite communauté humaine, à laquelle il doit tout et à laquelle il se dévoue d’abord. Tous ces hommes rachetés par le Sang du Christ sont devenus membres d’une seule famille, l’Église, et donc membres les uns des autres. Cette charité fraternelle forme dans le monde et au long des siècles une communauté surnaturelle, une  nation spirituelle  dont la vraie religion est le fondement et dont les fruits sont des biens divins et des biens humains communicables, offerts à tous. » (point 52) Notre Père les résume à trois :

Le premier, c’est une philosophie universelle « héritée de la sagesse biblique et de la philosophie grecque ». Ce réalisme « aristotélico-thomiste », comme l’appelait notre Père dès ses cours de philosophie à Pontoise, demeure une nécessaire préparation à la réception de l’Évangile. C’est ensuite une politique universelle « héritée de la théocratie biblique et de l’ordre romain », dont nos monarchies chrétiennes demeurent la plus belle réalisation. Et enfin, c’est une manière de vivre, une civilisation « héritée de l’Évangile, conservée de siècle en siècle, enrichie des multiples apports des traditions des peuples, mais peut-être élevée à son plus haut degré de perfection par la doulce France ». Il n’y a qu’à penser à nos grands saints, à nos cathédrales ou à notre œuvre coloniale et missionnaire : c’est universel ! « Il faut le dire, ajoute notre Père, c’est notre honneur, c’est vraiment la politesse française, la civilité française, la culture française qui est devenue, d’une certaine manière, une forme universelle de culture catholique. »

Le partage de ces biens humains et divins est le fondement d’une fraternité universelle. Toutefois, cette réalité historique a été galvaudée. Notre Père nous rappelle son sens véritable dans le point 53, à l’école de Charles de Foucauld, le vrai « frère universel ».

Premièrement, il faut dire que « la fraternité universelle naturelle en Adam a été refusée, violée, détruite par les refus et les crimes des hommes, conséquences du péché originel, leur première révolte contre Dieu leur Père » (53). Depuis ce moment, le mal est entré dans le monde et avec lui la souffrance et la mort (point 5). Le juste Abel est tué par son propre frère Caïn, jaloux de lui. L’humanité se divise en deux lignages, en deux cités : les justes, descendants d’Abel, sont persécutés à mort par la descendance de Caïn. La ­fraternité naturelle existe certes toujours, mais sa mise en pratique paraît héroïque dans notre monde cassé et même impossible sans un secours d’En-Haut, par la médiation du Cœur Immaculé de Marie.

« Mais si les autres hommes y renoncent, les chrétiens, eux, proclament que Jésus-Christ par sa Croix a détruit toutes les barrières de l’orgueil, de l’égoïsme et de la haine, réconciliant tous les hommes avec Dieu leur Père et entre eux, absolument tous, en vertu de leur commune adoption de fils de Dieu et d’enfants de Marie. » Donc la Croix rend la réconciliation universelle possible. Pour autant, il ne faut pas commettre l’erreur de Gaudium et Spes et de tous les Papes depuis Vatican II : cette fraternité universelle est certes acquise en droit à tous les hommes par la Croix du Christ, mais c’est « en attendant d’être vécue par eux en fait dans l’Église au moyen de la foi ». Il faut que tout le monde se convertisse, sans quoi la Croix est rendue vaine et la fraternité impossible...

« Il s’ensuit que, avec l’Église, le phalangiste ne peut que stigmatiser et condamner toute idéologie et tout système politique qui prônent le racisme et toute forme d’élitisme qui distingue des surhommes et des sous-hommes, voués à l’esclavage et à ­l’anéantissement. »

Ces élitismes furent la règle pendant toute l’Anti­quité païenne et sont revenus en force dans nos sociétés apostates. Ce furent hier le communisme et le nazisme, y compris la prétendue « Nouvelle Droite » raciste et païenne. Aujourd’hui, ce sont tous les communautarismes destructeurs de notre nation qui sont visés : du « black power » au féminisme en passant par notre nouvelle élite éclairée, ouverte, mondialiste, antiraciste qui se croit supérieure et méprise le pays réel, surnommé aimablement la « France moisie ». Ce ne sont rien d’autre que des élitismes à peine déguisés... et autant de preuves que le monde moderne est incapable de réaliser la fraternité universelle qu’il s’était donné pour objectif en 1789. En fait de fraternité, c’est partout le mépris, la haine et la violence qui explosent. Il n’y a qu’à ouvrir le journal !

Le phalangiste, lui, prendra comme modèle le Père de Foucauld, « le frère universel », qui disait « voir Jésus en tout humain ; en toute âme une âme à sauver... » Il n’y a plus de sous-hommes depuis la Rédemption. Pour le phalangiste comme pour le frère Charles, la politique n’est pas un domaine séparé de la foi. Au contraire, elle n’est bienfaisante pour ses frères que dans la mesure où elle est « heureusement concertée avec la mission de l’Église qui est d’accomplir l’œuvre de la Rédemption en réalisant cette fraternité universelle pour laquelle le Christ est mort ». Cette concertation, cela s’appelle la Chrétienté et le phalangiste renoue ainsi avec cet idéal qui seul provoqua un progrès réel de l’humanité, comme l’atteste notre histoire.

C’est l’objet des points 54 et 55 qui donnent les grandes lignes de l’attitude adoptée par l’Église des premiers siècles vis-à-vis de l’Empire romain et du progrès de civilisation qui en est sorti : « l’augustinisme politique » ou la « théorie des deux glaives ». Cette théorie « distingue clairement les deux pouvoirs, spirituel et temporel, tous deux souverains, de l’Église et de l’État, celui-ci pourtant établi par Dieu serviteur de celle-là, recevant d’elle, en retour, la reconnaissance de sa légitimité, l’aide spirituelle et morale qui lui est nécessaire, afin de coopérer au bien naturel et surnaturel de leurs communs sujets ». C’est dans la Cité de Dieu, rédigée au moment où l’Empire romain s’effondrait, que saint Augustin définit cette doctrine. Notre Père la résumait ainsi : « Dieu est le maître de tout, Jésus-Christ est sur la terre le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs et il s’occupe des choses de la terre, du salut des hommes et de leur prospérité terrestre par deux systèmes d’administration – ou deux glaives. »

L’augustinisme politique, c’est la mise en application de la parole de Notre-Seigneur lui-même : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » C’en est fini de toute théocratie et de tout laïcisme dégénérant toujours en tyrannie. Le progrès politique est dans la distinction des deux pouvoirs, reconnus souverains chacun dans son ordre mais heureusement concertés en vue du règne de Jésus-Christ. C’est l’invention du principe de subsidiarité selon lequel l’Église commande en tant que société parfaite universelle, mais laisse en toutes choses temporelles la liberté à des autorités inspirées par elles, couronnées par elle.

Nos Capétiens se considéreront ainsi indépendants dans la recherche du bien du Royaume. Et même sous Saint Louis, la monarchie n’a jamais été une théocratie. Certes, le Roi luttait contre les hérésies, chassait les blasphèmes et les péchés mortels de sa cour, exhortait ses soldats à la confession et était soumis en tout à la foi enseignée par l’Église. Mais cela ne l’empêchait pas de protester contre les abus de certains évêques et de se plaindre au Pape lui-même des ingérences injustifiées de l’Église dans son domaine souverain. Ainsi s’équilibraient les rapports entre le bras séculier et le bras spirituel. Toute rupture de cet équilibre aura de très fâcheuses conséquences, que ce soit l’inféodation du Roi à ses évêques consécrateurs comme en Espagne, ou au contraire la mise sous tutelle de l’Église par l’État comme dans le Saint Empire. Ce dernier s’était voulu le successeur de l’Empire romain et l’Église avait reporté sur lui son idéal augustinien d’un empire universel, équivalent temporel de son autorité spirituelle universelle. Il faudra mille ans de déceptions, l’interminable Querelle des Investitures et finalement le schisme de Luther, rompant avec Rome et déchirant la Chrétienté, pour que l’Église comprenne que la volonté de Dieu était qu’elle subsiste seule universelle dans le concert des nations, peuples et villes de la Chrétienté. Maurras s’exclamait : « L’Église, seule internationale qui tienne. »

Cependant, cet idéal d’Empire universel n’était qu’une utopie qui n’avait pas atteint la sagesse politique profonde de l’Église. Ainsi, dès l’effondrement de l’Empire, l’Église « s’est laissé guider par les circonstances, dans un empirisme empreint de confiance surnaturelle au Christ, maître du monde et de l’histoire humaine » (54). Et elle a réalisé une innovation politique décisive dans tout l’ordre humain : la nation, création chrétienne (55).

Il y a en France depuis longtemps un débat sur les origines de la nation française et sur la définition qu’il convient de lui donner. Notre Père tranche ici souverainement : « C’est l’Église qui a fait les nations, et d’abord les nations européennes, en assagissant les rois, en moralisant les peuples. »

Le point 55 distingue plusieurs étapes dans ce grand œuvre de l’Église. D’abord, au temps de l’effondrement de l’Empire romain, l’Église catholique, qui a déjà accompli un immense travail d’évangélisation des peuples, est devenue une puissance dans plusieurs provinces. C’est elle qui va « maintenir avec la foi et la discipline chrétiennes tous les trésors de pensée, d’ordre et de civilisation de Rome ». Notre Père a raconté cette transmission d’héritage dans son Histoire volontaire de sainte et doulce France, car la France est vraiment le modèle parfait de la « nation comme création chrétienne ». Les ordres monastiques, de Lérins à Ligugé, jouent dès cette époque un rôle décisif.

Dans cet ébranlement général, l’Église va reconnaître très vite l’autorité de fait des rois barbares qui se sont installés et c’est par elle que l’héritage romain va leur être transmis. « C’est de ces royaumes que l’Église saura faire, à force d’intelligence et de patience, des communautés humaines stables, organisées sur le modèle romain, qui deviendront lentement des nations ayant pour comble de perfection, une foi, une loi, un roi, rendues capables de se maintenir dans leur unité, de siècle en siècle plus formée et affirmée, et de prospérer au sein des pires ébranlements. » Cela ne s’était encore jamais vu dans l’histoire des sociétés humaines.

« La France est née au baptistère de Reims où, le jour de Noël 496, Clovis et ses Francs reçurent le baptême des mains de l’évêque saint Remi et de son clergé gallo-romain », écrit notre Père. Mais c’est pour préciser aussitôt que, par-delà cet événement fondateur de notre nation, il a fallu cinq cents ans pour fonder la Monarchie Très Chrétienne. C’est une œuvre lente d’intelligence et de patience. Et pendant ces cinq cents ans chaotiques, c’est l’Église qui porte à bout de bras les dynasties mérovingienne puis carolingienne dégénérées, en souvenir de Clovis. Même cet admirable ordre féodal qui va émerger de l’anarchie du haut Moyen Âge n’aurait pas été possible « sans l’Église conférant une valeur sacrée à ces serments, et surveillant leur observance, armée de peines spirituelles ». Or, de cet ordre féodal va sortir naturellement, comme une nécessaire clef de voûte, notre monarchie capétienne, qui va durer huit cents ans !

Enfin, l’Église va organiser le concert des nations chrétiennes, c’est son chef-d’œuvre politique. « Par l’action de l’Église, le monde barbare s’est stabilisé, civilisé, romanisé, christianisé. Des royaumes connurent l’ordre et la paix intérieurs ; ils modérèrent leurs querelles à l’appel de l’Église (c’est la paix de Dieu) et commencèrent à ressentir l’unité du monde chrétien face aux périls extérieurs (particulièrement l’islam). » Les grands ordres monastiques jouèrent de nouveau un rôle décisif. Ainsi de l’ordre de Cluny fondé par Bernon en 910 et qui comptera à son apogée jusqu’à deux mille monastères à travers toute l’Europe. Un immense progrès politique s’est accompli ainsi sous l’égide de l’Église romaine. C’est le retour, en mieux, de la Pax Romana. Il suffit de comparer avec ce qui se passe à la même époque sur d’autres continents, en Afrique noire ou en Amérique du Sud, par exemple, où les guerres perpétuelles empêcheront la paix et toute vraie civilisation, jusqu’à ce que ces nations chrétiennes européennes débarquent.

Enfin, voici une dernière leçon à tirer de ce point 55 autant qu’un avertissement pour la suite de nos points de politique : « L’unité nationale ne peut donner lieu à la définition cartésienne d’une idée claire et distincte. Ce n’est ni un territoire contenu dans d’hypothétiques frontières naturelles, ni une race, ni une langue, ni une tradition commune, ni un intérêt commun. Les nations européennes sont le résultat, fortuit, mais admirable, d’une lente formation de l’unité spirituelle et temporelle. » Ce qu’il faut retenir, c’est qu’une nation n’est pas une abstraction que l’on peut définir parfaitement a priori : dans chacune, l’évolution est différente parce que l’héritage romain, l’évangélisation, les invasions barbares ont été reçus différemment.

Cela nous amène, en continuant notre marche rapide à travers les siècles, à l’étude de...

L’ANCIEN RÉGIME CHRÉTIEN.

Comme l’enseignait saint Pie X : « La civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est : c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. » Il convient donc de fonder les principes de notre politique chrétienne sur les leçons de l’histoire et sur l’histoire de nos nations avant la Révolution. C’est ce que les historiens ont appelé « l’Ancien Régime », par opposition au « nouveau Régime » né de la Révolution – et nous, nous ajoutons Ancien Régime chrétien, pour bien marquer son caractère essentiel : c’était l’Église et l’État heureusement concertés. Sorti de la société féodale, il a connu son apogée sous les Bourbons, du dix-septième siècle à la cassure de 1789. C’est là le sommet de notre civilisation chrétienne, que notre Père s’est efforcé de nous faire connaître et aimer. Toutes ses études sont résumées en ces trois points qui donnent les trois fondements, et nous dirions les trois secrets de la vie de nos pères avant la Révolution.

Le premier fondement, c’est Dieu (56). Nous avons du mal à imaginer une société où tout le monde croit en Dieu et pratique sa religion. L’athéisme n’existe pas et, pour ainsi dire, il est inconcevable. Tout le monde obéit à la Loi de Dieu que le clergé enseigne dans les paroisses en concertation avec le Roi. Sous l’Ancien Régime, « Dieu et le Roi ont partie liée » (60).

Le premier bienfait de cette unité de foi dans le Royaume, c’est une véritable fraternité. La Révolution en a fait un slogan vide de sens mais, dans l’Ancien Régime chrétien, c’est une réalité : la France est un corps mystique et tous ses membres ont conscience d’être liés les uns aux autres.

L’autre grand bienfait, c’est l’ordre qui régnait dans la société. Le christianisme seul explique la stabilité de nos cinq siècles d’Ancien Régime. Car la fraternité n’était pas alors synonyme d’égalité. La société était très hiérarchisée, en trois grands ordres qui se subdi­visaient en des myriades de conditions différentes ! Les inégalités naturelles étaient très grandes et la mobilité sociale était faible. Quand on naissait pauvre, on avait de grandes chances de vivre et mourir pauvre. Eh bien ! les pauvres ne faisaient pas la révolution pour autant contre les riches, preuve que la lutte des classes n’est pas le moteur de l’histoire. Certes, il y eut des jacqueries et de brèves émotions populaires, mais rien de commun avec la paralysie dans laquelle est plongé notre pays à cause des grèves et de l’esprit de revendi­cation. Pourquoi une telle différence ? La réponse est dans ce point 56, en deux points. D’abord, parce que « l’inégalité naturelle y était protectrice » (56). Qu’est-ce à dire ? Pour le donner à comprendre, Funck-­Brentano, historien de l’Ancien Régime, prend l’exemple de la noblesse rurale sortie de la guerre de Cent Ans. « Dans la tourmente, elle s’est rapprochée du peuple pour exercer sur lui une action directrice, profonde et salutaire. » Mais cette position dominante – inégale donc – dans la société, s’accompagnait de nombreux devoirs – des devoirs protecteurs. Contre les caricatures dressées par trop de manuels d’histoire, « voici nos rustiques gentilshommes sous leurs vraies couleurs. Ils font fructifier et progresser l’agriculture et, par leur fierté à porter les armes, ils déchargent leurs tenanciers du service de la guerre. On imaginerait difficilement dans quelle proportion cette noblesse rurale répandit son sang sur les champs de bataille : au dix-septième siècle, on ne citerait pas une seule famille de gentilshommes champêtres qui n’ait eu plusieurs des siens tués au front, et dans telle et telle maison jusqu’à douze et treize frères tombés face à l’ennemi.

« La noblesse oblige à servir l’État de sa personne et de ses biens : devoir imposé à notre aristocratie rurale ; joignez-y le patronage, protection et assistance envers les subordonnés ; les charges d’un véritable gouvernement local ; le renoncement enfin à la passion de l’enrichissement. »

Les inégalités ont été voulues par Dieu pour faire de la société une immense réciprocité de services. C’est l’égalitarisme qui est inhumain.

Quel est donc le secret du maintien de cet ordre à travers les siècles ? Brentano a prononcé le mot « renoncement ». Le point 56 l’emploie aussi : « L’acceptation d’une vie renoncée pour imiter Jésus-Christ était le secret de la justice et de la paix humaines. Les pacifiques et les doux selon l’Évangile acceptaient sans rébellion, sans revendications, sans plaintes, la part qui leur était faite, et même toute pauvreté, injustice, oppression ou violence, sachant que tout tourne au bien de ceux que Dieu aime. » L’Ancien Régime, c’était l’Évangile qui continuait.

Aussi son deuxième fondement découle du premier, découle de l’Évangile : c’est le Roi très chrétien (57), suivant le titre que les Papes, depuis le sacre de Pépin le Bref, accordent au roi de France. Quels étaient les traits caractéristiques de ce Roi dont Fustel de Coulanges parlait comme « d’une sorte d’évêque » ?

D’abord, le Roi très chrétien se distingue par « un rapport mystérieux avec Dieu » (57). Il est un Roi sacré de droit divin. C’est sa première et principale source de légitimité. Il est sacré par l’archevêque de Reims en réponse à trois promesses : procurer la paix aux églises et au peuple chrétien, empêcher les injustices et combattre les ennemis de Dieu, faire régner la justice et la miséricorde. En retour, il est oint du Saint Chrême auquel on a mêlé une goutte du Chrême de la Sainte Ampoule. Le sacre du roi de France est ainsi très semblable à un sacrement et le constitue comme un prêtre, mis à part pour exercer une fonction sacrée. C’est la religion royale.

Et en quoi consiste cette fonction sacrée ? C’est d’exercer l’autorité politique dans le royaume. À cette fin, le Roi très chrétien se distingue par son souci du bien commun politique. « Il a l’habitude d’être l’homme de tous. » Cette formule admirable signifie qu’il a « un sens naturel, un instinct, un souci du bien de tous, du bien commun, antérieur au bien individuel, et distinct de la somme des intérêts particuliers. Il a en cela quelque affinité mystérieuse avec la providence divine, en haut (notre Père Céleste qui veille sur tous ses enfants) comme, en bas, avec l’autorité de tout père de famille. » En un mot, le Roi exerce sur ses sujets une autorité paternelle. D’ailleurs, historiquement, la monarchie capétienne est sortie de l’institution familiale qui a été la cellule autour de laquelle s’est reconstituée la France aux neuvième et dixième siècles, dans l’anarchie produite par les invasions normandes et hongroises. « La famille en se développant produira la mesnie, la mesnie agrandie donnera naissance au fief, et la réunion de fiefs formera de moyens et de grands fiefs selon toute une hiérarchie. Hugues Capet, en 987, est un féodal porté sur le trône. » (Funck-­Brentano) Or, voici l’argument d’Adalbéron, archevêque de Reims, pour appuyer la candidature de celui-ci dans l’assemblée des Grands du Royaume : « Vous aurez en lui un père ; nul, jusqu’à présent, n’a invoqué en vain son patronage. »

Enfin, dernière caractéristique essentielle de l’autorité royale française depuis Hugues Capet qui a fait sacrer son fils de son vivant : elle est dynastique, c’est-à-dire attachée à une famille, à une maison, selon des règles fixées par la coutume au cours des siècles. C’est ce qu’on appelle les Lois fondamentales du Royaume. La principale règle est la primogéniture mâle, selon laquelle c’est le fils aîné qui succède à son père sur le trône de France. Et grâce à ce principe dynastique, « le roi ne meurt pas ». Comme notre Père écrit : une famille, une dynastie dure bien plus qu’un individu seul, « elle dure comme la Vie divine et elle assure ainsi à toute famille du royaume une semblable légitimité, une même stabilité » (57).

Ainsi, le jour où on a tranché la tête du Roi, ce sont toutes les familles du royaume qui ont été décapitées. Là est le commencement de tous nos malheurs, car le peuple, organisé en familles et en communautés, est le troisième fondement de l’Ancien Régime chrétien, intimement lié aux deux premiers. Ce point 58 est très surprenant, au rebours de toute l’histoire idéologique enseignée à l’école républicaine, mais en accord avec la vraie science historique. Les trois qualificatifs que notre Père emploie pour décrire la vie des gens ordinaires, du « Français moyen » d’avant la Révolution, sont : Liberté, Recherche de l’intérêt propre et Joie. Que dit notre point 58 ? « Par un anachronisme qui n’est pas innocent, on imagine l’Ancien Régime chrétien comme un double totalitarisme, clérical et royal. Il n’y a rien de plus contraire à la réalité qui, en regard de notre vie réglementée de mille manières sous prétexte d’égalité démocratique, nous paraîtrait même scandaleusement anarchique ! La loi qui gouvernait l’existence individuelle, c’était la liberté. »

Dans son Histoire de France, notre Père renvoie de nouveau à Funck-Brentano, à son étude sur “ Libertés et franchises ” sous l’Ancien Régime, qui apporte des preuves irréfutables à cette vérité historique méconnue : « Les libertés locales de l’ancienne France sont demeurées justement célèbres, écrit-il. La France était hérissée de libertés. Elles grouillent, innombrables, actives, variées, enchevêtrées et souvent confuses, en un remuant fouillis. » Ainsi se cons­tituait, s’organisait et se ramifiait à l’extrême « une société d’hommes libres, dans leurs familles, leurs communes, leurs corporations et confréries dont la règle essentielle, exempte de toute hypocrisie, était la recherche de leur intérêt propre » (58). Et d’où provenaient toutes ces libertés ? D’Argenson le dit dans une admirable formule, qu’il faudrait retenir : « L’ordre rend légitime la liberté. » Quand l’ordre est catholique et royal, que l’Église et le Roi sont puissants, tous les sujets sont des hommes libres et heureux. Telle était la vie en « doulce France » qui faisait l’envie de tous les étrangers qui traversaient le royaume.

Liberté, intérêt propre librement recherché, douceur de vivre : rien à voir avec les manuels scolaires, n’est-ce pas ? C’est pourtant la vérité. Et vous remarquerez peut-être, en relisant ces trois points, que dans chacun il est fait mention du concept de totalitarisme, pour insister sur la contradiction qui existe entre notre Ancien Régime chrétien et l’État totalitaire moderne. Entre eux, il n’y a rien de commun, au contraire de ce qu’on voudrait nous faire accroire. En 1977, notre Père étudie avec beaucoup d’enthousiasme les “ nouveaux Philosophes ” et leur dénonciation de l’État totalitaire soviétique. Guidés par Soljenitsyne, ces anciens marxistes ouvraient les yeux sur l’horreur du stalinisme et comprenaient que la responsabilité en incombe directement à Marx et, par lui, à toute la philosophie idéaliste allemande. C’était une inattendue remise en question ; une conversion, espérait notre Père.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que notre Père notait avec une grande satisfaction que ces hommes de gauche, dans leur recherche sincère de la vérité, réhabilitaient le Moyen Âge et restaient en admiration devant ces siècles où fleurissait la liberté. Tel Maurice Clavel exaltant le lien féodal « si personnalisé, une des institutions les plus progressistes de toute l’Histoire humaine ».

En 1977, ils semblaient même comprendre la différence de substance entre l’Ancien Régime chrétien et l’État totalitaire moderne. Ainsi de Bernard-Henri Lévy écrivant : « De droit divin, la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner. »

C’est la rupture avec cet ordre modéré, limité, parce que catholique et royal, qui conduira à l’État totalitaire nazi, communiste ou démocratique. C’est cette rupture qu’il nous faut maintenant étudier.

DEUXIÈME PARTIE : 
LES ŒUVRES DE L’ANTICHRIST 
(POINTS 59 À 65)

Le point 59 rappelle les quatre grands obstacles à l’action civilisatrice de l’Église. Quatre dates décisives sont à connaître. Le Grand Schisme de 1054 avait divisé l’Orient et l’Occident chrétiens. Funeste rupture. Mais, en 1517, l’insurrection protestante fait pire, puisqu’elle brise la Chrétienté catholique de l’intérieur et dresse les nations en rivales mortelles les unes des autres. Pendant que les nations chrétiennes s’entre-déchirent, le barbare turc s’installe en Méditerranée, s’empare de la Hongrie (1526) et menace Vienne (1529). La Révolution française de 1789 est le troisième coup de boutoir de Satan et le plus violent jusqu’à ce que la révolution conciliaire de 1962-1965 vienne parachever la destruction des derniers bastions de ­Chrétienté. « Les principes révolutionnaires étant partout répandus, y compris donc dans l’enseignement du Magistère authentique de l’Église, il est de première nécessité de bien les comprendre et de les réfuter. » (59) Il nous faut donc plonger dans les « profondeurs de Satan », selon les termes de l’Apocalypse. C’est l’objet des points suivants consacrés à la naissance de notre système politique contemporain, de ce « nouveau Régime » dans lequel nous vivons et que nous voulons combattre. « Car le démon est en train de livrer une bataille décisive avec la Vierge, et une bataille décisive est une bataille finale où l’on saura de quel côté est la victoire, de quel côté la défaite. » Notre Père et frère Bruno citent souvent ces paroles de sœur Lucie au Père Fuentes en 1957, parce qu’elles expriment parfaitement le ressort véritable, surnaturel, de l’affrontement des deux cités. « Aussi, dès à présent, ou nous sommes à Dieu ou nous sommes au démon, conclut sœur Lucie, il n’y a pas de moyen terme. »

Le point 60 est consacré particulièrement à la Révolution de 1789. Rien de tel que le chapitre qui lui est consacré dans le livre d’Histoire volontaire de sainte et doulce France pour affermir ou confirmer notre haine froide et inexpiable pour cette Révolution, qui n’est rien d’autre que « l’arrachement de la France à l’Église et à sa monarchie, et sa remise à un État républicain, laïque et libertaire » (60). Elle a atteint son but en guillotinant le Roi. Ce martyre, voulu par les loges en haine de la foi, décrété au nom du peuple français, brisa l’alliance millénaire de la nation avec son Roi et, plus haut que lui, avec Jésus-Christ qui est vrai Roi de France. « Dieu est détrôné avec le Roi. La République proclame la souveraineté du peuple et l’instaure dans le sang. Déjà quelles hécatombes au nom de la Liberté ! La Terreur, qui présage les horreurs des États totalitaires modernes, a commencé avec le régicide du 21 janvier 1793. »

Voilà notre système politique contemporain fondé et la Révolution française, mère de toutes les autres à venir, lui donne son mythe fondateur : « Sorti de l’esclavage des prêtres et des nobles, du Pape et des rois, enfin le peuple décide de se gouverner lui-même. » Mais ce mythe que célèbrent aujourd’hui encore tous les manuels d’éducation civique est un mensonge et c’est le père du mensonge, Satan, qui se cache derrière pour la perte des âmes. Pour mieux nous le faire comprendre, notre Père nous fait passer de France en Allemagne à la suite des maîtres de l’Action française.

Quelle est l’essence de cette Révolution moderne, qui semble si disparate dans les régimes politiques qu’elle a produits : hier le nazisme et le communisme, aujourd’hui la démocratie libérale et l’étatisme socialiste ? Pour l’expliquer, notre Père reprend les concepts à un autre “ nouveau philosophe ”, André Glucksmann. Dans son livre intitulé Les Maîtres penseurs paru en 1977, celui-ci, juif ex-marxiste, fait remonter la genèse de l’État totalitaire moderne à Luther et aux philosophes idéalistes allemands des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Notre Père écrit : « Il a trouvé le nœud de cette histoire chez Heine qui dit : “ Notre philosophie n’est rien d’autre que la Révolution française – mais en rêve. ” Là est la nouveauté, en partant de la Révolution de 1789, les penseurs allemands vont concevoir a priori le mouvement même de l’histoire, la transformation de la société. » Ils vont faire la théorie de la révolution, ainsi que l’écrit Glucksmann : « Comment la nommer cette pensée qui circule entre la Doctrine de la Science de Fichte, la Logique hégélienne, la Critique de Marx et les Généalogies de Nietzsche ? C’est LA Science de LA Révolution... La nouveauté absolue, c’est cette science de l’avenir que, l’un après l’autre, revendiqueront les Maîtres Penseurs. Et, parce que  concevoir, c’est dominer ”, à ceux qui savent revient le pouvoir au moyen de quoi ils feront ce qui doit être et sera. La Science du Pouvoir fait ambitionner d’instaurer le Pouvoir de la Science. » Cela semble un peu compliqué de prime abord, mais dans cette formule se trouve concentrée l’essence de toutes les révolutions qui bouleversent le monde depuis deux cent cinquante ans.

Les révolutionnaires ont une conception du sens de l’histoire, d’un « monde nouveau » à faire advenir, par exemple faire une société sans classe : c’est leur savoir (ils écrivent des livres, font des théories, etc.) et ils aspirent à prendre le pouvoir pour la réaliser. Du savoir du pouvoir au pouvoir du savoir, de la puissance à l’acte, de la société idéale à l’État totalitaire. Et, quelle que soit la couleur de la révolution, ce monde nouveau passe toujours par « la destruction de l’ordre ancien » (61), donc de l’œuvre de l’Église.

Pourtant ces Allemands diaboliques ne sont rien à côté de notre maître penseur français, Félicité de Lamennais, prêtre apostat, comme le précise le point 61. Plus que tous les autres, il a pensé la Révolution comme étant la Rédemption chrétienne elle-même, venant à bout de l’obscurantisme et de l’oppression de l’ordre ancien, pour triompher dans la démocratie universelle. C’est la surnaturalisation du naturel et la naturalisation du surnaturel qui aboutiront à Gaudium et Spes réconciliant l’Église avec cet humanisme athée persécuteur, nihiliste et esclavagiste. « Inconcevable apostasie ! car derrière les discours enflammés des Maîtres penseurs, c’est Satan qui offre à l’humanité la science du bien et du mal, le  Savoir du pouvoir  et, si elle se voue à lui, le  Pouvoir du savoir ”, afin de triompher tout ensemble de la grâce, du péché et de la nature même, et de s’égaler à Dieu, faisant toute chose nouvelle :  Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal ”, disait le Serpent à Ève... La Révolution moderne est  satanique dans son essence ” (Joseph de Maistre). » (60)

Le phalangiste ne peut donc que haïr la Révolution moderne et « il sera réputé contre-révolutionnaire », prêt à en payer le prix.

Après ce détour par l’Allemagne, notre Père nous conduit finalement en Russie afin d’en comprendre les « erreurs » dont Notre-Dame a parlé à Fatima.

Pour rédiger les points 62 et 63, notre Père s’est beaucoup servi de sa connaissance des trois grands contre-révolutionnaires russes : Dostoïevski, Soloviev et Soljenitsyne. Car à partir du dix-huitième siècle, les folies philosophiques et révolutionnaires ­françaises et allemandes ont trouvé en Russie un accueil enthousiaste. En particulier cette utopie d’une solidarité universelle, d’une fraternité nouvelle de tout le genre humain, mais « mieux, infiniment mieux que la Chrétienté, hors de la foi chrétienne. Ce monde nouveau serait l’œuvre de la raison et de la bonté de l’homme... » (62)

C’est la prétention essentielle de la Révolution moderne qui est ici résumée, dans un texte d’une puissance incomparable :

« Récusant le passé, s’établissant dans l’avenir absolu, cette philanthropie sans frontières refuse tout à la fois le péché et la grâce, les misères physiques et morales de l’humanité d’hier comme les religions et les contraintes sociales qui cherchaient à y remédier. Tout cela est nié, dépassé. Dans l’avenir il n’y aura plus ni Dieu ni démon, ni péché originel ni rédemption, mais l’ordre humain naturel, scientifiquement défini, rigoureusement établi, impeccable, parfait. Alors régneront entre tous les hommes sans distinction une égalité totale, une liberté illimitée, mais orientée vers le bien de tous, et donc une pleine fraternité. »

Il n’y a que dans Les Possédés, le grand roman de Dostoïevski, qu’on trouve des textes aussi forts. Ainsi de cette conversation entre Stavroguine et Kirilov, deux humanistes athées russes, de cette cohorte de diaboliques maîtres penseurs que ce roman nous montre à l’œuvre :

 Kirilov : « Tout est bien. L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Uniquement pour cela. Tout est là. Absolument tout. Celui qui le saura deviendra aussitôt heureux, à l’instant même. Voilà toute l’idée, l’idée tout entière, et il n’y en a pas d’autre. Les hommes ne sont pas bons, parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont bons. Quand ils le sauront, ils ne pécheront plus. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons, et aussitôt ils deviendront tous bons, tous jusqu’au dernier. »

 Stavroguine : « Eh bien ! vous, vous le savez maintenant, vous êtes donc bon ?

– Kirilov : « Oui, je suis bon. Celui qui enseignera aux hommes qu’ils sont tous bons, celui-là terminera l’histoire du monde. Il viendra et son nom sera le Dieu-Homme. Le Dieu-Homme, non pas l’Homme-Dieu, c’est en cela qu’est la différence. »

Ce Dieu-Homme, notre Père, à la suite de saint Pie X, l’a appelé l’Antichrist. Et il l’a démasqué à l’œuvre en plein vingtième siècle. En 1968, notre Père frémit d’horreur à la lecture de ce message de Paul VI pour le 1er janvier : « Oui, la paix est possible, parce que les hommes, au fond, sont bons, sont orientés vers la raison, vers l’ordre et le bien commun ; elle est possible parce qu’elle est dans le cœur des hommes nouveaux, des jeunes, des personnes qui comprennent la marche de la civilisation... » Notre Père envoya aussitôt un télégramme au cardinal Ottaviani : « Bouleversés texte discours attribué au Saint-Père – La Croix 3 janvier – sous titre : La paix est possible, parce que les hommes sont bons – étonnés de négation pratique démon, péché originel, rédemption, nécessité de foi et grâce pour sauver ordre humain, – épou­vantés de naturalisme, messianisme temporel et indifférentisme religieux prêtés au Magistère suprême [...]. » C’est pourtant ce nouvel Évangile, ce MASDU, ce culte de l’homme, que le Pape a imposés à toute l’Église... jusqu’à aujourd’hui.

Dans le roman, pour libérer définitivement l’homme et le rendre heureux, Kirilov, lui, a conçu le projet de se suicider, car « la liberté sera totale quand il sera indifférent de vivre ou de mourir », dit-il au narrateur. C’est le défi suprême lancé à Dieu. Il ira jusqu’au bout et se suicidera, mais dans la terreur la plus épouvantable ; non pas dans la stoïque indifférence, mais avec les convulsions d’un damné. C’est l’échec des maîtres penseurs et la dénonciation de leur Maître diabolique que le roman de Dostoïevski met en scène. Voilà où mène l’utopie de la solidarité universelle. Rien à voir avec le christianisme qui a toujours enseigné que l’homme est pécheur et que la paix définitive n’est pas de ce monde. Ainsi que l’exposait saint Pie X dans Ad diem illum (1904) : l’Immaculée Conception seule nous sauve de ces mirages en nous imposant le dogme du péché originel dont Elle seule a été préservée.

Résumons donc : notre système politique moderne fondé dans le sang des innocents et la haine de tout le passé de la civilisation est inhumain, et il ne pouvait se consolider qu’en subjuguant les foules livrées à elles-mêmes, en les séduisant par des mots magiques : ce que nos 150 points appellent les quatre inventions de Satan par lesquelles l’ennemi du genre humain pérennise la Révolution.

LES QUATRE INVENTIONS DE SATAN.

La première invention, ce sont les droits de l’homme. 1789, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; 1948, Déclaration universelle des droits de l’homme... autant de mots magiques qui font frémir de contentement tous nos contemporains. Et que proclament ces grands textes ? Ils reprennent l’idée majeure de Rousseau et des révolutionnaires américains : tous les hommes naissent libres et égaux en droits. Ce principe à lui seul est une déclaration de guerre à tout ordre social traditionnel, en premier lieu à la famille dont nous avons mesuré l’importance dans les articles consacrés aux points d’écologie communautaire. En effet, « dire que les hommes naissent libres et égaux en droits et, dans tous les cas de conscience législative, s’en référer à ce prétendu état naturel, c’est nier par-là même que l’état d’association (famille, corporation, commune, nation), en d’autres termes de dépendance, en d’autres termes d’inégalité, soit le véritable état naturel » (Maurras). Dégager l’homme de toute relation d’origine, de toute communauté historique, c’est faire de lui un dieu. L’individualisme ravageur sur lequel se lamentent vainement tous nos contemporains vient de ce principe : ils devraient commencer par le renier !

La démocratie réalise l’idéologie des droits de l’homme en politique par la proclamation de la souveraineté de chaque individu. « L’homme enfin, se voit reconnu le droit de gouverner et de participer au gouvernement du monde par ses propres lois. C’est la grande prétention de la révolution, son humanisme apparent qui met l’homme à la place de Dieu. »

Voilà pour épater le peuple, le subjuguer. En réalité, la Révolution moderne livre les pauvres hommes et les peuples désarmés « au totalitarisme sans limites d’une race, d’une classe, d’un parti que Dostoïevski appelait d’un nom prémonitoire, les Possédés ”, plus exactement les Diaboliques . C’est son antihumanisme réel. » (63) En effet, la théorie de la révolution est nécessaire et universelle ; elle ne souffre ni exception ni retard ni ménagement. Le pouvoir doit déclarer les droits de l’homme dans l’absolu et veiller à ce que rien ne s’y oppose : le goulag est au bout du chemin. Notre Père commentait en 1979 : « Cambodge, deux millions de morts sur cinq millions d’habitants. Pourquoi ? Parce que les Khmers rouges se disent : Quand nous aurons détruit cette civilisation de fond en comble, nous pourrons faire la société marxiste, la société sans classe.  Ils y croient ! »

Maurras avait donc bien raison d’écrire : « Le plus notable des grands circuits historiques, celui dont les retours ont été, sont et seront sans doute le plus constant est celui que désigne parfaitement les trois dates de 1789, 1793 et 1799 : Déclaration des droits de l’homme, Terreur et Dix-huit Brumaire, c’est-à-dire libéralisme, jacobinisme, étatisme. » Nous en sommes toujours là !

Le « principe des nationalités », qui permet à chaque peuple de revendiquer son indépendance nationale comme un droit absolu, hors de toute grâce, de tout effort et de tout mérite, est le deuxième mot magique de ralliement à la Révolution. « Il a mis à feu et à sang l’Europe du dix-neuvième siècle et le monde colonisé au vingtième siècle. Les guerres qu’il engendre sont massives, interminables, inexpiables ; elles tournent au génocide, des tyrannies effroyables en résultent. » (64)

Pourquoi un tel seuil dans la violence a-t-il été ainsi franchi à partir du dix-neuvième siècle, première étape vers les guerres totales du vingtième siècle ? Parce que ce droit prétendu suppose une impossible définition a priori de ce qu’est un peuple. Nous retrouvons là le prudent refus du point 55 d’une définition cartésienne par idée claire et distincte de la nation. Or, des maîtres penseurs se sont appliqués pendant tout le dix-neuvième siècle à faire de leur peuple opprimé une totalité homogène et exclusive. « Le droit prétendu à l’autodétermination entraîne en fait une traque et une extermination des minorités, une exaltation hystérique du droit à la différence, et bientôt, pour ce peuple, une prétention impérialiste à conquérir à l’extérieur tout ce qui par quelque côté semble devoir lui revenir. » (64) Il y a là le résumé parfait de tout le drame des nationalismes révolutionnaires depuis 1789.

L’exemple le plus effrayant de ces faux nationalismes est celui de l’Allemagne nazie. Mais Maurras avait compris avant tout le monde, à la seule lecture des “ Quatorze Discours à la nation allemande ” de Fichte, que le nationalisme allemand était devenu une religion. Que c’était « la divinisation romantique et révolutionnaire du Moi appliquée à la Nation » ! Et portée par les écrivains et artistes romantiques, cette pensée va se répandre partout en Europe dans la première moitié du dix-neuvième siècle. 1848 marque le sommet de cette insurrection générale des peuples contre leurs autorités légitimes. C’est l’accélération de l’entreprise d’unification nationale en Italie et en Allemagne, et c’est l’ébranlement de l’Empire Habsbourg catholique. Les champs de bataille des guerres mondiales à venir sont préparés... Au vingtième siècle, la technique militaire moderne aidant, les guerres seront totales, illimitées et, parce qu’on a refusé d’obéir à Notre-Dame de Fatima, les âmes se perdront en masse. « Et presque toutes vont en enfer... », se lamentait sainte Jacinthe. Ce sont les deux Guerres mondiales, mais aussi toutes les guerres de décolonisation, et leurs assassines guérillas de prétendue libération nationale. Depuis, impossible de dénombrer tous les foyers de guerres inexpiables : Rwanda, Kurdistan, Israël, Haut-Karabakh, etc. Voilà à quels charniers mène en droite ligne l’idéologie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

« Satan avance par bonds contradictoires, mais le jeu qu’il mène est d’une effroyable logique. Après avoir poussé les peuples à secouer le joug des nations et empires séculaires, le voilà qui les convainc de remettre leur sort à de gigantesques organisations mondiales ou de grands ensembles internationaux. Solve et Coagula : dissoudre et reformer, principe fondamental de la franc-maçonnerie. » C’est notre troisième mot magique : l’Internationale (65).

Au dix-neuvième siècle, les francs-maçons ont encouragé le pangermanisme, le panslavisme, le panaméricanisme... Bolivar et San Martín, grands francs-maçons, après avoir « libéré » les peuples d’Amérique latine, prétendirent aussitôt faire un seul ensemble continental. C’était un projet fou, voué à l’échec, mais qui a abouti à la formation d’une oligarchie de francs-maçons qui n’ont plus lâché le pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Et par eux ce sont les États-Unis qui ont mis la main sur le continent dans son ensemble. Voilà pour qui travaillent les révolutionnaires prétendus romantiques.

Quant au dernier mot magique, la démocratie (66), il fera l’objet de notre prochain article. Nous reprendrons la démonstration par notre Père de l’impiété et de l’absurdité de la religion démocratique. C’est très nécessaire d’insister parce que tous ces slogans magiques (droits de l’homme, droit des peuples, internationale, démocratie universelle) sont bien plus insidieux et bien bien plus contagieux que tous les Covid-19 ; et qui parmi nous pourrait assurer en être complètement immunisé... Après 1944, il n’y a que notre Père qui a été assez sage et assez fort pour résister au virus démocratique. C’est lui seul qui a su faire aboutir l’œuvre de l’Action française en adjoignant aux lumières « de l’expérience et de la raison » de Maurras la Lumière incomparable du règne universel du Cœur Immaculé de Marie et du Sacré-Cœur de Jésus. Il nous a ainsi légué une sagesse politique totale.

frère Louis-Gonzague de la Bambina.