Il est ressuscité !

N° 223 – Juillet-août 2021

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


150e anniversaire

Les martyrs jésuites de la Commune

« TOUT POUR LE CŒUR DE JÉSUS, PAR CE CŒUR, AVEC LUI ET EN LUI ! »
(Père Alexis Clerc)

IL y eut un « stupide dix-neuvième siècle », ou  plutôt un siècle impie, héritier des Lumières et de la Révolution française. Mais il y eut aussi un admirable dix-neuvième siècle, au cours duquel l’Église de France, charitable et missionnaire, connut un remarquable renouveau sous les pontificats de Grégoire XVI et de Pie IX, grâce à leur intransigeance doctrinale et à leur recours à l’Immaculée Vierge Marie. On y pratiquait la Religion de nos Pères que l’abbé de Nantes a si parfaitement décrite dans l’une de ses retraites (S 97, septembre 1988, quinze heures d’enregistrement).

C’est grâce à cette religion, à ses pratiques de dévotion notamment, que lors de la Commune de Paris, en 1871, les ecclésiastiques incarcérés ont vécu leur calvaire si héroïquement, certains d’entre eux jusqu’au martyre. L’un des fruits de leur sacrifice, que nous rapporterons à la fin de cet article, montre, s’il en était besoin, que témoigner de sa foi catholique jusqu’à verser son sang pour elle peut toucher et convertir les plus grands pécheurs.

Pour comprendre les événements tragiques de la Commune, il faut rappeler les funestes conséquences de la destruction de l’Ancien Régime par la Révolution française : la suppression des corporations et l’interdiction de constituer des associations professionnelles permirent aux bourgeois capitalistes d’opprimer les artisans et les ouvriers qui tombèrent dans la misère, matérielle mais aussi morale. Le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, ainsi que le travail du dimanche, détruisaient la vie familiale et paroissiale.

Dans le régime inhumain et athée du libéralisme économique, rien n’empêchait plus les ouvriers d’être pris en main par des agitateurs révolutionnaires, si ce n’est la réaction catholique et royaliste, pour tout dire légitimiste, qui donna naissance à des œuvres magnifiques, souvent fondées ou soutenues par des congrégations religieuses nouvelles, comme les picpuciens ou les frères de Saint-Vincent-de-Paul.

L’Église n’était ni du côté des bourgeois et des financiers ni du côté des révolutionnaires, mais elle se trouvait auprès des plus déshérités, palliant les conséquences de 1789, en attendant le retour de l’ordre légitime.

C’est la raison pour laquelle Satan a mené une lutte à mort contre son clergé, notamment lors de la Commune de Paris, comme nous allons le voir.

Ces martyrs sont aujourd’hui peu connus. Le Père Yvon Sabourin, postulateur de la cause du Père Henri Planchat et des quatre picpuciens assassinés le 26 mai 1871, le remarque : « Les Archives nationales de France ont publié en 2007 un Guide des sources de la Commune de Paris de 700 pages avec 5 000 références d’ouvrages consacrés à la Commune : sur ce nombre, à peine une dizaine parle des victimes ecclésiastiques, alors que les prêtres séculiers et les religieux qui furent tués à Paris, en mai 1871, lors de la Semaine sanglante, sont bel et bien au nombre de vingt-deux. »

Nous n’oublions pas qu’il y avait aussi, au sein de l’Église de France, les libéraux catholiques, comme Mgr Darboy, archevêque de Paris, qui se rebellaient contre les enseignements du bienheureux Pie IX. En 1864, l’archevêque gallican alla jusqu’à demander au ministre des Cultes de faire interdire la publication du Syllabus en France. Par ailleurs, il osa donner l’absoute aux obsèques du maréchal Magnan, grand-maître de la franc-maçonnerie. Et comme Pie IX le lui reprochait, Mgr Darboy lui répondit qu’il ignorait les bulles pontificales contre la franc-maçonnerie, parce qu’elles n’avaient pas été promulguées par le gouvernement français ! De plus, Mgr Darboy ne voulait pas reconnaître les privilèges des ordres exempts, placés directement sous l’autorité du Souverain Pontife, et il entra en conflit avec la Compagnie de Jésus.

Pie IX a pu dire de lui : « Il serait plus à sa place ambassadeur à Londres qu’archevêque de Paris. »

LA DÉFAITE DE 1870.

Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse.

Malgré l’héroïsme de nos soldats, l’issue des batailles est en faveur des Prussiens, en raison de notre impréparation qui se manifeste notamment par notre absence de ravitaillement en vivres, en munitions et en troupes de réserve. À Sedan, au soir du 1er septembre, l’armée française complètement encerclée est acculée à la capitulation. Bilan : entre le 3 et le 9 septembre 1870, 15 000 de ses hommes sont tués ou blessés, 91 000 sont faits prisonniers et 10 000 se replient sur Paris.

Alors que Napoléon III a livré son épée, capitulant à titre personnel, saint Michel apparaît au monastère de la Visitation de Troyes, donnant le verdict céleste : « Il est tombé, le perfide ! » À l’annonce de chaque désastre, mère Marie de Sales Chappuis s’inclinait sous la main de Dieu : « Nous l’avons mérité ! »

Dès la nouvelle de la reddition de Sedan, le 4 septembre, la régence de l’impératrice Eugénie est renversée : la République est proclamée à l’Hôtel de ville de Paris.

Hélas ! la nouvelle assemblée de députés, élue avec la permission de Bismarck, composée aux deux tiers de monarchistes qui auraient dû immédiatement appeler au pouvoir le comte de Chambord, décerne à Adolphe Thiers le titre qu’il convoite de « chef du pouvoir exécutif de la République française ».

Avec une remarquable clairvoyance, Mgr Freppel écrit le 9 mars 1871 à Bigot, député de la Mayenne : « Le moment arrivera, et bientôt, où la république rouge essaiera de renverser notre provisoire : cela est si vrai que notre parti démocratique à Angers, bien loin de désarmer, se montre plus fier et plus menaçant que jamais. Il en est ainsi partout, et en premier lieu à Paris. Arrivera donc la répression.

« La proposition suivante est pour moi un axiome : la république rouge renversera toujours la république modérée, sans l’intervention d’un parti monarchique qui puisse organiser la résistance en concentrant les forces. »

La république rouge, ce sera la Commune de Paris, qui sera suivie, comme le prévoyait Mgr Freppel, d’une répression impitoyable.

LE RECOURS AU SACRÉ-CŒUR.

Avec la guerre et les épreuves de la défaite, le mouvement de dévotion pour le Sacré-Cœur, qui se développait en France depuis la béatification de sainte Marguerite-Marie (1864), prend une plus grande ampleur : les meilleurs catholiques se rappellent que le salut de notre pays est lié aux demandes du Sacré-Cœur communiquées à la visitandine de Paray-le-Monial (1689) et renouvelées à sœur Marie de Jésus, chanoinesse de Saint-Augustin (1822-1823).

Dans son homélie du 16 octobre 1870, Mgr Pie déclare : « Le crime du monde moderne, le crime qui nous attire de si cruels châtiments n’est ni le crime privé ni le crime domestique : c’est le crime public, c’est le crime social, c’est le crime politique. Élevons donc nos bras, élevons nos voix, élevons nos cœurs vers le Cœur de Jésus pour lui faire une consécration personnelle, domestique, nationale. »

En cet hiver 1870-1871, plusieurs évêques français consacrent leur diocèse au Sacré-Cœur.

Mgr Freppel a préparé cette consécration de longue date : « Au plus fort de l’invasion étrangère, explique-t-il à ses diocésains dans sa lettre pastorale du 31 mars 1871, alors que l’ennemi cernait de toutes parts le diocèse d’Angers, votre évêque, justement alarmé des périls qui menaçaient son troupeau, s’est engagé à le consacrer solennellement au Sacré-Cœur de Jésus, s’il plaisait à Dieu de le préserver de ce fléau. »

Le diocèse ayant été préservé de l’invasion, la cérémonie de consécration eut lieu le 16 avril 1871 : « Ah ! que le cœur de votre premier pasteur serait inondé de joie, s’il lui arrivait de tous les points du diocèse cette consolante nouvelle que nul n’a résisté à l’appel de la grâce, et que nos malheurs publics ont eu au moins pour résultat de ramener à Dieu ceux qui négligeaient d’accomplir sa sainte loi ! Nous versons cette espérance dans le Cœur adorable de Jésus, qui se laissera toucher par l’hommage public de notre foi et de notre amour. »

L’OPPOSITION DE MGR DARBOY AU SACRÉ-CŒUR.

En revanche, l’archevêque de Paris persistait dans son opposition aux manifestations publiques en faveur du Sacré-Cœur et au développement de son culte.

En effet, au milieu des désastres, l’impératrice Eugénie, sur les instances de Clotilde de Savoie et de son chapelain, l’abbé Herpin, lui proposa de se rendre à Notre-Dame et d’y consacrer la France au Sacré-Cœur. Mais Monseigneur tergiversa, ne voulant pas mêler la religion aux affaires de l’État !

Certes, il était tard, très tard pour accomplir cette consécration qui d’ailleurs n’aurait pas répondu exactement aux demandes de Paray-le-Monial.

Cependant, elle aurait favorisé le Vœu national, c’est-à-dire le vœu du vendredi 2 décembre 1870, de bâtir à Paris une basilique en l’honneur du Sacré-Cœur. Ses promoteurs laïcs observaient qu’aucune église ne lui était dédiée à Paris et ils espéraient obtenir par ce vœu, conformément aux promesses faites à sainte Marguerite-Marie, une protection spéciale pour Paris : « Cette idée de faire un vœu au Sacré-Cœur pour sauver Paris avait pris du dévelop­pement chez Alexandre Legentil dont la douce et tendre piété trouvait sa force auprès du Sacré-Cœur », raconte son ami, Hubert Rohault de Fleury. « Il ne suffisait plus d’un secours ordinaire, il fallait un acte éclatant de la miséricorde divine, et nous ne crûmes pouvoir trouver une protection plus efficace qu’en nous adressant au Sacré-Cœur », précise Legentil.

Hélas ! les initiateurs du Vœu ne pouvaient pas compter sur le soutien de l’archevêque de Paris. La lecture de leur correspondance privée, publiée par l’historien Jacques Benoist, est très instructive sur son attitude.

Dès septembre 1870, Adolphe Baudon aurait aimé que Mgr Darboy, avec son clergé, prenne la tête d’une croisade de prières. Il écrit à son ami Thureau-Dangin : « On nous parle un langage métaphysique, on évolue, comme quelqu’un nous le disait cet hiver à Rome, mais on ne se convertit pas. Ne pourriez-vous pas, avec Cornudet et quelques bons chrétiens, aller à l’archevêché, et même à l’archevêque, porter ces doléances et ces vœux ? »

Hubert de Fleury, qui sera le secrétaire très actif du Vœu national, observe que « malheureusement, le bon ami de notre père [Mgr Darboy] trouve toujours le moyen de se faire oublier dans les grandes circonstances et il fait le mort ».

Alors que les adhésions au Vœu arrivent de plus en plus nombreuses, Hubert écrit sans détour à son frère Georges : « À Paris nous avons du mal ; pourtant la chose y est connue, mais on a peur de l’archevêque. Comme dit mon père, de son cher archevêque. Le seul à l’heure présente qui n’a pas fait son adhésion au comité. J’ai peur que nous ne trouvions nos plus grandes difficultés... dans l’archevêque. » Et de rapporter les tergiversations de Mgr Darboy, bien connues de ses diocésains quand une chose lui déplaît : « Je crains les si, les mais, les car, puis : “ et si on fait ceci, il y aura cela. ” Puis, les fins de non-recevoir, les lanternements, plutôt qu’un refus formel qui me paraît impossible. »

De fait, Monseigneur s’y opposa d’une manière détournée, prétendant privilégier la « réparation des églises dévastées de la banlieue »...

Alors, existe-t-il un lien entre les malheurs qui vont survenir quelques mois plus tard, à Paris, et l’extrême réserve de son archevêque à l’égard de tout ce qui pouvait favoriser le culte du Sacré-Cœur ?

On ne peut en douter quand on a une vue à la fois réaliste et surnaturelle des événements et de leur enchaînement. On se rappelle un avertis­sement de Notre-Seigneur que l’on peut appliquer à Mgr Darboy : « Comme le roi de France, ils n’ont pas voulu écouter ma demande, ils le suivront dans le malheur. »

L’abbé de Nantes explique dans sa retraite sur la religion de nos Pères les raisons de l’opposition des gallicans au Sacré-Cœur : « Ils voient bien que le Sacré-Cœur veut pour lui tout le cœur humain et qu’il veut régner sur toute la société et sur toutes ses institutions. Or, pris par leur ambition et par leur politique, les gallicans entendent demeurer indépendants, libres de mener leurs affaires ecclésiastiques et politiques à leur guise. »

L’archevêque de Paris refusait de soumettre sa politique aux volontés du Sacré-Cœur. Dès la proclamation de la République, lui, qui avait été grand aumônier de l’empereur et membre de son conseil privé, entra en contact avec les représentants du nouveau pouvoir, afin de prêter au gouvernement « un concours loyal » !

Contrairement à Mgr Darboy, les jésuites se montraient alors, dans l’ensemble, très favorables au Vœu et très clairvoyants sur les menaces qui pesaient sur notre pays.

LE PÈRE OLIVAINT : « SOYEZ ZOUAVES À PARIS. »

Le Père Pierre Olivaint, supérieur de la communauté des jésuites de la rue de Sèvres, était très renseigné sur les menées des révolutionnaires à Paris en raison de ses charges et de ses nombreuses activités apostoliques.

Le Père Pierre Olivaint ( 1816-1871 ).

Normalien, major d’agrégation d’histoire, converti sous l’influence des conférences de Lacordaire et de Ravignan à Notre-Dame, il entra non pas chez les dominicains, mais chez les jésuites parce que la Compagnie de Jésus était alors davantage attaquée et persécutée : « C’est ici le poste à tenir. Nos adversaires, en y portant de grands coups, nous indiquent eux-mêmes l’endroit à défendre : c’est le camp d’Israël. »

Il admirait Pie IX, le pape du Syllabus : « C’est un beau spectacle, disait-il après la publication de l’encyclique Quanta cura (1864), que de voir ce vieillard seul, abandonné, souvent trahi, menacé par les passions révolutionnaires, élever la voix sans crainte, pour rappeler au monde qu’il s’égare, quand il ne place pas les intérêts de Dieu avant toute autre chose. » (Père Charles Clair, Pierre Olivaint, Paris, 1882, p. 410)

À la nouvelle de l’éclatante victoire des zouaves pontificaux à Mentana, le 3 novembre 1867, il manifesta à ses élèves son merveilleux enthousiasme :

« Quels événements, quels événements ! On se plaignait qu’à notre époque il n’y eut plus de gens de caractère ; et voilà de braves jeunes gens qui versent leur sang pour Dieu !

« Est-ce donc que je veux vous engager à vous faire zouaves ? Ah ! si quelques-uns se sentent appelés, il est temps encore.

« À tous les autres, je dirai : si vous ne pouvez être zouaves à Rome, soyez zouaves à Paris ; défendez l’Église, sinon par l’épée, du moins par la parole, par la plume, par l’exemple ; à l’œuvre pour ce bon combat (...).

« Si notre pauvre France voulait, si elle savait comprendre la cause de ses malheurs ! Si désavouant son impiété sociale, elle revenait à Dieu pour reprendre sa vieille mission de nation catholique, armée du glaive, comme un chevalier, pour la défense de la sainte Église, ah ! comme elle se relèverait. »

Le Père Olivaint s’était mis à l’école du Curé d’Ars qu’il vénérait. Après son arrestation par les communards, le Père Lefebvre découvrit dans sa chambre ses disciplines de corde ensanglantées et ses autres instruments de pénitence. Comme le Père Lefebvre s’en étonnait, le frère qui faisait sa chambre tous les matins lui répondit : « Comment ! vous ne saviez pas qu’il était si méchant contre lui-même ? J’étais sans cesse obligé de laver et d’essuyer les taches de sang sur les murs ou sur les meubles de sa chambre. »

Le Père Olivaint savait que le démon existe et qu’on ne peut le vaincre que par le jeûne, la prière et la pénitence. Nous verrons comment une âme possédée par le diable s’est sentie touchée à l’intime et attirée tant par le Curé d’Ars que par le Père Olivaint. L’un et l’autre avaient le don de lire dans les âmes et leur surnaturelle énergie amenait Satan à lâcher prise (cf. Georges de Nantes, Lettre à mes amis no 41).

Apôtre de la charité envers les plus pauvres, notre jésuite exerça, par sa prédication et sa direction spirituelle, une influence profonde sur ses nombreux pénitents.

Madame Royer profita d’un séjour à Paris en 1869 pour lui ouvrir son âme. Il la rassura totalement sur sa vocation : « Je vous donne l’assurance que vous n’avez jamais offensé Dieu en renonçant à vos vœux dans les circonstances particulières où vous avez été placée. » Il lui donna des conseils d’oraison pour toute sa vie et l’établit dans une grande paix. Ce qui la prépara à recevoir ses premières révélations divines concernant la France pendant l’été et l’automne 1870.

L’INSURRECTION DE LA COMMUNE.

Après l’armistice signé le 27 janvier 1871, les préliminaires de paix le sont le 26 février. Mais les conditions du vainqueur sont exorbitantes. Il faut que Paris livre ses canons aux Prussiens, sans qu’ils aient servi !

Cependant, à la demande du président Thiers, les gardes nationaux peuvent conserver dans Paris leurs armes. Incitation à s’en servir, d’autant que quelques jours plus tard, le 10 mars, leur solde est supprimée, d’ordre du gouvernement, donc de Thiers ! De plus, le moratoire sur les loyers est levé : les locataires parisiens, qui avaient beaucoup souffert du siège et souvent perdu leur revenu, doivent les payer ! Rien de mieux pour exacerber les passions et favoriser des émeutes.

Quand le Conseil des ministres décide que l’armée va reprendre les cent soixante et onze canons qui se trouvent sur la butte de Montmartre, pour les livrer aux Prussiens, dans Paris le tocsin appelle à l’insurrection : des gardes nationaux massacrent le général Lecomte et leur ex-commandant en chef, Clément Thomas. Des éléments de la Garde nationale fédérée, on les appellera les Fédérés, supplantant les mairies d’arrondissement, s’érigent alors en Commune de Paris : le Comité central de la Garde nationale, qui siégera à l’Hôtel de ville du 26 mars jusqu’au 24 mai 1871, est l’organe exécutif de quelque deux cents bataillons regroupés en vingt légions.

Ne nous y trompons pas, la Commune ne fut pas une explosion spontanée de fureur révolutionnaire, mais l’aboutissement logique d’une conspi­ration ourdie dans l’ombre et minutieusement préparée, à l’instigation de Thiers. Pour les principaux chefs révolutionnaires, le mot Commune a un sens précis : il représente l’érection d’une dictature jacobine comme en 1793, centralisatrice, prétendument patriote, antireligieuse.

Mgr Freppel, évêque d’Angers, stigmatisa « cette bande de scélérats cosmopolites donnant la main à tous les éléments de désordre que Paris renferme dans son sein. Ces bêtes fauves, ces monstres à faces humaines » ne sont à ses yeux que de misérables victimes « nées de l’athéisme et de l’immoralité, le triste résultat des doctrines antichrétiennes et maté­rialistes qui depuis un siècle ont ravagé notre pauvre pays ».

Ainsi, l’abîme s’est creusé une nouvelle fois, comme toujours depuis la Révolution française. À “ droite ”, le noyau républicain capitaliste, voltairien, des grands directeurs d’industries et de la banque. Et à “ gauche ”, le mouvement révolutionnaire, anarchiste, socialiste et communiste, qui recrute dans le monde ouvrier.

Tandis que des démons ont pris possession de Paris, Thiers, de connivence avec les Prussiens, a gagné Versailles. La peur des Rouges, réflexe bourgeois dans toutes les révolutions du dix-neuvième siècle, excite les Versaillais. Commandés par Mac-Mahon, ils sont 70 000 hommes, parfaitement équipés, repliés à Versailles : ils encerclent Paris à l’ouest, tandis que les Allemands tiennent fermé l’est de la capitale.

Thiers a ainsi livré la population ouvrière de Paris aux révolutionnaires avec l’intention de l’écraser ensuite et d’imposer au pays, avec son faux ordre établi, sa dictature républicaine.

IL FAUT DES VICTIMES EXPIATOIRES.

Dès l’été 1870, voyant Paris menacé par la révolution, le Père Olivaint fit une retraite, au sortir de laquelle il se déclara « prêt à mourir pour l’Église, le Souverain Pontife, la Compagnie de Jésus ». Comme l’ami auquel il se confiait ne croyait pas à l’imminence du péril, il reprit : « Mon enfant, nous traverserons un bain de sang. » (Clair, p. 417)

Le Père Pierre Olivaint eut connaissance du Vœu national et il répondit le 7 mars 1871 à Alexandre Legentil pour l’encourager. Il faut dire qu’il avait lui-même beaucoup prêché sur le Sacré-Cœur au cours des années précédentes, consacrant même toute une retraite au Sacré-Cœur et à sainte Marguerite-Marie.

Pour sa part, il se préparait au martyre, comme le montrent les avertissements qu’il adressa à ses confrères et à des communautés religieuses. Le 26 mars 1871, il disait : « Il faut du sang pur à la France pour la régénérer ; mais qui de nous sera jugé digne de verser le sien ? Si nous sommes choisis, quelle grâce ! »

C’était vraiment sa conviction : « Maintenant, il faut à notre France ce qu’il fallut au monde, le rachat par le sang, non par le sang des coupables, qui se perd dans le sol et reste muet et infécond, mais par celui des justes qui crie au Ciel, conjurant la justice et implorant la miséricorde. »

Le 28 mars, il réunit les membres de la communauté de la rue de Sèvres, avertissant ses frères « qu’il fallait s’attendre à devenir victimes, qu’il y en aurait dans leur nombre à payer de leur vie ». Il recommande à tous la prudence et le zèle, le courage toujours et la confiance quand même. Enfin, à chacun en particulier, il remet un peu d’argent et assigne un lieu de refuge.

Quant à lui, il restera rue de Sèvres, tout en sachant que les révolutionnaires ne tarderont pas à forcer les portes de la résidence.

Quand on l’avertit que les communards allaient l’arrêter, il refusa de s’enfuir.

« Mais, mon Père, ils vous tueront !

– Eh bien ! répondit-il, ils me tueront, et le sang de leur victime rejaillira sur eux. » (Positio super martyrio, p. 298)

Paroles prophétiques qui s’accompliront à la lettre.

Certains jésuites partageaient son enthousiasme, animés comme lui d’une sainte ardeur pour le sacrifice. Par exemple le Père Alexis Clerc, ancien officier de marine, dont la devise était : « Tout pour le Cœur de Jésus, par ce Cœur, avec lui et en lui ! » Il avait prononcé le 29 novembre précédent un acte de consécration spéciale au divin Cœur de Jésus : « Je crois, disait-il, que cette dévotion donne droit à une effusion immédiate du Sacré-Cœur de Notre- Seigneur dans le nôtre. » Animé d’un amour passionné pour Jésus crucifié, il fit sa profession solennelle le dimanche 19 mars 1871, fête de saint Joseph, entre les mains du Père Léon Ducoudray, recteur de l’École Sainte-Geneviève.

Vers la fin du mois, une amie dévouée, qui n’avait pu assister à la cérémonie du 19, vint faire au Père Clerc une visite d’excuse et de politesse. Comme elle avait dû franchir plusieurs barricades et croiser des gardes nationaux menaçants, elle lui demanda : « Mon Père, n’avez-vous point peur pour vos maisons et vos personnes ?

– J’ai d’autant plus peur que Paris est plus coupable ; il aurait besoin d’être purifié par le sang. Le Bon Dieu devrait bien prendre le sang de quarante d’entre nous. »

Il n’en prendra pas quarante, mais cinq, dont le recteur et son profès, qui mêleront leur sang le 24 mai, dans un même sacrifice pour le Sacré-Cœur et pour la conversion de leurs bourreaux.

EN GUERRE CONTRE L’ÉGLISE.

Les membres du Comité central de la Commune appartenaient pour la plupart à la franc-maçonnerie et s’accordaient pour engager la guerre contre l’Église. Les anarchistes blanquistes, qui prirent rapidement le contrôle des postes clés du Paris insurgé, manifestèrent très vite leur rage antichrétienne : ils voulaient détruire le culte catholique, donc fermer les églises et tuer les prêtres.

Depuis des mois, à Paris, les émules d’Auguste Blanqui diffamaient le clergé et les congrégations religieuses, avec la complicité du gouvernement qui avait laissé leurs journaux se déchaîner contre l’Église, alors que l’état de siège lui donnait les moyens légaux de les en empêcher. La Patrie en danger, organe de Blanqui, était particulièrement virulente : « Les citoyens ne seront véritablement libres que le jour où ils auront envoyé le dernier des prêtres rejoindre dans la tombe le dernier des rois. » (19 septembre 1870)

Cependant, ils devaient tenir compte de l’estime du peuple parisien pour les religieux et religieuses, leurs œuvres charitables leur étant d’un grand secours.

Dans plusieurs faubourgs, les ouvriers ne badinaient pas et parlaient de faire le boucan dans l’école si on en chassait les chers Frères et, à plus forte raison, les chères Sœurs. À tant d’années passées au service des ouvriers, des pauvres et des malades, les religieux et les religieuses ajoutaient le prestige nouveau de leur héroïsme sur les champs de bataille, où on les avait vus recueillir les blessés, consoler les mourants, inhumer les morts.

À Paris, pendant les longs mois du siège, les communautés religieuses, par exemple les maisons des jésuites, avaient ouvert leurs portes pour accueillir et soigner de nombreux blessés. À elle seule, l’École Sainte-Geneviève avait reçu, du 20 août 1870 au 28 février 1871, 661 soldats blessés ou malades.

Néanmoins, la Commune proclame dès le 1er avril la séparation de l’Église et de l’État, ce qui implique que l’État n’est plus catholique : « Considérant que le premier principe de la République française est la liberté ; considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ; considérant que le budget des cultes est contraire à ce principe, puisqu’il impose les citoyens contre leur propre foi ; considérant en fait que le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté, décrète :

« Art. 1er : L’Église est séparée de l’État.

« Art. 2 : Le budget des Cultes est supprimé.

« Art. 3 : Les biens dits de mainmorte, appartenant aux Congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales.

« Art. 4 : Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens pour en constater la valeur et les mettre à la disposition de la nation. »

Bref, c’était la confiscation et le vol par l’État des biens du clergé.

Début avril, l’archevêché, rue de Grenelle, est pillé, et il sera mis à la disposition des francs- maçons pour tenir leurs réunions. Des Fédérés saccagent des églises : des tableaux y sont lacérés, des statues “ fusillées ” et mutilées, des reliquaires brisés, des tabernacles enfoncés, des hosties profanées.

On s’y livre à des orgies : des hommes se servent de calices pour s’enivrer ; des filles publiques s’affublent de vêtements sacerdotaux pour des parodies de procession.

Ces églises occupées sont transformées en magasins de munitions et d’approvisionnement ; d’autres, une trentaine, deviennent le siège de clubs révolutionnaires où retentissent les pires blasphèmes.

Des communards profanent des caveaux, déterrent des morts, pour lancer de monstrueuses accusations contre le clergé et des congrégations féminines.

Assurément, le diable est menteur et... homicide, comme nous allons le voir.

ARRESTATIONS ARBITRAIRES :

« Ibant gaudentes. » (Ac 5, 41)

Avant même le décret de la Commune voté le 5 avril sur la détention et l’exécution d’otages comme moyen de chantage sur le gouvernement de Thiers, des ecclésiastiques sont arrêtés. Lorsque le décret paraît au Journal officiel, le lendemain, plus de vingt-cinq prêtres sont déjà enfermés au dépôt de la préfecture.

En effet, dans la nuit du lundi au mardi saint 4 avril 1871, les communards ont envahi l’École Sainte-Geneviève et, à l’aube, son recteur et onze de ses confrères sont emmenés à la préfecture de police.

À la hauteur du pont Saint-Michel, le Père Ducoudray se retourne vers le Père Chauveau : « Eh bien ! Ibant gaudentes, n’est-ce pas ? » C’est la parole de saint Luc dans les Actes des Apôtres : « Les Apôtres s’en allaient joyeux d’avoir été jugés dignes d’être outragés pour le Nom de Jésus. » (Ac 5, 41) Les gardes qui les conduisent s’alarment de voir les visages de leurs prisonniers si radieux.

Ce même mardi saint 4 avril, c’est l’arrestation de Mgr Darboy, archevêque de Paris. Puis, au cours de la soirée, les communards pénètrent dans la résidence des jésuites, rue de Sèvres, et en repartent avec le Père Olivaint et le Père Caubert, procureur. Au dépôt de la préfecture, le Père Caubert se penchant vers un confrère lui dit : « Il faut des victimes, c’est Dieu qui les a choisies. »

Dans les jours suivants sont arrêtés l’abbé Deguerry, curé de La Madeleine, Mgr Surat, vicaire général, l’abbé Bayle, promoteur diocésain. Puis le 8 avril, douze religieux de la congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, dite de Picpus, sept séminaristes de Saint-Sulpice, d’autres jésuites et des curés de Paris. Bref, fin avril, deux cents prêtres ou religieux sont déjà emprisonnés arbitrairement et menacés d’être assassinés sans l’ombre d’un procès.

« Ce n’est pas votre politique qui nous inquiète, disait un communard aux picpuciens. On s’en fiche de votre politique, mais vous dites la messe, vous portez des scapulaires. Nous ne voulons plus de ces superstitions... Tous ceux qui portent la soutane vont partir ce soir même pour le dépôt de la préfecture. » Et, de fait, ils furent incarcérés.

Cependant, les dames de la halle protestent si énergiquement quand l’abbé Simon, curé de Saint-Eustache, est emprisonné, que les communards le relâchent deux jours plus tard.

Les gardes nationaux ont bien du mal à enlever le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice. Ils se heurtent aux fidèles réunis à l’église pour la céré­monie du lavement des pieds. Des hommes, des femmes surtout et des enfants se jettent contre eux, criant : « C’est indigne ! c’est abominable ! vous n’aurez pas nos prêtres ; tuez-nous plutôt ! »

Deux des gardes nationaux se retirent, disant qu’ils ne veulent plus faire une pareille besogne.

Finalement, le vénérable supérieur, l’abbé Icard, est emmené brutalement entre deux rangs de fusiliers, comme un malfaiteur.

Quand les gardes nationaux reparaissent avec deux autres sulpiciens arrêtés, une clameur presque générale s’élève dans la foule. Beaucoup de pauvres, nourris par la charité du séminaire et de la paroisse, apostrophent les gardes nationaux, leur disant que les prêtres ne leur ont fait que du bien.

Au fil des semaines, les arrestations vont continuer : des membres du clergé mais aussi des religieuses, par exemple, en mai, quatre-vingt-quatorze sœurs de la congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie sont incarcérées à Saint-Lazare, où elles subissent vexations et outrages de la part des nouvelles gardiennes, laïques. Mais les monstrueuses calomnies publiées contre elles dans le Mot d’ordre et le Cri du peuple suscitent aussitôt de courageux démentis de la part de leurs anciennes élèves.

DANS LES CELLULES DE MAZAS.

Le 10 avril, le Père Pierre Olivaint écrit au Père Lefebvre, son ami :

« Aujourd’hui, le sixième jour depuis notre arrestation. Combien de temps cela durera-t-il ? On voudrait bien avoir des nouvelles. Mais abandon à Dieu ! J’aime à me rappeler, puisque je ne puis le relire, le XVIIe chapitre du IIIe livre de l’Imitation, et il me fait du bien. » C’est le chapitre sur l’abandon à la volonté de Dieu : « Faites de moi ce qu’il vous plaira. »

« J’apprends une triste nouvelle, c’est que les Pères Ducoudray et Clerc sont partis pour [la prison de] Mazas. Voilà donc ce qui nous attend probablement. Va pour Mazas ! Et après, puissions-nous ne pas avoir d’autre prison que le purgatoire ! Et après, le Ciel ! »

Du dépôt de la préfecture, les ecclésiastiques furent en effet peu à peu conduits à la maison d’arrêt cellulaire de Mazas qui s’élevait près du pont d’Austerlitz, face à la gare de Lyon. Son agencement était concerté pour maintenir les détenus dans l’isolement le plus absolu. Les communards savaient que l’isolement, surtout s’il est pratiqué avec quelque rigueur, peut briser les plus fortes résistances.

La Commune laissa à Mazas, comme dans la plupart des prisons, les anciens cadres en place et se contenta de mettre ses créatures aux postes clés.

Les anciens gardiens faisaient la différence entre les nouveaux prisonniers et les habituels, condamnés de droit commun. Pendant une huitaine, l’un d’eux vint chaque jour prendre le bréviaire du Père Tauvel pour le porter au Père Tardieu, à qui on n’avait pas permis d’emporter le sien, et il venait le rechercher quelques heures après pour le redonner à son propriétaire. Un autre passait dans les galeries en criant : « Du pain, du pain ? » Sur un signal de l’intérieur, il ouvrait le guichet et en donnait à volonté.

Le nouveau directeur de la prison, installé par la Commune, Garreau, était un ouvrier serrurier de vingt-quatre ans, toujours aviné et menaçant, avec le revolver à la ceinture et le chassepot en bandoulière. La peine de quatre ans qu’il avait purgée en prison lui avait donné l’expérience nécessaire à son nouvel emploi ! Il commença par imposer aux gardiens une discipline de fer. On peut juger de la haine qu’il amassa contre lui en quelques semaines car le premier geste des gardiens, après la victoire de l’armée gouvernementale, fut de le fusiller.

Cet homme proférait les plus atroces menaces : « Si les troupes de Versailles entrent dans Paris, répétait-il aux prisonniers, la capitale sera incendiée, tous les prêtres que nous avons ici seront fusillés : Paris deviendra un monceau de ruines et de cadavres. »

« JE ME SUIS MIS EN RETRAITE EN ARRIVANT. »

Dès le début de son emprisonnement, le Père Olivaint commença la retraite de trente jours des Exercices spirituels de saint Ignace :

« Pas un moment d’ennui dans ma retraite que je continue, jusqu’au cou ; je suis au treizième jour, en pleine Passion de Notre-Seigneur, qui se montre bien bon pour ceux qui essaient de souffrir quelque chose avec lui. De plus en plus, soyons à Dieu. »

Comme il poursuivait sa retraite, la solitude ne lui pesait pas :

« J’en suis au vingt-troisième jour. Je n’aurais jamais espéré que la retraite d’un mois me fût rendue, et voilà que je touche au terme.

« Vous le comprenez, nous n’avons pas ici de nouvelles à donner. Et cet affreux canon qui gronde sans cesse ! Oh ! que cela me fait mal ! mais aussi que cela me porte à prier pour notre pauvre pays ! S’il ne fallait que donner ma misérable vie pour mettre un terme à cela, que j’aurais vite fait mon sacrifice ! »

Avec humour, il écrit par ailleurs à un ami :

« Maintenant quelques commissions : d’abord procurez-moi un promenoir en raccourci d’un kilomètre, que je puisse arpenter ma chambre, car nous n’avons pas encore pu mettre le pied dehors. Si vous trouvez aussi de l’air condensé, comme le lait à l’anglaise, par la même raison que nous restons enfermés, je vous serais bien obligé de l’envoi. Vous voilà bien dans l’embarras et bien dans la peine, j’en suis sûr, de voir votre dévouement arrêté par l’impraticable.

« Consolez-vous, les plaisanteries vous disent assez qu’au fond je n’ai besoin de rien. »

« J’ai gardé mon règlement de communauté, précise-t-il plus tard. Je m’en trouve mieux pour ma retraite, et je continue par là encore mieux de vivre en religieux quand même. » (18 mai 1871)

COMPROMISSIONS AVEC LES SUPPÔTS DE SATAN ?

Le Père Clerc n’est pas moins édifiant : « Avec la Bible, j’ai de quoi nourrir mon âme pendant plus de temps que je serai en prison, y dussé-je mourir de vieillesse. » (9 avril 1871)

« La mortification de la vie solitaire [en prison] est peu de chose pour un religieux habitué au silence et à l’étude et dont la vie se passe dans sa cellule religieuse. » (5 mai 1871)

Il manifesta son esprit si surnaturel quand il apprit que son père, Jules Clerc, était en relation avec un des hauts dignitaires de la Commune pour obtenir sa libération par un échange de prisonniers. Bondissant de sa chaise, il affirma vivement qu’il était opposé à la moindre compromission et à tout accord avec les insurgés. Non, on ne transige pas avec les suppôts de Satan.

« De grâce, protesta son père. Contenez-vous... Sinon, il vous arrivera malheur.

– Quel malheur ? Nous serons fusillés ! Quelle bonne fortune ! Tout droit en Paradis ! »

Radicalement différente était l’attitude de Mgr Darboy qui se prêta à des négociations en vue de sa libération. Il s’agissait pour lui d’être échangé avec Auguste Blanqui, prisonnier des Versaillais depuis l’émeute parisienne du 31 octobre 1870. Le 12 avril 1871, l’archevêque écrivait au président Thiers : « Touché du zèle que la personne dont je vous parle déployait avec une amitié si vraie en faveur de M. Blanqui, mon cœur d’homme et de prêtre n’a pas su résister à ses sollicitations émues, et j’ai pris l’engagement de vous demander l’élargissement de M. Blanqui le plus promptement possible. » (Dom Leclercq, Les martyrs, t. 15, Paris, 1924, p. 88)

Blanqui, le comploteur, dévoré d’une haine satanique contre l’Église ! Et qui fut l’un des principaux responsables de tant de profanations, sacrilèges et assassinats, tant ses campagnes odieuses et mensongères contre le clergé et les religieuses, dans la presse parisienne, avaient avivé l’anticléricalisme et trompé des pauvres gens.

Thiers ne donna aucune suite à cette démarche.

SOUFFRIR POUR LE SALUT DES ÂMES.

Les prêtres incarcérés à Mazas n’eurent jamais la permission d’y célébrer la messe. Ce fut l’une de leurs plus grandes souffrances : « Oh ! si nous pouvions bientôt remonter à l’autel ! Voilà la privation à laquelle je ne pourrai jamais m’habituer. » Et encore : « Si nous pouvions dire la sainte messe le jour de la Pentecôte ! » (Père Ducoudray)

On ne peut qu’admirer, dans cette conjoncture, leur abandon filial à la volonté de bon plaisir de notre très chéri Père Céleste : « La providence de Dieu est si admirable, elle emploie des ressorts si inattendus, si opposés en apparence à ce qu’on désire ! Quand tout semble perdu, c’est alors que Dieu se montre, afin que nous ne comptions que sur lui seul. » (Père Caubert, 9 mai 1871)

Ce qui soutient et fortifie ce jésuite, c’est son application à « l’oraison », mais aussi la communion des saints : « Je sens mon âme se ranimer, quand je pense que je ne suis pas seul à prier, à m’offrir à Notre-Seigneur. J’aime à me sentir appuyé par les prières et les mérites des autres. » (12 mai 1871)

Ses souffrances, le Père Caubert les offre pour le salut des âmes : « Je me remets souvent devant les yeux ma vocation, qui est de prier et de souffrir pour le salut des âmes, et j’implore les bénédictions de Dieu sur Paris et sur la France (...).

« Unissons-nous donc dans la prière pour faire cette sainte violence à Dieu, surtout dans ce mois, où la Sainte Vierge se charge de présenter nos prières à son fils Notre-Seigneur Jésus-Christ et nous provoque ainsi à une confiance sans bornes. » (17 mai 1871)

Lors de notre pèlerinage à Notre-Dame des Otages, nous avons évoqué la dévotion des jésuites incar­cérés au très Saint Cœur de Marie (Il est ressuscité no 221, mai 2021, p. 35).

« TRAVAIL, SILENCE, PAIX EXTÉRIEURE

ET INTÉRIEURE. »

Quant au séminariste Paul Seigneret, qui sera martyrisé le 26 mai 1871, il écrit à ses parents le 21 avril :

« Nous sommes restés huit jours au dépôt de la préfecture, dans une grande salle, où nous étions vingt-sept, jésuites, prêtres, et nous, séminaristes, menu fretin. C’est le jeudi de Pâques qu’on nous transféra à Mazas. J’ai trouvé là une bonne petite cellule, avec un coin de ciel par où s’envolent mes pensées, un hamac qui m’a rendu le sommeil, la possibilité du travail, le silence et la paix extérieure et intérieure.

« J’ose à peine vous dire que j’y vis heureux, sans inquiétude, à la complète disposition de Dieu. Je jouis d’une tranquillité d’âme qui me fait retrouver les plus doux moments de ma vie. Ma seule tristesse vient de la pensée de vos inquiétudes et des luttes de notre pauvre France.

« J’ai retrouvé là mon grand consolateur, le travail : j’ai déjà fait toute une étude sur saint Paul, que je méditais depuis longtemps. J’attends une Bible et, avec cela, je défierai l’ennui pendant des années, je crois.

« Depuis quinze jours, d’ailleurs, les joies si douces qui me sont venues m’ont donné la conviction que Dieu vous enverrait des grâces correspondantes de confiance et de paix. »

Le 2 mai, il écrit à son directeur spirituel : « Dans cette vie d’intimité avec Notre-Seigneur, et dans les réflexions qui nous sont venues, nous avons eu l’occasion de sentir que nous sommes bien entièrement à Jésus-Christ, et que lui seul nous suffit. »

Le séminariste se distingue par sa force d’âme :

« N’ayant rien à redouter et tout à espérer, l’avenir, de quelque façon qu’il nous arrive, se présente pour nous sous les apparences les plus heureuses.

« Je vis toute la journée plongé dans ma Bible, en présence de l’éternelle Beauté qui, Dieu merci, m’a ravi pour jamais. » (15 mai 1871)

Le réconfort et la joie intime des prisonniers, c’était de recevoir l’Eucharistie, mais ils la recevaient dans le plus grand secret. Par exemple, grâce à la complicité d’une employée de la préfecture avec une amie des jésuites : « Cette excellente geôlière revint me dire que les Pères accepteraient avec bonheur, et, devinant ce dont il s’agissait, s’approcha de moi et, ouvrant les deux poches du tablier très blanc et très propre qu’elle avait devant elle, me fit signe d’y déposer moi-même les deux précieuses petites boîtes qu’elle alla immédiatement porter aux Pères qui me firent très vivement remercier. »

On admire avec quelle ingéniosité des âmes très dévouées arrivaient à faire entrer la sainte Eucharistie dans la prison de Mazas. Il faut souvent lire entre les lignes pour deviner ce que les prisonniers ont reçu.

PAS UNE MINUTE PERDUE...

POUR ÊTRE TOUT À DIEU !

Le Père Ducoudray passait toute sa matinée, de 6 heures du matin à midi, en prières et exercices spirituels :

« Voici mon petit règlement de chaque jour :

« 5 heures, lever, puis balayage, nettoyage.

« 6 heures, oraison, que je prolonge d’ordinaire jusqu’à 7 heures et demie ou 8 heures.

« 8 heures, matines et laudes, prime et tierce.

« 8 heures trois quarts, un chapelet.

« 9 heures, déjeuner, matines et laudes de l’office de la Sainte Vierge.

« 10 heures, pendant une demi-heure, j’assiste en esprit et en union à la sainte messe qui se célèbre à cette heure, et je fais un quart d’heure d’action de grâces.

« 11 heures trois quarts, examen [de conscience].

« Midi, deuxième chapelet que je récite toujours pour notre chère communauté. Puis lecture des journaux.

« Vers 14 heures, je lis ou je travaille en prenant des notes jusqu’à 16 heures. »

Il précise par ailleurs : « J’avais eu la bonne idée de mettre dans ma poche, en quittant la maison, un petit livre contenant le Novum Testamentum et l’Imitation. J’ai beaucoup lu saint Paul. Quel grand et admirable cœur ! La lecture bien sentie dilate l’âme, puis il a été “ plus que personne dans les travaux et surtout dans les prisons ” (2 Co 11, 23), comme il l’écrit lui-même. Et moi qui ne suis encore qu’à carcere uno, ma première prison, je me vanterais de souffrir quelque chose ! Mais si nous sommes de ceux dont il est écrit : “ Vous serez en butte à la haine de tout le monde à cause de mon Nom, ” (Mt 10, 22) que nos tribulations sont encore mesquines, comparées à celles du grand Apôtre ! » (8 mai 1871)

Mais reprenons son horaire de la journée :

« Entre 9 et 16 heures, d’une manière très variable, vient s’intercaler une heure où on nous conduit au promenoir, espace grand comme la moitié de notre salle de récréation, où l’on se meut seul entre deux murs.

« 16 heures, j’achève les petites heures, je récite vêpres et complies du grand office et de l’office de la Sainte Vierge. »

Il terminait sa journée par un troisième chapelet priant particulièrement pour la conversion d’un ancien élève des jésuites qui s’était, hélas ! engagé dans le rang des insurgés.

Ces jésuites savaient que le rosaire est l’arme décisive pour terrasser le démon.

LA SEMAINE SANGLANTE

DU LUNDI 22 AU SAMEDI 27 MAI 1871.

L’armée de Versailles se préparait à investir Paris. Le 21 mai, alors que s’ouvre le dernier acte du drame, Thiers télégraphie au chancelier allemand qui s’impatiente : « Je supplie monsieur de Bismarck de nous laisser accomplir nous-mêmes cette répression. »

Pendant la semaine sanglante, du lundi 22 au samedi 27 mai, les Versaillais ensanglantèrent les rues et les places de Paris, entourant et étreignant les insurgés retranchés derrière des barricades. Le Comité de salut public de la Commune répliqua en ordonnant d’incendier par le pétrole monuments, hôtels et palais.

La capitale devint une image de l’enfer : le tumulte, les cris, la haine, la rage, le meurtre, l’incendie, dévoraient hommes et choses. Les communards avaient même mis le feu à la cathédrale Notre-Dame, mais les internes de l’Hôtel-Dieu se précipitèrent pour éteindre l’incendie des chaises du chœur, avant qu’il ne se propage.

Disons-le sans ambages, il est mensonger de prétendre, comme le fait l’historien Robert Tombs, à propos du massacre des ecclésiastiques : « L’effusion de sang a lieu dans des circonstances extrêmement tendues... jamais sur les ordres de la Commune. » (Le Figaro-Histoire, juin-juillet 2021, no 56, p. 57)

Le 17 mai, à 14 h 30, soixante-six membres de la Commune, tenant séance à l’Hôtel de ville, sous la présidence de Léo Meillet, examinèrent la question des otages ; un compte rendu en est paru dans le Journal officiel du lendemain. Raoul Rigault, procureur, se montra catégorique : « Nous avons des otages, parmi eux des prêtres ; frappons ceux-ci de préférence. » En conséquence, Léo Meillet mit aux voix le texte suivant qui rallia tous les suffrages : « La Commune, s’en référant à son décret du 5 avril 1871, en demande la mise en exécution immédiate. »

« Le lundi 22 mai, l’ordre est donné de procéder sur l’heure, et sur place, à l’exécution de tous les otages enfermés à Mazas. Les gardiens allaient et venaient, échangeaient entre eux de mystérieuses paroles, répondaient aux questions des condamnés par de menaçantes allusions, ou par un silence affecté, plus significatif encore.

« Cependant, il y eut un dernier répit : le directeur de la prison, par un sentiment d’humanité, ou par un calcul de prudence, osa représenter à l’impérieuse Commune qu’une exécution dans une maison de simple prévention serait un fait contraire à tous les précédents et à toutes les formes. En conséquence, il fut ordonné de surseoir et de transférer tous les prévenus de Mazas à la Roquette, prison des condamnés à mort. » (Armand de Ponlevoy, Actes de la captivité et de la mort des cinq jésuites, 1873)

Une liste pour le transfert fut dressée, elle comprenait cinquante-quatre noms, dont Mgr Darboy et trente-huit prêtres.

Pendant le trajet, le Père Olivaint se confessa à son vieil ami, le saint abbé Planchat, tandis que la populace accompagnait les voitures, « comme une troupe de tigres altérés de sang, raconte le Père Perny. Jamais, non jamais vous ne sauriez imaginer quelque chose d’aussi épouvantable. Je croyais voir une légion de démons acharnés à notre suite. Les injures les plus basses, les vociférations les plus éhontées sortaient de toutes ces bouches, hideuses à voir. » Des femmes, des hommes lançaient des menaces de mort : « Arrêtez ! arrêtez ! À quoi bon aller plus loin ? À bas les calotins ! Qu’on les coupe en morceaux ici ! »

Tandis que ces cris retentissaient à ses oreilles, le Père Olivaint encourageait ses confrères en leur rappelant sa devise chérie : « Ibant gaudentes ; les Apôtres s’en allaient joyeux. » (Ac 5, 41)

« ILS Y PASSERONT TOUS ! »

Les otages arrivèrent de nuit à la prison, près du cimetière du Père-Lachaise. « C’est en palpant avec les mains que l’on cherchait à connaître la disposition de la cellule et de son ameublement. Les gardiens se retirèrent aussitôt après nous avoir tous écroués dans nos cellules. » Toutefois, l’un d’eux s’approcha d’un prisonnier et lui confia d’un ton de voix très ému : « Ah ! Monsieur, c’est la rage au cœur que je fais cette triste besogne. »

« Quand le jour arriva, raconte le Père Perny, nous connûmes alors la disposition de nos cellules. Si nous avions pu douter de notre sort, l’installation même de ces cellules nous en eût avertis. C’étaient vraiment des cellules de passage pour un séjour de quelques heures. Une simple paillasse avec une couverture, voilà tout l’ameublement ! » Ni chaise ni le moindre ustensile, pas même la cruche d’eau traditionnelle.

C’était un certain François que la Commune avait promu directeur de la Roquette. Ancien repris de justice, il avait déjà fait six ans de travaux forcés et se distinguait par sa haine mortelle du prêtre :  « Ils y passeront tous », s’écriait-il.

Le Père de Bengy, qui entendait ces menaces comme les autres prêtres, confia à l’un d’eux :

« Je croyais autrefois être parvenu, dans mes retraites, à ce degré d’indifférence, par rapport à la vie et à la mort, que nous demande saint Ignace ; mais j’ai reconnu à Mazas que je n’y étais pas encore, et il m’a fallu plusieurs jours de méditation et de prière pour y arriver.

« Maintenant, grâce à Dieu, je crois bien en être venu à bout ; et même, Dieu soit béni ! je crois n’être plus seulement dans l’indifférence par rapport à la vie et à la mort, mais il me semble que j’aimerais mieux mourir, si Dieu m’en laissait le choix. »

Dieu lui offrit le martyre trois jours plus tard.

« IN ODIUM CHRISTI, EN HAINE DU CHRIST. »

Contrairement à Mazas, à la Roquette les prisonniers constatèrent, dès le lendemain de leur arrivée, qu’on leur permettait d’avoir des récréations communes.

De surcroît, chaque cellule, d’un côté du moins, n’était séparée de la cellule voisine que par une mince cloison qui partageait en deux la fenêtre commune. On pouvait donc facilement communiquer entre les deux cellules. Aussi, dès la première nuit, à peine enfermé, le jésuite Ducoudray se mettait en rapport avec son voisin, l’abbé Gard, séminariste de Saint-Sulpice : « Le Père Ducoudray me confia de suite qu’il portait sur lui le Saint-Sacrement, afin de me tenir en sa perpétuelle présence. Il ajouta : “ Faites une oraison fervente et mercredi matin je vous donnerai la communion pour la fête de Notre-Dame Auxiliatrice. 

« Il m’encourageait encore en disant : “ Nous ne craignons rien, ici ; nous avons le sort le plus heureux et, si nous sommes fusillés, ce sera in odium Christi, en haine du Christ. ” Il parlait ainsi d’un air pénétré, sans passion, avec amour pour les hommes, en déplorant leur aveuglement et leurs excès. Je compris alors pourquoi le Père Ducoudray paraissait toujours recueilli et composé comme un prêtre à l’autel. »

Le mercredi 24 mai, « à 6 heures, raconte le séminariste Gard, le Père Ducoudray frappa à la cloison. J’ai mis ma tête le plus près possible contre les barreaux, dans le coin de la fenêtre, et le Père a déposé sur mes lèvres une parcelle de la sainte Hostie, petite, il est vrai, mais qui était tout Jésus-Christ. Je me suis retiré dans ma cellule avec ce trésor, ce Compagnon du prisonnier. Je me suis mis à genoux contre la cloison ; j’ai prié, j’ai adoré Notre-Seigneur présent en moi et dans la cellule du Père. Je n’avais plus rien désormais à attendre sur la terre, j’avais mon viatique et je pouvais marcher [mourir]. Ceux qui ont reçu avec ferveur le Corps de Notre-Seigneur comprendront ce que doit être une communion faite au fond d’un cachot [prisonnier aux] mains des impies et malgré toute leur haine. »

« Dans le courant de la journée, rapporte l’abbé Bayle, je suis entré dans la cellule du Père Olivaint, ce que j’ai fait du reste plusieurs fois, nos cellules étant tout à fait en face l’une de l’autre. Il avait quelques livres, je n’en avais pas. Il m’a prêté une Explication des Exercices de saint Ignace ; il voulait même me faire commencer la retraite.

– Mais cela va vous priver, lui répondis-je.

– Oh ! non, répliqua-t-il, je n’en ai pas besoin, je sais tout cela par cœur, et j’en suis pour le moment à ma seconde retraite.

« Il me montra encore une petite image de la Sainte Vierge nouvellement éditée : au milieu de têtes de tigres, qui formaient l’encadrement, le divin Enfant dormait avec sérénité sur le sein de sa Mère. “ Voyez donc, me dit-il, comme c’est bien là notre situation. ” »

LA JALOUSIE DU PÈRE OLIVAINT.

C’est pendant la récréation que le Père Olivaint rencontra monsieur Chevriot, ancien élève de l’École normale, proviseur de la succursale du lycée Louis-le-Grand, à Vanves. « Il y avait, raconte ce dernier, trente-quatre ans que je ne l’avais revu. C’est lui qui vint se faire reconnaître de moi, me serrer la main et m’embrasser avec effusion : “ Ô mon cher camarade ! ” me dit-il, non sans un retour mélancolique sur les douloureuses circonstances de cette étrange entrevue, en un pareil lieu, et après une vie de part et d’autre si diversement agitée.

« Puis, me prenant à part, la main dans la mienne, le Père Olivaint, d’un ton à la fois affectueux et grave, me tint le langage d’un prêtre et d’un ami, et voulut s’assurer si je comprenais comme lui notre situation et ce qui nous restait à faire. Sa ferme amitié ne chercha pas à dissimuler un sentiment de satisfaction quand je lui avouai que je voyais les choses comme lui, que du reste rien ne nous séparait en ce moment suprême, et que j’avais eu le bonheur de trouver déjà auprès de mon compagnon de cellule, Père des Missions étrangères, ce que je lui aurais demandé à lui-même si notre rencontre avait eu lieu un jour plus tôt.

« “ Fort bien, mon cher camarade, me dit-il, avec son calme sourire, mais il me semble que vous m’apparteniez, et que j’ai un peu le droit d’être jaloux. ” »

LE GALLICAN CONVERTI PAR UN JÉSUITE.

Le Père Perny raconte l’une des conversions dont il fut témoin en ces journées si dramatiques : « Vous connaissez le talent et l’érudition de Louis Jean Bonjean, ancien sénateur, premier président de la Cour de cassation ; vous savez l’éclat qu’il a jeté dans la magistrature ; personne n’ignore ses qualités sociales, etc. Les catholiques de France n’ont pas oublié non plus que Bonjean, à la tribune du Sénat, défendait avec esprit les vieilles traditions gallicanes, dont il était devenu peut-être la personnification la plus complète de notre temps. Imbu de ces anciens préjugés parlementaires, vous vous souvenez des attaques de Bonjean contre certains ordres religieux, notamment contre la Compagnie de Jésus.

« Eh bien ! admirez le soin merveilleux de la Providence ! À cette heure, Bonjean se trouve en présence de quelques membres distingués de cette Compagnie, qui a la gloire d’être constamment persécutée, parce que, intimement unie à l’Église de Dieu et au Vicaire de Jésus-Christ, elle combat sans cesse les erreurs de l’époque. Bonjean a le choix entre quarante à cinquante prêtres qui l’entourent. Or, c’est un Père de la Compagnie de Jésus qui devient dépositaire des secrets de sa conscience et le médiateur entre lui et le Ciel.

« Cet acte simple et touchant nous semble la plus belle rétractation des anciens discours de Bonjean contre les ordres religieux. La consolation de sa famille sera toujours de savoir que ce magistrat distingué s’est préparé sérieusement à paraître devant Dieu. »

Voisins de cellule, le Père Clerc et le président Bonjean avaient fait connaissance à la fenêtre commune et, quand vint l’heure de la récréation, le président s’approcha radieux de Mgr Darboy : « Eh bien, Monseigneur, moi, le gallican ! qui aurait jamais cru que je serais converti par un jésuite ! »

MGR DARBOY RÉCONCILIÉ AVEC LES JÉSUITES.

À cette même « récréation, dans le préau qui longe les trois corps de bâtiment de la prison, raconte le Père Perny, chacun s’empressa autour de Mgr l’archevêque, qui se montra aimable à tous, malgré les grandes souffrances corporelles qu’il ressentait. Un de ses prêtres lui dit alors : “ Monseigneur, vous qui avez écrit sur la vie de saint Thomas de Cantorbéry, pensez-vous que, théologiquement parlant, si on nous condamnait à mort, cette mort serait un martyre ? 

« Il répondit : “ On ne nous tuerait pas parce que je suis Mgr Darboy, et vous monsieur un tel, mais parce que je suis archevêque de Paris, et vous, prêtre, et à cause de notre caractère religieux ; notre mort serait donc un martyre. ” »

Le Père Olivaint ne manifesta aucun ressentiment à l’égard de l’archevêque qui avait pourtant persécuté la Compagnie.

« Une vénération compatissante poussait le Père Olivaint à s’attacher surtout à la personne de l’archevêque de Paris. Souvent l’infortuné prélat, affaibli par les privations et par la souffrance, demeurait à moitié couché sur son grabat. Alors le Père Olivaint venait s’asseoir à ses pieds et ensemble ils parlaient du passé et du présent. “ Je ne suis resté qu’un moment avec eux, raconte l’abbé Bayle, mais tout dans leur attitude me faisait supposer que le Pontife avait dû témoigner au religieux la plus grande confiance. ” » (Clair, p. 466)

Les ecclésiastiques avaient encore quelques parcelles d’hosties consacrées. Le 23 mai, le Père Olivaint porta la sainte Eucharistie à Mgr Darboy ; le Père de Bengy à l’abbé Deguerry, et le Père Clerc à Bonjean.

LE DON DE SCIENCE DU SÉMINARISTE SEIGNERET.

Le sergent Evrard, qui se trouvait parmi les prisonniers, raconte :

« Celui de nos compagnons dont j’admirais le plus le courage et la résignation était le séminariste Seigneret. Ce charmant jeune homme, si doux, si modeste, faisait le sacrifice de sa vie avec un courage vraiment remarquable. J’admirais, en l’écoutant, la force de la foi dans un cœur pur et vertueux. Il était d’une belle taille, au-dessus de la moyenne. De beaux cheveux châtains encadraient un visage dont les traits étaient réguliers. Il y avait en lui quelque chose d’angélique qui captivait.

« Il n’avait aucune espérance [d’échapper à la mort] et paraissait détaché de la vie qui, à cet âge, semble pourtant avoir encore tant de charmes et d’attraits. Il acceptait le martyre comme un bonheur, regrettant seulement le chagrin que pourrait causer sa mort à sa famille.

« Il semblait fier que la Providence l’eût placé au milieu de tant de nobles victimes pour y partager leur sort, et heureux de n’avoir pas à connaître les vicissitudes d’une longue vie. »

Le soldat ajoute : « Sa surprise était visible quand je lui disais que je vendrais cher ma vie à ces misérables assassins. »

Le séminariste lui répondait : « Le témoignage du sang est plus fécond que l’emploi de mille vies. »

Ainsi était-il animé du don de science : il espérait et entrevoyait son martyre avec un immense bonheur, parce qu’il considérait le peu de valeur des choses d’ici-bas par rapport aux réalités surnaturelles du Ciel.

LE SECOURS DE NOTRE-DAME AUXILIATRICE.

Le mercredi 24 mai, le bruit des combats entre les Versaillais et les Fédérés se rapprochait de la prison, et les incendies de monuments, – l’Hôtel de ville abandonné par les communards, le Quai d’Orsay, les Tuileries, la bibliothèque du Louvre, la Légion d’honneur –, projetaient dans l’air des nuages de fumée si épaisse que les rayons du soleil en étaient obscurcis, et qu’on aurait dit une éclipse.

« À notre entrevue commune du matin, raconte le Père Perny, il me sembla lire sur la plupart des figures une lueur d’espérance. L’abbé Allard, s’approchant de moi, me dit : “ Dans deux jours, nous serons délivrés !

– Délivrés ? Bien-aimé confrère, distinguons. Des misères et des angoisses de la vie, très probablement, oui. Mis en liberté ? je ne partage pas encore vos illusions si douces. 

« Ce bon prêtre me regarda avec un sourire d’incrédulité. La grande majorité des otages nourrissait l’espoir d’une prochaine délivrance.

« Je me promenai ensuite quelques instants avec l’abbé Deguerry, dont le calme parfait excitait au plus haut degré mon admiration. J’en étais si frappé que j’en faisais la remarque à d’autres confrères.

« Assurément, ce vénérable curé connaissait parfaitement notre situation ; une grande énergie de caractère, jointe à la foi vive et simple du bon prêtre, lui faisait surmonter les émotions et les craintes de la nature. »

L’abbé Deguerry était prêt pour le martyre et il l’endura le soir même.

« À 14 heures, comme nous allions rentrer de la récréation dans nos cellules, raconte l’abbé Petit, le Père Ducoudray me dit : “ J’ai grande confiance en la Sainte Vierge. C’est aujourd’hui la fête de Notre-Dame Auxiliatrice ! Et puis, si nous sommes fusillés, il est certain pour moi que ce sera en haine de la foi. À ce compte, le purgatoire ne sera pas long. ” » Il subit lui aussi le martyre le jour même.

LE PÈRE CLERC, FIDÈLE À SA DEVISE.

Dans l’après-midi, une grande effervescence régnait dans le onzième arrondissement : réunis à la mairie, les chefs de la Commune apprenaient coup sur coup que l’armée gouvernementale avançait de toutes parts et que des défenseurs des barricades désertaient. Alors que Rigault venait d’être capturé par les Versaillais aux alentours du Panthéon et aussitôt abattu, Théophile Ferré, son successeur, rédigea et signa l’ordre, apostillé du cachet de la Commune, d’exécuter six otages.

Vers 8 heures du soir, un peloton d’exécution, constitué de jeunes forcenés, se rendit à la Roquette. Furent appelés Mgr Darboy, archevêque de Paris, Louis Jean Bonjean, premier président de la Cour de cassation, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, les Pères Clerc et Ducoudray, jésuites, professeurs à l’École Sainte-Geneviève, et l’abbé Allard, missionnaire atypique, aumônier militaire. On les conduisit, au milieu d’outrages et de mauvais traitements, jusqu’au second chemin de ronde, loin de tout regard indiscret.

Les voyant passer devant leur cellule, les prêtres se mirent à genoux et ils étaient en prière quand les fatales détonations, un feu de peloton, suivi de coups séparés, se firent entendre.

On sut par la suite que le Père Clerc, qui avait tant désiré rendre au Nom de Jésus le meilleur des témoignages, celui du sang, ouvrit sa soutane devant le peloton et présenta son cœur pour l’offrir à son Seigneur et Maître. Ainsi était-il mort, fidèle à sa devise, ne faisant qu’un cœur avec Celui de Jésus.

Quelques jours plus tard, apprenant l’assassinat de Mgr Darboy, le pape Pie IX dira : « Il a lavé ses fautes dans son sang et il s’est revêtu de la robe des martyrs. »

À L’ÉCOLE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES.

À la Roquette, la nuit suivante, lorsque le silence fut troublé par les pas lourds de plusieurs hommes ouvrant des cellules, les prisonniers crurent que leur tour était arrivé...

En réalité, les assassins, sous la conduite de quelques gardiens, venaient voler tout ce que les six victimes avaient laissé dans leurs cellules.

Quand le jour parut enfin, le Père Olivaint dit à l’abbé Bayle :

« Cette nuit, j’ai beaucoup prié pour vous, j’ai cru qu’on était venu vous chercher.

« Je me rappelais constamment un passage de la vie de saint François de Sales, où il est dit que ce saint évêque, se trouvant un jour sur le lac de Genève, dans une toute petite barque, fut assailli par une affreuse tempête. Il était porté à la cime des flots et retombait aussitôt comme dans un gouffre. Il était calme et heureux, parce que jamais, disait-il, il ne s’était mieux senti porté par la main de Dieu. »

Les prisonniers firent spontanément de ce jeudi 25 mai une journée de retraite et de préparation à la mort. Ils se confessèrent et s’exhortèrent mutuellement au sacrifice suprême.

Le Père Guerrin, des Missions étrangères, occupait la cellule 22, qui communiquait avec la cellule 21, où se trouvait monsieur Chevriot. Comme il avait constaté que l’appel des condamnés s’était fait la veille et se ferait probablement encore sans contrôler leur identité, il proposa à son voisin de répondre pour lui et de prendre sa place, si, lors d’un prochain appel, son nom était prononcé avant le sien : « Vous êtes marié, lui dit-il, vous avez une femme, un enfant, auxquels vous devez vous conserver, s’il est possible. Pour moi, prêtre, missionnaire, le martyre que j’ai été chercher en Chine sans le trouver, eh bien ! je le trouverai ici. »

Le proviseur refusa catégoriquement d’envisager une telle substitution.

LE DON DE FORCE GRÂCE AU CHAPELET.

Le frère Constantin Lemarchand, picpucien, raconte que Paul Seigneret le voyant abattu l’entraîna dans sa cellule où ensemble ils récitèrent le chapelet.

Tandis que le frère regagnait sa cellule tout rasséréné, le jeune séminariste traçait d’une écriture rapide sur son calepin ces lignes pour ses chers parents : « Je vous quitte pour une vie meilleure... Je mourrai en redisant le Te Deum. Bientôt nous serons réunis pour nous aimer éternellement. »

Quant au Père Radigue, il confiait à un autre picpucien : « Hier soir, lorsque j’entendis l’appel, j’étais à la fenêtre. J’avais quitté ma soutane et gardé seulement ma douillette pour respirer plus facilement à cause de ma maladie de cœur. Aussitôt j’ai repris ma soutane, voulant offrir le sacrifice de ma vie avec les habits que je porte à l’autel. »

Il ajouta : « Pendant la nuit, j’ai éprouvé une terrible agonie. »

Le Christ voulait le faire participer plus complètement à son agonie de Gethsémani. C’est en effet une des caractéristiques de la spiritualité picpucienne d’honorer la douleur intérieure du Cœur de Jésus en sa Passion par l’adoration perpétuelle du Saint- Sacrement tant de jour que de nuit. Leur vocation propre d’enfants des Sacrés-Cœurs est, selon l’expression du Père Coudrin, leur fondateur, « d’entrer dans la douleur intérieure du Cœur de Jésus pour réparer les outrages qu’il reçoit tous les jours ».

« Maintenant, conclut le Père Radigue, je vais vous faire mes adieux. Ce qui n’a pas eu lieu hier arrivera sans doute aujourd’hui. » Il ne se trompait que d’un jour.

CANTIQUE AU SACRÉ-CŒUR : MOURIR L’ÂME RAVIE.

« À peine arrivé à la Roquette, raconte l’abbé Petit, secrétaire de l’archevêché de Paris, le Père Gaubert me confia qu’il portait avec lui Notre-Seigneur. Depuis ce moment jusqu’à la fin, je ne le quittai guère ni le jour ni la nuit. Il n’avait pas l’entrain chevaleresque du Père Olivaint : c’était une âme tout intérieure, bien cachée, servant Dieu avec liberté d’esprit et dilatation de cœur, et sachant par sa direction rendre aux autres doux et léger le joug du Seigneur. Il aimait par-dessus tout la volonté de Dieu, la voyant en toutes choses. C’est pour cela qu’on surprenait toujours sur ses lèvres cette maxime : Confiance en Dieu, avec un sourire de filiale résignation.

« Le jeudi 25 mai au matin, je me sentais oppressé ; lui n’avait rien perdu de la douce tranquillité de son âme. Je frappai un petit coup sur la cloison qui nous séparait : c’était le signal convenu d’une rencontre. Il vint aussitôt à la fenêtre. “ Père, lui dis-je, je souffre un peu plus qu’à l’ordinaire, et vous ?

– Si vous voulez, nous allons chanter ; la musique dissipe la tristesse et fait du bien. Tenez, voici un pieux cantique du Père Lefèbre au Sacré-Cœur. 

« Et nous nous mîmes à chanter à deux voix ces strophes de circonstance :

Accordez-nous,
Seigneur, à tous,
Cette grâce incomparable
De bien finir
Et de mourir
Sur votre Cœur adorable.
C’est dans ce Cœur
Qu’avec bonheur
Je veux abriter ma vie :
Je veux un jour,
Avec amour,
Y mourir l’âme ravie !
Non, non, jamais
De vos bienfaits
Je ne perdrai la mémoire :
Je veux souffrir,
Je veux mourir,
Pour votre plus grande gloire.

À midi, comme les jours précédents, les otages se retrouvèrent ensemble dans le chemin de ronde intérieur. Les conversations étaient graves.

Le Père de Bengy, causant avec l’abbé Amodru, lui dit : « J’ai déjà fait mon acceptation indifférente. Comme saint Martin, j’ai dit à Dieu : “ Voulez-vous que je vienne à vous ? Me voici ! Différez-vous cette heure ? Non recuso laborem, je ne refuse pas le travail. ” » Il ajoutait avec un sourire qui illuminait sa belle figure : « Dieu aime qu’on lui donne avec un cœur joyeux ; et comme il n’y a pas de don plus considérable que celui de la vie, il faut le rendre parfait en le faisant avec joie. »

Le Père Olivaint fit ses adieux au Père Bazin : « Hier soir, lui dit-il en lui prenant la main avec une expression de transport, deux de nos Pères sont partis pour le Ciel, et cela doit recommencer aujourd’hui pour vous et pour moi ; ne nous séparons pas sans nous embrasser. »

Il causa ensuite avec Mgr Surat ; un témoin remarqua qu’il le confessa tout en se promenant avec lui. Puis, revenant au Père Bazin, il le pressa fortement sur sa poitrine : « Mon Père, adieu ; nous ne nous reverrons plus probablement sur la terre, mais au Ciel ! » De fait, il allait mourir martyr le lendemain.

CONVULSIONS DE RAGE DE LA COMMUNE.

Le vendredi 26 mai, la capitale s’éveilla sous une pluie fine. La lutte n’en continuait pas moins. Les communards ne reculaient que pas à pas, de barricade en barricade, dans leurs derniers bastions : Bercy, le faubourg Saint-Antoine, la Bastille, La Villette.

Aucun des prisonniers n’ignorait la présence désormais toute proche de l’armée gouvernementale, dont les balles perdues tombaient dans le chemin de ronde de la Roquette. Le bruit circulait également qu’il « y avait bien eu la veille des projets de tuerie, mais que le membre de la Commune chargé d’apporter la liste des nouvelles victimes n’avait pas pu arriver à la Roquette, par suite des mouvements des Versaillais ». Autant de raisons de craindre un dénouement tragique que d’espérer une prochaine libération !

« Nous attendions notre tour pour le jeudi 25 mai au matin, puis pour le jeudi soir, puis pour le 26 au matin, écrira l’abbé de Marsy ; toujours flottant entre l’espoir de voir arriver les troupes gouvernementales, dont nous entendions siffler les balles, et la crainte d’être massacrés dans une dernière convulsion de rage des Fédérés vaincus. Les manœuvres incessantes de l’artillerie insurgée autour de la prison, le son de leurs tambours et de leurs clairons, le grincement des mitrailleuses, le pétillement de la fusillade, les clameurs de la population voisine et les hurlements avinés des communards ne nous laissaient pas un moment de repos. »

Il n’était pas encore 7 heures du matin quand le commissaire Clavier, de Bel-Air-Picpus, se présenta au greffe de la Roquette. Il braqua son revolver sous le nez de François, directeur de la prison, en exigeant qu’il lui remît l’un des otages, le banquier Jecker, avec l’intention de lui extorquer sa fortune. Comme le banquier ne se laissa pas faire, il fut conduit rue de la Chine et abattu d’une balle tirée dans le dos.

De plus, les règlements de compte entre communards commençaient dans les quartiers qu’ils tenaient encore. Des civils et des militaires furent tués sauvagement par des bandes rivales. Même à la Roquette, on entendit nettement un appel : « Au secours ! Au secours ! » suivi d’une détonation.

LA PROCLAMATION DES ÉLUS.

Une femme déguisée en homme, Félicie Gimet, qui avait pris le nom de “ capitaine Pigerre ”, particulièrement haineuse, venait visiter les prisonniers pour les outrager. Elle était avec les forcenés de la tuerie du 24 mai et elle revint à la Roquette le 26 mai.

Ce jour-là, vers 3 heures de l’après-midi, un militant blanquiste, Gois, dit Grille d’Égout, arriva à la prison. « Nous venons chercher les otages ! » annonça-t-il brutalement à François en mettant le canon de son revolver sur sa gorge. « Donne les listes. Cette fois, il m’en faut cinquante ! »

François revint avec les listes. Gois les parcourut, calculant mentalement : 10 curés, 36 gendarmes, 4 mouchards, ça fera le compte.

« Voyons la liste des curés. » À haute voix, il dicta dix noms. C’étaient les Pères Olivaint, Caubert et de Bengy, jésuites ; les Pères Radigue, Tuffier, Rouchouze et Tardieux, picpuciens, conseillers du supérieur général ; le Père Planchat, frère de Saint-Vincent-de-Paul ; l’abbé Sabatier, vicaire à Notre-Dame-de-Lorette ; l’abbé Seigneret, séminariste.

Les otages furent rassemblés et, à l’appel de leur nom, parfois déformé, ils répondirent : « Présent. »

Évoquant plus tard cette scène devant les tribunaux, Nicolas Rabut, commissaire de police de la Ville de Paris, donnera son témoignage, combien émouvant : « Cet appel du 26 mai est un des épisodes les plus solennels de cette longue série d’héroïsme d’une part, de crimes de l’autre. Chacun a écouté cet appel, je ne dirai pas sans angoisse, mais sans faiblesse, et ceux dont le nom était prononcé se rangeaient avec fermeté près de ceux qui étaient déjà appelés. Pas une larme, pas un soupir indigné, pas une protestation...

« Je désire pour nos bourreaux [les communards qui allaient être condamnés] qu’ils sachent envisager la mort comme les victimes sorties de nos rangs. Les prêtres surtout m’ont fait voir les martyrs des premiers siècles de la religion. »

« C’était comme la proclamation des élus, dit un autre témoin, tant ils étaient heureux et fiers d’entendre prononcer leurs noms. »

Quelques instants après, 49 otages voués à la mort étaient réunis dans le préau central : 35 gendarmes, sac au dos, 10 ecclésiastiques et 4 civils, de prétendus espions.

Les victimes furent conduites sur les hauteurs de Belleville et les ecclésiastiques y célébrèrent leur dernière messe, une messe sanglante, où ils furent prêtres et victimes, à l’image du Christ immolé aux portes de Jérusalem sur la montagne du Calvaire.

LE CHEMIN DU CALVAIRE.

Le cortège sortit de la Roquette un peu après 4 heures de l’après-midi : les prisonniers étaient rangés deux à deux, les gendarmes d’abord, les prêtres ensuite, enfin les quatre civils. Un homme à cheval ouvrait la marche, annonçant mensongèrement que c’était un convoi de Versaillais faits prisonniers le matin à la Bastille. L’escorte se composait de cent cinquante hommes armés, gardes nationaux du 173e bataillon, renforcés des Enfants perdus de Bergeret, vêtus de vert sombre et coiffés du chapeau garibaldien à plume de coq, et d’autres bandits volontaires.

Les prêtres priaient et encourageaient leurs compagnons : « Ils adressaient de temps en temps de pieuses exhortations aux gendarmes qui, de leur côté, marchaient recueillis sans être encore trop troublés par les passants. »

Le funèbre cortège, après avoir monté la rue de la Roquette jusqu’au Père-Lachaise, s’engagea dans le boulevard Ménilmontant qui était très peuplé. Cependant, les ecclésiastiques ne furent guère outragés, les gens du quartier les regardaient passer, émus de compassion. Une femme, entrevoyant le drame qui se préparait, eut même le courage de leur crier : « Mais sauvez-vous donc ! »

Comme Gois tenait à ce que les prêtres soient attaqués et insultés, un homme à cheval courut prévenir les ouvriers d’une grande fabrique d’eau de Seltz qu’on allait fusiller des ecclésiastiques et des gendarmes. Un attroupement se forma bientôt, où voisinaient des hommes en uniforme, des femmes particulièrement exaltées et des gamins effrayants.

La rage qui couvait dans cette masse désordonnée dégénéra en furie : « À mort ! À mort ! criait-on de tous côtés. Mort aux curés ! Mort aux gendarmes ! » Des hommes et des femmes, possédés par le diable, se faufilaient à travers les rangs, cherchant à frapper les prisonniers. Même ceux qui conduisaient les captifs n’échappèrent pas à leur fureur, celui-ci recevant un coup de trique, cet autre un coup de crosse de fusil. Une cantinière à cheval, vêtue de rouge, ses cheveux ramassés dans un filet blanc sous son képi, ouvrait la marche. Derrière elle venaient trois cavaliers, porteurs de drapeaux rouges, deux clairons, un peloton de gardes nationaux avinés qui chantaient : « Y a la goutte à boire là-haut ! Y a la goutte à boire ! » puis les prisonniers, toujours encadrés d’une double file de Fédérés, baïonnette au canon.

Cependant, sur le parcours, des gens, soucieux du bon renom du quartier, murmuraient : « Ça ne portera pas de chance à Belleville, c’est une mauvaise note pour les gardes nationaux de par ici. »

Un jeune apprenti du patronage Saint-Anne de Charonne eut l’audace de s’avancer jusqu’au Père Planchat pour lui dire un dernier adieu.

Au no 229 de la rue de Belleville, plusieurs personnes sortirent sur la porte pour s’enquérir de ce qui se passait. Un Fédéré fit signe qu’on allait fusiller prêtres et gendarmes. Il y eut un cri de terreur et de pitié.

« Où menez-vous ces soldats et ces prêtres ? » reprit une voix.

– Au Ciel ! » répondit un gradé de l’escorte qui entra dans la maison et quémanda des habits civils pour se déguiser et fuir. Il disparut.

Au milieu du tintamarre infernal, les martyrs poursuivaient leur montée du calvaire, à l’image de leur divin Maître et Seigneur. Tous marchaient bravement au supplice, comme indifférents aux menaces et aux cris de mort. En eux resplendissaient les dons du Saint-Esprit, notamment le don de force.

L’ARRIVÉE AU GOLGOTHA DES VICTIMES.

À droite, le pavillon de l’horloge. À gauche, la statue du Père Pierre Olivaint. Les quarante-neuf prisonniers ont été massacrés au-delà du portail, sur la droite.

On s’arrêta finalement dans la rue Haxo.

Après avoir traversé un espace bordé de maisonnettes et de petits jardins potagers, on arriva dans une cour en face d’un bâtiment, le Pavillon de l’horloge, occupé par des communards. Au-delà, sur la gauche, un petit terrain vague, où l’on avait commencé de construire une salle de bal en prolongement du pavillon. Seule la fosse d’aisances était terminée et la terre qu’on en avait retirée formait une petite butte, accolée au mur du fond élevé de quatre mètres. Les murs en construction, à l’entrée, ne s’élevaient guère qu’à soixante centimètres. Ce lieu fut le Golgotha des victimes.

C’est au Pavillon de l’horloge qu’avait été établi le siège du deuxième secteur de la Commune, le centre aussi de son ultime résistance, depuis que le Comité central avait évacué la mairie du onzième arrondissement.

Il était près de 6 heures lorsque les prisonniers y arrivèrent. Après un moment d’hésitation, un jeune garçon s’élança et commanda la marche. Des Fédérés, massés au no 88 de la rue Haxo, applaudirent. On approcha une charrette attelée, un homme y monta pour haranguer la foule, un drap rouge à la main : « Citoyens, cria-t-il, votre dévouement méritait bien une récompense. Voici des otages que nous vous amenons pour vous payer de vos longs sacrifices. À mort ! À mort !

– Bravo ! hurla la populace, vive la Commune. À mort ! »

Cependant, à l’une des fenêtres d’une maisonnette, des chefs communards venaient d’apparaître. Ils se disputèrent avec ceux qui dirigeaient le cortège, personne ne voulant prendre la responsabilité de la tuerie. Il y eut de nouveau un moment d’hésitation très prononcée. Le noble comportement des victimes, leur sérénité en imposaient à leurs bourreaux.

« La dignité de leur attitude douce et sérieuse, l’aspect touchant de leurs regards, sans haine et sans peur, firent hésiter les assassins qui les approchaient, car on resta là plusieurs minutes sans oser les toucher, malgré les excitations et les cris de mort qui partaient non pas des premiers rangs de la foule, mais des plus éloignés. » (Acte d’accusation des meurtriers)

Cependant, sur une poussée brutale, la grille de l’allée du secteur s’ouvrit, et un Fédéré, brigadier d’artillerie, d’une taille et d’une force extraordinaires, se tenant à l’entrée, assena à chaque ecclésiastique un vigoureux coup de poing. En revanche, il n’osa toucher aux gendarmes, craignant leur réaction.

Le Père Tuffier, dont la couronne de cheveux blancs et la haute stature avaient attiré l’attention de la foule tout au long du parcours, trébucha sur la marche du seuil. Le coup de poing achevant de lui faire perdre l’équilibre, il tomba la face contre terre, mais un Fédéré, d’un coup de crosse dans les reins, l’obligea à se relever.

« MON DIEU, PARDONNEZ-LEUR, COMME JE LEUR PARDONNE. »

Soudain, Félicie Gimet, dite “ capitaine Pigerre ”, déguisée en cantinière, s’avança un revolver à la main, et apostropha les membres de la Commune : « Ils n’en finiront pas, ces fainéants-là ! Tas de lâches, vous n’allez donc pas commencer ! »

Trois gendarmes furent alors poussés, à coups de crosse, jusqu’à la murette, à l’entrée du petit terrain vague.

C’est alors que le Père Planchat supplia les bourreaux d’épargner les pères de famille : il s’offrait pour eux en holocauste, avec les prêtres.

Félicie Gimet se précipita sur lui et le plaqua au mur : « Je m’en vais t’en f... des pères de famille ! » Et à bout portant, elle déchargea son arme sur le religieux de Saint-Vincent de Paul. Ce fut le signal du massacre.

Une fusillade désordonnée éclata. Les trois gendarmes s’affaissèrent. Leurs camarades tombèrent sur leurs cadavres, puis les prêtres et les quatre civils.

Des misérables voulurent en forcer à sauter la murette, pour le plaisir de les tirer au vol. Quelques gendarmes sautèrent, et furent abattus dans leur élan. Les prêtres refusèrent. L’un d’eux dit : « Nous sommes prêts à confesser notre foi, mais pas à mourir en faisant des gambades. » Il fut saisi à bras le corps, et jeté dans le charnier.

Félicie Gimet, qui tirait sur les prêtres, gardera gravées dans sa mémoire les dernières paroles du Père Olivaint : « Mon Dieu, pardonnez-leur, comme je leur pardonne. Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains. »

Le séminariste Seigneret s’écria juste avant d’expirer : « Ô ma famille ! je désire qu’on ne fasse point de mal à mes bourreaux ! »

Alors qu’un marin fédéré visait le maréchal des logis Geanty, le Père Tuffier, des Sacrés-Cœurs de Picpus, s’élança sur l’assassin, le bouscula et se plaça devant la victime. Son geste déchaîna contre lui un redoublement de violences et d’insultes. « Trois coups pour celui-là ! » vociférèrent une dizaine de mégères. Pour toute réponse, le noble prêtre esquissa un geste de bénédiction. Le Père Tuffier tomba au troisième coup. On le crut mort, mais bientôt il se releva d’un mouvement convulsif. Les exécuteurs se ruèrent sur lui, et l’un d’eux, un tout jeune homme, lui brûla la cervelle d’un coup de feu, ce qui jeta le Père la face contre terre. Un des bourreaux, d’un coup de pied, le remit sur le dos et, s’apercevant qu’il râlait encore, l’acheva. Alors, une cantinière, de ses mains crispées, tenta de lui arracher la langue, mais ne pouvant y parvenir, elle souilla de ses ordures le visage du martyr.

Cette monstrueuse tuerie dura près de vingt minutes. Des femmes, juchées sur les murs d’enceinte, applaudissaient les assassins et outrageaient les victimes.

Lorsque tous les prisonniers furent tombés, un feu de peloton fut exécuté sur leurs corps entassés. Puis les meurtriers les piétinèrent et les lardèrent de coups de baïonnette.

Le Père Olivaint avait reçu une balle en plein cœur, et on lui avait brisé la moitié droite du crâne et cassé la mâchoire. Sur sa poitrine, on retrouva, avec la médaille de l’Œuvre de la première communion, son reliquaire et le portefeuille où il marquait les victoires et les défaites de son examen particulier.

Pour achever la ressemblance avec la Victime du Calvaire, les vêtements des martyrs de la rue Haxo furent partagés par leurs bourreaux.

Deux jours après l’horrible tuerie, le 28 mai, les Versaillais avaient anéanti les derniers îlots de résistance des communards : assurément, l’armée de Thiers l’avait emporté, mais en massacrant plusieurs milliers d’insurgés.

Quelques jours plus tard, dans une lettre à son ami l’abbé Lagrange, Mgr Charles-Émile Freppel écrivait : « Au moment de terminer, j’apprends les épouvantables massacres de Paris. Quelle abomination ! Grand Dieu ! qu’avons-nous donc fait pour mériter de telles rigueurs ? Vraiment la main du Seigneur s’est appesantie sur nous. Je suis bouleversé. Prions ! Prions ! »

UNE APPARITION DU PÈRE OLIVAINT

LE jésuite Armand de Pon-  levoy rapporte qu’il reçut peu après la mort des martyrs un courrier de l’une de ses connaissances, qui se distinguait par « la fermeté de son caractère et l’excellence de sa vertu ». Cette personne, qui habitait loin de Paris, voulait connaître l’heure à laquelle le Père Olivaint avait été fusillé, et elle lui en donna la raison :

« Le vendredi 26 mai 1871, vers 6 heures du soir, j’étais en train d’écrire et rien de ce que j’écrivais ne pouvait ramener ma pensée sur Paris ni sur les otages, lorsque tout à coup le Père Olivaint m’apparut tout souriant. Son teint, jaune ordinairement, était beaucoup plus animé et plus clair que de coutume ; il avait une expression de joie qui donnait à ses traits une beauté vraiment céleste. J’en fus tellement frappée que, mon premier saisissement passé, j’eus de la peine à me rappeler la figure du Père Olivaint telle que je la connaissais. Aujourd’hui encore j’ai des efforts à faire pour me le représenter tel que je l’avais vu la dernière fois. Les traits sous lesquels il m’apparut se présentent toujours à mon esprit les premiers, lorsque je pense à lui.

« La conviction que le Père Olivaint montait au Ciel ne me quitta plus, je crus l’entendre me dire : “ Mon enfant, voyez ma joie et qu’elle vous console. ” Elle me consola en effet, car une paix d’une suavité extraordinaire remplit mon cœur qui, jusqu’ici, n’avait pu envisager avec résignation la pensée de perdre le Père Olivaint.

« Ce sourire qu’il m’avait jeté comme en passant avait eu sur mon cœur une action si puissante que cette mort avait cessé d’avoir ses rigueurs pour moi.

« Cette apparition était pour moi presque une certitude que le crime était accompli. Je ne l’appris en réalité que le 29 mai. »

(Armand de Ponlevoy, Actes de la captivité et de la mort (des cinq jésuites), Paris, 1933, 18e édition, Téqui, p. 238-240).

D’AUTHENTIQUES MARTYRS.

Dans son oraison funèbre des cinq jésuites, l’abbé Bayle donna son propre témoignage puisqu’il s’était trouvé emprisonné avec eux. Sa démonstration pour établir qu’il s’agissait d’authentiques martyrs était si argumentée qu’on a pu la qualifier de véritable thèse canonique sur le martyre.

Image reliquaire des cinq jésuites martyrs de la Commune : « Ibant Gaudentes quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati ; Ils s’en allaient joyeux, car ils ont été jugés dignes d’endurer des outrages pour le Nom de Jésus. » C’est la parole de saint Luc dans les Actes des Apôtres : « Les Apôtres s’en allaient joyeux d’avoir été jugés dignes d’être outragés pour le Nom de Jésus. » ( Ac 5, 41 )

Le Père Olivaint eut tout de suite une grande réputation de sainteté, obtenant des faveurs merveilleuses à ceux qui recouraient à son intercession. Ce furent des conversions inespérées et des guérisons extraordinaires qui avaient tous les caractères d’authentiques miracles : les jésuites en publièrent des relations, accompagnées de certificats médicaux.

« C’est un apostolat merveilleux que le Père Olivaint continue d’exercer du haut du Ciel », remarquait le Père Clair, son biographe, en 1882. Il est « plus présent, plus actif, plus utile à tous ceux dont il fut le Père, depuis qu’il les a quittés ».

Les plus belles conversions opérées par les martyrs jésuites sont celles de farouches communards, par exemple celle du jeune Vermorel, un de leurs anciens élèves, à l’intention duquel le Père Ducoudray récitait chaque jour un de ses trois chapelets. Comme il fut mortellement blessé lors de l’entrée des Versaillais dans Paris, le Père Henri de Piégnon se démena pour arriver jusqu’à lui. Le jésuite ne sachant comment lui parler de Dieu et de son âme, eut l’inspiration de lui dire : « Le Père Ducoudray a prié pour vous dans sa prison, et c’est encore lui qui m’envoie près de vous. » Vermorel en fut touché, il confessa ses fautes et mourut en embrassant le crucifix que lui présentait le Père de Piégnon (La Compagnie de Jésus en France. Histoire d’un siècle : 1814-1914, t. IV, p. 209, 1922, Paris).

Ces manifestations de la puissance d’intercession des cinq jésuites favorisèrent l’ouverture de leur procès de canonisation que le pape Pie XI arrêta le 2 février 1924 en raison « du doute (sic) sur la haine antireligieuse » ! Le fait, rapporté sans aucun commentaire par le jésuite Paul Duclos (Archives jésuites HOL79), n’est pas surprenant quand on sait les accointances de Pie XI avec les politiciens francs-maçons de la troisième République, héritiers de la Commune.

Toutefois, vu le motif allégué pour entraver le procès, celui-ci reprit et se trouvait très avancé à la fin des années 1940 : le Procès apostolique (833 pages dactylographiées) était achevé ainsi que deux Positio (Positio super martyrio, 1946, et Nova positio super martyrio, 1948). Les listes et les comptes rendus des grâces extraordinaires obtenues par leur intercession sont extrêmement impressionnants.

Néanmoins, le procès n’a pas encore été conclu parce qu’à partir des années 1950 la Compagnie de Jésus n’a plus voulu connaître ses martyrs, tant leur vie et leur doctrine ne s’accordaient pas du tout avec ses nouvelles orientations, progressistes et bientôt conciliaires. Les nombreux souvenirs et reliques des cinq martyrs, tant à la rue de Sèvres qu’à Notre-Dame-des-otages, ont complètement disparu.

CONVERTIE PAR LE SANG ET L’INTERCESSION DU PÈRE OLIVAINT

Si le Père Olivaint poursuivit, après sa mort, un apostolat si fructueux, c’est certainement en raison de la prière qu’il avait adressée à Notre-Dame des Victoires, dès le commencement de son ministère sacerdotal :

« Ô Mère admirable, c’est un besoin pour mon cœur de le proclamer devant vos enfants : combien ne vous dois-je pas moi-même ! Ne suis-je pas de ceux que vous avez ressuscités ? Il y a huit ans déjà, moi aussi, un des habitués de votre pieux sanctuaire, j’ai entendu l’appel de Dieu. Quel bonheur j’éprouvais à me trouver le soir au milieu de vos enfants. Là se formait, se développait la vocation dans mon âme.

« Voilà que maintenant, presque au début de mon ministère, sans tenir compte de ma faiblesse et de ma misère, vous me donnez la parole dans votre sanctuaire. Que votre nom soit à jamais béni ! Encore une fois je ne veux être que l’instrument de vos miséricordes. »

Nous allons relater ici une conversion extraordinaire obtenue par son intercession, celle de Louise- Félicie Gimet, qui, dans un paroxysme de haine, avait déclenché l’horrible carnage du 26 mai 1871, rue Haxo.

Quand le pape Pie IX disait que les communards étaient des « démons tout droit sortis de l’enfer », ce n’était pas une exagération. Cela doit être pris à la lettre, comme nous allons le constater.

Louise-Félicie Gimet est née le 1er mai 1835. Ayant perdu de bonne heure sa mère, l’adolescente quitte la maison paternelle et mène une vie de bohème, changeant de ville au gré de ses amants. Désormais très hostile à l’Église, elle poursuit de sa haine le parti prêtre et les jésuites. Pendant un séjour à Marseille, elle s’inscrit à la franc-maçonnerie. Il semble même que, maîtresse d’un officier supérieur, elle se soit liée un moment à Garibaldi.

Toutefois, elle garde de son enfance pieuse une grande charité à l’égard des pauvres et un profond attachement à la Sainte Vierge, y compris au sein des années les plus noires et les plus sanglantes de son existence. Un jour de 1856, à Lyon, côtoyant une bande de jeunes gens dévoyés, elle entend l’un d’eux se moquer de Notre-Dame de Fourvière : « Montons voir la Marianne de Fourvière ! » Indignée, elle lui flanque une gifle des plus violentes. L’impie réplique : « De quel droit me frappez-vous ?

– Du droit que j’ai de venger une insulte faite à ma Mère », dit-elle en montrant la statue (Vie de la mère Saint-Augustin, fondatrice de la congrégation de Marie-Joseph, par une religieuse de la congrégation, 1925, Montligeon, p. 196).

Étant encore à Lyon, en 1859, elle consentit à accompagner à Ars une de ses amies, qui eut un entretien avec le saint Curé. Apercevant cette fille aux allures provocantes, il lui dit : « Votre heure n’est pas encore venue. Malheur à vous, car vous ferez beaucoup de mal ! Cependant, Dieu, dans sa miséricorde, aura pitié de votre âme. Grâce à la dévotion que vous conservez pour la Sainte Vierge, vous vous convertirez. » (ibid.)

À la fin de la guerre de 1870, Félicie est à Paris et s’enrôle dans l’armée des Fédérés. Elle revêt un uniforme : képi à trois galons, hautes bottes et grand sabre, et se fait appeler “ capitaine Pigerre ”.

Le 26 mai, elle est avec les femmes déguisées en cantinières qui excitent les badauds contre les otages et c’est probablement elle qui, sur son cheval, le regard féroce et impudent, prend la tête du cortège, affublée d’une écharpe rouge et d’un képi, les cheveux retenus par un filet blanc.

Rue Haxo, elle met fin aux hésitations des communards : « Pas de pitié pour les Versaillais ! hurle- t-elle. Tous des assassins, calotins ou gendarmes ! » Et, faisant feu sur le Père Planchat, elle déclenche l’horrible massacre.

Elle avouera par la suite aux religieuses qui l’ont recueillie qu’elle a tiré sur treize prêtres en deux jours.

Après la défaite de la Commune, Louise-Félicie est incarcérée à Saint-Lazare, prison sous la surveillance des religieuses de la Congrégation de Marie-Joseph, sœurs des prisons au voile bleu, fondée en 1805. La supérieure, mère Éléonore, remarque sa nature ardente et devient très soucieuse de la ramener à Dieu : « Je veux votre âme et je l’aurai », lui dit-elle. Ce à quoi l’ancien capitaine Pigerre lui répond : « Elle n’en vaut pas la peine. Je suis trop coupable, couverte de crimes. » Mais la religieuse ne s’avoue pas vaincue et implore de tous des prières pour la malheureuse.

Peu à peu, Félicie s’adoucit et elle finit par lui déclarer : « Je changerai de conduite si je sors saine et sauve des mains de la justice. » Or, aucune femme n’est exécutée, et l’on manque de preuves contre Félicie.

La supérieure l’engage à faire une retraite. Pour cela, Félicie revient de son plein gré dans une cellule où elle avait été écrouée quelque temps auparavant. C’est alors que la supérieure confie sa conversion au Père Olivaint, sa victime la plus notoire. Elle lui fait lire ses notes spirituelles (Journal de ses retraites annuelles, de 1860 à 1870, Paris, 1873). Le cœur de la malheureuse, si longtemps endurci, s’ouvre au repentir et elle livre à mère Éléonore son pacte diabolique. Lors de sa première confession à Saint- Lazare, sa contrition est si vive qu’elle lui provoque un évanouissement.

Comme elle souffre d’un mal de genou ancien et rebelle à toutes les prescriptions médicales, elle se rend neuf jours de suite au tombeau du Père Olivaint. À la fin de la neuvaine, son genou est complètement et définitivement guéri.

MANIFESTATIONS DIABOLIQUES.

Félicie est encore la proie d’attaques du Malin. Parfois on entend dans sa cellule un vacarme infernal et même, une fois, on la trouve à terre, le visage meurtri et des dents cassées. Le démon l’avait projetée contre la porte de sa cellule. Un jour, mère Éléonore conduit sa protégée dans une petite chapelle de Saint-Lazare, devant la statue d’une Vierge miraculeuse, et lui présente un prie-Dieu ; mais Félicie, mue par une force irrésistible, ne peut rester à genoux. Cependant, sur l’ordre de la supérieure, elle s’agenouille de nouveau, et prie quelques instants. En sortant de la chapelle, elle lui confie s’être agenouillée comme sur des clous.

Mère Éléonore est elle-même attaquée par le démon : il cherche à l’étouffer en l’étreignant à la gorge. Elle conservera toute sa vie les marques physiques de ces violences infernales (Vie de la mère Saint-Augustin, p. 198).

De Paris, la repentie est envoyée au Refuge de Doullens, où les mêmes faits étranges et alarmants se reproduisent.

Non, ce n’était pas des crises d’hystérie, mais elle souffrait d’une véritable possession diabolique, comme l’ont pensé les religieuses qui vivaient avec elle. Le jésuite Pierre Duclos écrit à l’encontre des rationalistes : « On ne peut taxer systématiquement de crédulité des religieuses entraînées à se défier des filles simulatrices ou fabulatrices. Or, elles n’ont jamais été tentées de classer Félicie Gimet parmi les suspectes, car toute sa vie témoignait désormais de sa bonne foi et de son équilibre psychique. » (Une pétroleuse convertie : Félicie Gimet et Pierre Olivaint, Revue d’histoire de l’Église de France, tome 74, 1988, no 192, p. 53-62).

LES AVEUX DE FÉLICIE GIMET.

C’est dans ces circonstances que Félicie raconte par obéissance à mère Éléonore ses relations avec les jésuites incarcérés. Elle le fait avec l’aide du jésuite Maxime de Haza-Radlitz (1831-1909), exorciste de l’archevêché de Paris, qui s’occupe de son cas. Elle y parle d’elle à la troisième personne : ces « on », « la personne », « le visiteur » lui donnent un style embarrassé, mais n’enlèvent rien à la sincérité de cette confession. Cette lettre autographe, datée du 3 décembre 1874, adressée à mère Éléonore, est reproduite dans la Positio du procès de canonisation des jésuites martyrs (Documenta annexa, p. 300-305). Nous en citons les passages essentiels.

« Avant d’entrer dans le détail des renseignements que j’ai à vous transmettre, vous me permettrez de vous dire qu’ils sont pour vous toute seule en excluant tous les membres de la congrégation. Le Père de Haza peut les lire, en prendre, s’il le juge convenable, copie, s’en servir pour la gloire du vénérable Père [Olivaint] en ayant grand soin de ne révéler en aucune sorte d’où il les tient.

« Je désignerai par “ on ” la personne que vous connaissez.

« Pour établir plus clairement la question, nous diviserons les Pères en deux catégories.

« Dans la première sont compris tous les Pères de la Compagnie de Jésus [incarcérés] et Mgr l’archevêque de Paris, le Père Olivaint excepté. Généralement peu de relations avec eux. Pourtant, afin de les taquiner et de les faire souffrir, pendant leur captivité on pénétrait encore assez souvent dans leur cellule. On cherchait quelques fois à lier conversation avec eux, mais ils n’ont pas répondu aux avances faites. Ils étaient habituellement en prière ou méditation. Le Père Clerc un jour pour réponse indiqua qu’il récitait son bréviaire.

« Un autre jour, Monseigneur de Paris, ironiquement interrogé s’il se plaisait bien dans son nouveau palais archiépiscopal, répondit très dignement par ces paroles : “ Très bien. ” Et ne parut plus faire grande attention au visiteur.

« Dans l’ensemble, on a toujours trouvé tous ces vénérables personnages très résignés et, malgré tout, commandant le respect.

« Le jour de leur mort (24 et 26 mai 1871), au moment du départ, on se trouvait là. Quelques Pères demandaient à rentrer dans leur cellule pour prendre quelques objets. Cela leur fut refusé. On ne se souvient que du mot de réponse du Père Ducoudray : “ Eh bien, Fiat ! ”, et il s’abandonna à ceux qui l’emmenaient avec ses confrères.

« On ne se souvient pas d’autres choses bien précises relativement à cette première catégorie de Pères.

« Du reste, ce n’était pas de leur côté qu’on se sentait intérieurement attiré : c’était vers le Père Olivaint. J’ai dit à dessein ces mots : intérieurement attiré. Car on a de la peine à s’expliquer comment on désirait souvent aller le visiter et lier conversation avec lui, c’est donc du Père Olivaint qu’on s’est surtout occupé. On voulait le faire souffrir et, malgré soi, chaque fois qu’on le voyait on se disait qu’on persécutait un saint.

« Donc, pour le Père Olivaint, trois époques :

« 1. Le temps de sa captivité. On voyait très fréquemment le Père, et il daignait s’entretenir avec le visiteur [c’est elle] ; et, plusieurs fois même, le bon Père disait des choses qui remuaient profondément notre personne et lui paraissaient bien étranges.

« Ainsi, un jour, on entrait dans la cellule du Père. Il priait. “ Vous priez pour vos persécuteurs ? ” lui dit-on. “ Oui, et particulièrement pour vous. ” Puis, quelques instants après : “ L’habit que vous portez n’appartient pas à votre sexe... Je prie pour votre conversion (ou quelque chose de semblable). Vous vous convertirez. 

« Il ajouta qu’on était animé par l’esprit de Satan.

« Une autre fois, c’était les mêmes charitables paroles, entre autres : “ Si vous parlez toutes les langues, ce n’est pas par suite de l’étude que vous en avez faite : c’est l’esprit de Satan qui vous guide. 

« Il lui disait encore que les principes de sa vie actuelle [la vie de Félicie] n’étaient pas ceux qu’on [elle] avait reçus dans son enfance.

« Il faut dire aussi qu’un jour on disait au Père qu’il parlait comme le vénérable Curé d’Ars, lequel avait tenu lui aussi à peu près ce langage.

« 2. Dernier jour (26 mai). En entrant dans la cellule, on trouve le Père tout rayonnant, tout joyeux. “ Est-ce que vous savez la nouvelle que je vais vous apprendre ?

– Je ne sais quelle nouvelle ; mais je suis content de souffrir pour Dieu.

– Je viens vous annoncer votre élargissement.

– Non ! (je n’y crois pas). Je ne pourrai plus travailler à la conversion des pécheurs, mais je prierai pour vous. Je ne sortirai plus de ma cellule que pour aller au Ciel.

– Eh bien ! ajoutait-on en essayant de l’ironie, puisque je vous procure la couronne du martyre, je pense que vous me garderez une place au Ciel.

– Je n’y manquerai pas.

« On lui dit encore qu’il serait injurié par le peuple. “ Je le sais bien. Nous serons maudits, mais nous, nous bénissons. 

« Au moment du départ, ainsi que je l’ai dit plus haut, quelques Pères demandaient à rentrer dans leur cellule pour prendre quelque vêtement nécessaire. On le leur refusa : “ Vous n’avez besoin de rien pour aller où vous allez. 

 En effet, dit le Père Olivaint, on n’a pas besoin de vêtements au Ciel. ” Puis il ajouta : “ Mes Pères, nous pouvons chanter le Te Deum. ” Et ils prièrent.

« À sa mort, on a entendu ces paroles du vénérable Père : “ Mon Dieu, pardonnez-leur, comme je leur pardonne. On croit aussi avoir entendu la parole suivante : “ Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains. 

« Je pense que le Père de Haza comprendra les phrases [du Père Olivaint] pendant sa captivité. Toutefois, pour faire voir combien elles remuaient profondément la personne et lui paraissaient extraordinaires, on rappelle que le vénérable Père Olivaint ne connaissait nullement le visiteur ni ses antécédents.

« 3. On ajoute encore qu’il y a quelques mois, on ne s’est senti porté qu’à prier surtout le Père Olivaint, et cela encore comme irrésistiblement. Dans les temps qui précédaient, s’il s’agissait de s’adresser au vénérable Père, c’étaient des souffrances et des rages intolérables.

« C’était pénible de revenir sur tous ces jours de lugubre mémoire. Mais, je le dois bien aux Pères. Je pense être certaine de ce que j’ai dit. Et même j’en suis certaine. »

Le Père Pierre Duclos note que Félicie Gimet n’avoue pas, dans cette lettre, qu’elle a elle-même tiré sur les prêtres. Il suppose que le Père de Haza lui a déconseillé de faire un tel « aveu écrit qui, s’il était surpris, serait à coup sûr passible de mort, nous sommes alors en 1874 ».

Il remarque surtout : « La grande révélation de cette lettre, c’est le rayonnement exceptionnel qu’exerça le Père Olivaint, suscitant en l’âme passionnée et per­vertie de Félicie une étrange alliance d’attrait et d’agressivité. La personnalité éminente d’Olivaint s’auréole ici de dons surnaturels, que confirment d’ailleurs les actes du procès en canonisation. Il a le don de lire dans les âmes, un peu comme le Curé d’Ars ; ce qu’admet Félicie Gimet, qui l’a rencontré : le Père Olivaint, sans qu’elle lui ait fait aucune confidence (elle le déclare en finale), sait qu’elle a eu une enfance chrétienne, qu’elle est dominée par Satan, et il lui prédit qu’elle finira par se convertir.

« Il ressort nettement des aveux de Gimet qu’Olivaint la jugeait victime d’une possession diabolique : “ Si vous parlez toutes les langues, c’est l’esprit de Satan qui vous guide. ” Symptôme caractéristique d’après l’enseignement de l’Église : “ Le démon fait employer des langues inconnues à la personne possédée. C’est un signe certain. ” (Dictionnaire d’apologétique de la foi catholique, t. 4, col. 58). Ce que confirme le Rituel romain : “ L’un des signes les plus assurés est de prononcer plusieurs phrases d’une langue inconnue ”, a fortiori en diverses langues. »

Le Père Duclos souligne aussi les « ultimes résistances de la repentie à prier celui qui veut l’arracher à l’esprit mauvais : “ C’étaient des souffrances et des rages intolérables. ” Ce que confirment les phénomènes dramatiques observés par les sœurs. »

DEVENUE « FILLE DE MARIE ».

En 1888, Félicie rejoignit mère Éléonore à la Solitude de Nazareth, à Montpellier, où elle vécut avec les religieuses, charitable et pieuse. Elle manifestait une dévotion très tendre pour Notre-Dame des Sept-Douleurs.

« Sa vie fut désormais exemplaire, sa fidélité au règlement et à la pratique de toutes les vertus, particulièrement de l’humilité, sa piété soutenue, ses efforts pour faire du bien à ses compagnes, lui valurent d’être agrégée sur sa demande à la petite association des Filles de Marie, sorte de tiers ordre que les sœurs de Marie-Joseph utilisent comme auxiliaires, particulièrement pour les surveillances. Elles portent un costume religieux spécial, bleu et blanc, et font des vœux annuels. » (Notice sur Félicie Gimet, communiquée par les sœurs de Marie- Joseph. Archives jésuites. Province de Paris. HOL78)

Quand elle y fut admise le 15 août 1890, elle reçut le nom de Marie-Éléonore, ses deux protectrices, celle du Ciel et celle de la terre. La prophétie de saint Jean-Marie Vianney se réalisait.

Au chevet des malades, elle se dévouait avec une patience et une douceur inaltérables, et elle sollicitait comme une faveur d’assister les mourantes, ce qui lui valut le surnom de Consolatrice des affligés.

La supérieure savait les turpitudes et les crimes que la pénitente avait commis. Mais d’après la règle de la congrégation, personne ne devait chercher à connaître la vie antérieure des filles repenties. Elle garda donc le secret jusqu’à la mort de Félicie.

Néanmoins, des incidents révélèrent à ses proches que son passé était bien mystérieux. Un jour qu’on lisait, pendant le travail en commun, le livre Souvenirs de la Commune, ses compagnes « remarquèrent plusieurs fois la vive impression que le détail de ces scènes sanglantes produisait sur elle. On la voyait pâlir et donner des signes de profonde émotion. Elle disait avoir connu intimement les principaux chefs de la Commune, ceux qui avaient joué le plus grand rôle au cours du massacre des otages. » (Notice sur Félicie Gimet)

De plus, chaque mois de mai, tandis que la communauté fêtait la Vierge Marie avec des fleurs et des chants, Marie-Éléonore, en dépit de sa grande dévotion mariale, était parfois prise d’accès de mélancolie. À l’une de ses compagnes qui voulait la consoler, elle murmura : « Si vous saviez tout, je vous ferais horreur et vous auriez peur de moi. »

LA VICTOIRE DE L’IMMACULÉE.

Le 8 septembre 1893, fête de la Nativité de la Sainte Vierge, elle fut frappée de paralysie et entra peu à peu en agonie, tout en gardant sa lucidité. Elle exprima le désir de recevoir les derniers sacrements. À son chevet, mère Éléonore lui demanda si elle n’avait aucune crainte étant donné sa vie passée. Rassemblant ses forces, Félicie parvint à articuler : « Je me suis jetée tout entière dans les bras du Bon Dieu ; que puis-je avoir à redouter ? » (Vie de la mère Saint-Augustin, p. 200)

Elle lui témoigna sa reconnaissance ainsi qu’à toutes les sœurs, puis rendit paisiblement son âme à Dieu le 12 septembre, fête du Saint Nom de Marie.

Le jour de ses funérailles, un orage d’une violence extraordinaire se déchaîna sur Montpellier et, au moment où le cercueil quittait le couvent, la foudre tomba sur le mur de clôture qui s’écroula dans un fracas épouvantable (Jeanne Ancelet-Hustache, Les sœurs des prisons, 1934, éd. Grasset, p. 296).

Comment ne pas y voir une manifestation de la rage du démon alors que Félicie, qui lui avait tant appartenu, lui échappait définitivement ?

Son repentir, sa persévérance et sa confiance dans la miséricorde divine étaient une grande victoire de l’Immaculée qui avait pris sous sa protection cette âme convertie par le sang et l’intercession du jésuite martyr, victoire qui préfigure le triomphe final de son Cœur Immaculé sur les puissances des enfers déchaînées.

Frère François de Marie des Anges.