Il est ressuscité !

N° 241 – Mars 2023

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2022

“ Sainte Église notre Mère ” 
L’Église maîtresse de civilisation

INTRODUCTION.

Lors du Synode sur l’Amazonie, en 2019, des théologiens catholiques, des évêques et le Pape lui-même ont exalté la culture indigène de l’Amazonie : ses richesses, les dangers qui la menacent et le devoir qui incombe à tout homme de s’engager pour la préserver. L’Amazonie, dernière terre vierge, préservée de toute la souillure de la civilisation moderne, invite les hommes de notre temps à une conversion... écologique ! Les organisateurs du Synode poussèrent le ridicule jusqu’à installer une pseudo-idole amazonienne de la Terre-Mère dans l’église Santa-Maria-in-Traspontina, au cœur de la ville éternelle... Quel sacrilège ! Aussi, de quelle joie vengeresse avons-nous été remplis lorsque les médias du Vatican, atterrés, nous apprirent qu’une âme remplie d’un zèle jaloux pour la Maison de Dieu, s’était emparée de la Pachamama pour la jeter dans le Tibre ! Car pareille aberration est insupportable à tout esprit catholique : jamais l’Église ne saurait exalter quoi que ce soit d’humain ou de naturel, qui n’ait été préalablement renouvelé par la grâce du Christ ! Or, disons-le franchement, la culture amazonienne, à y regarder de plus près, c’est à proprement parler la vie sauvage, la barbarie.

Néanmoins, l’erreur d’un jour ne peut pas nous faire oublier que depuis deux mille ans l’Église catholique est maîtresse de civilisation. À leur corps défendant, c’est pourtant ce que les organisateurs du Synode nous ont remis à la mémoire... En nous faisant voir une grossière déesse de fécondité au sein de cette magnifique église dédiée à Notre-Dame du Mont-­Carmel, ils nous ont permis de mesurer la distance qui sépare la barbarie de la civilisation. Elle est telle qu’il faut parler de deux « ordres » différents, comme disait Pascal, entre lesquels il n’y a pas de continuité.

Qu’est-ce donc que la civilisation ? Ce problème de définition n’est pas accessoire et, à plusieurs reprises, notre Père s’est attaché à nous faire comprendre ce qu’il fallait entendre sous ce vocable. Souvent, on considère qu’être civilisé, c’est avoir accès aux progrès techniques. On entend aussi par civilisation la politesse ou la convenance des relations entre les hommes. On admet en tout cas, au minimum, que cela consiste à ne pas manger ses semblables... Pour y voir clair, notre Père établissait deux distinctions.

Il faut d’abord distinguer entre civilisation et barbarie, entre un barbare et un civilisé. Une société civilisée repose sur une double base : la capitalisation et la transmission. Une civilisation, c’est donc un capital transmis. L’homme qui vient au monde dans une société civilisée y trouve et en reçoit infiniment plus qu’il n’apporte et ne pourra jamais apporter, si grand que soit son mérite personnel. Il bénéficie de tout l’apport des générations antérieures. Au contraire, tout ce que fait le sauvage est précaire, provisoire et hasardeux parce qu’il ne fait que le strict nécessaire aux besoins de la vie. Il ne transforme pas, ou si peu, le milieu naturel dans lequel il vit. L’héritage que le sauvage laisse à ses fils est donc bien maigre. Alors que nous, le capital que nous recevons à notre naissance, cette masse de biens qui va nous être transmise, est incalculable. En tant que civilisés, nous sommes d’absolus débiteurs : voilà pour la première distinction, irrécusable. Même si le Synode sur l’Amazonie a voulu la négliger pour louer l’harmonie des indigènes avec la nature, leur connaissance des plantes et des remèdes naturels, cela ne peut faire oublier que l’espérance de vie y reste plus faible que dans le reste du continent...

Mais, pour ainsi dire, il n’y a plus de sauvages aujourd’hui, ou il faut vraiment aller les chercher au fond de la brousse et de la forêt équatoriale. En ce sens, tous les hommes ont accès aux biens fondamentaux de la civilisation. Il y a bien en Chine ou en Inde une civilisation : c’est-à-dire un capital matériel et moral que l’on se transmet. Il y a des industries, des arts, des sciences, des mœurs favorables à la vie de l’être humain. L’homme est conservateur d’instinct et il aime à transmettre. Par exemple, notre Père aimait à dire qu’avoir des archives, c’est une marque de civilisation. Quelque développées que soient pourtant ces différentes civilisations, elles ne sont pas, à proprement dire, la Civilisation. Là encore, il y a un seuil à franchir, le passage à un nouvel ordre. C’est la seconde distinction qu’établissait notre Père, dans sa « Politique totale », entre culture et civilisation.

Comme son nom l’indique, la culture désigne le produit spontané, brut et total de l’activité d’un peuple. En économie, on parlerait de P. I. B. : la somme des richesses produites dans un pays au cours d’une année. La culture, c’est cela, mais pour les œuvres intellectuelles et esthétiques : les sciences, la littérature, les arts, les mœurs, etc. Tout peuple tire de sa nature une culture où s’expriment ses possibilités et ses aspirations. Mais ainsi considérée, la culture n’est que la confusion du vrai et du faux, c’est un chaos, et à trop exalter la culture, on en vient vite à justifier les pires pratiques. Puisque c’est humain, c’est légitime. Voilà une illusion criminelle, aujourd’hui universel­lement répandue.

La civilisation consiste en une mise en ordre. Elle est à la culture ce qu’est à la brousse africaine la merveille du jardin à la française. Cette notion n’est pas abstraite, elle est historique : à un moment donné, un certain peuple a réalisé cette mise en ordre de sa culture selon des principes supérieurs et universels. C’est le « miracle grec », comme dit notre Père, c’est le passage de la quantité à la qualité, du particulier à l’universel. Il ne suffit pas d’accumuler des biens et d’en faire un dépôt à transmettre aux générations futures. Toute quantité est susceptible d’accroissements nouveaux : ainsi, les hommes pourront construire des gratte-ciel toujours plus gigantesques ; cet amas de choses ne rassasie pas le cœur de l’homme, qui s’y épuise en vain. Ce que les Grecs ont compris, c’est que le bien n’est pas dans les choses, mais dans l’ordre des choses. Les Grecs n’ont pas inventé la poésie ou la sculpture – les techniques existaient – mais ils ont découvert la beauté. Aristote a enseigné que le véritable savoir ne consistait pas seulement à dresser un catalogue de connaissances, mais qu’il fallait encore parvenir à y mettre un ordre. Ce faisant, il a posé les fondements de la philosophie et des sciences physiques. Pour l’immense domaine de la vie sociale, le mérite des Grecs a été de découvrir les lois supérieures de l’organisation de la société, c’est la science de la cité, la politique. Et ainsi de suite : le vrai, le beau, le bien, voilà l’acquis de la Grèce antique. En prenant conscience de la puissance de la raison humaine, les Grecs ont eu le sens de l’universel. Néanmoins, il ne faudrait pas s’en tenir au seul « miracle grec » : les Grecs avaient leurs défauts, car la raison naturelle de l’homme est enténébrée, et bientôt, la démocratie et l’immoralité eurent raison de la cité grecque.

C’est Rome qui a repris le flambeau de la Civilisation en s’emparant de la Grèce. Comme disait Horace : « la Grèce captive a conquis son farouche vainqueur ». Rome, c’est la Loi, c’est le Droit, c’est l’Ordre. C’est plus prosaïque, mais c’est élémentaire, disait notre Père, politique d’abord. À quoi sert de s’enivrer de la beauté et de l’ordre des idées, si les barbares s’emparent de la cité et détruisent tout ? Rome a établi son ordre dans tout le monde méditerranéen et jusque dans certaines régions lointaines du nord de l’Europe. Et là où règne l’ordre, tous les autres biens abondent : telle fut la Pax Romana. Sous le règne d’Auguste (30 avant Jésus-Christ, 14 après Jésus-Christ), le monde connu tout entier était en paix. Tel est l’état de la civilisation humaine au moment où le Christ s’incarne.

Retracé en quelques lignes, ce mouvement historique conduit spontanément à l’idée d’un progrès dans l’histoire. À la notion de civilisation va donc se joindre une philosophie de l’histoire qui cherche à comprendre comment les peuples passent de la barbarie à la civilisation, et à comprendre quel est le sens de ce progrès.

Il y a deux attitudes, deux compréhensions possibles : linéaire ou cyclique. Pour Hegel et toute sa postérité, en particulier Karl Marx, il y a un progrès dans l’histoire, nécessaire, continuel et rationnel. C’est l’Esprit qui conduit l’histoire. La même grande vue progressiste sous des dehors chrétiens habitera le Père Teilhard de Chardin ou le pape Paul VI : tout converge vers le Point Oméga. Cette vision linéaire est fausse, elle n’est pas chrétienne, elle est même antichrist. Le Christ n’a jamais promis qu’après la civilisation humaine allait se développer sans cesse, jusqu’à devenir parfaite. Il nous a plutôt assurés du contraire...

En face de cette vision linéaire de l’histoire, il y a la vieille conception cyclique des païens de l’Antiquité, celle de l’éternel retour, que Nietzsche a réactualisée au dix-neuvième siècle : « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. » Il n’y a pas de Créateur et pas de Providence : le monde est éternel, et il est absurde. Seul le surhomme en lui imprimant sa marque est capable de donner un sens à son existence.

Que ce soit l’athéisme collectiviste d’un Karl Marx ou l’athéisme individualiste d’un Nietzsche, tous deux sacrifient froidement l’humanité présente à l’image qu’ils se font de l’humanité future et qu’ils nomment la « fin de l’histoire ». Les catastrophes du vingtième siècle en Allemagne et en Russie sont là pour nous prouver leur folie. Mais si leurs doctrines sont aussi séduisantes, c’est parce que toutes deux singent diaboliquement le seul véritable sens de l’histoire, qui n’est pas philosophique, mais religieux et chrétien.

Afin d’imposer leur idéologie, ces hommes et leurs disciples ont donc cherché à salir la religion chrétienne en la présentant comme l’ennemie de l’humanité, de sa liberté, de son bonheur. Nous connaissons le qualificatif marxiste de la religion « opium du peuple », mais la haine de Nietzsche contre l’Église catholique a été presque aussi funeste. Voici l’une de ses invectives, prise entre mille autres : « Le christianisme est une tendance décadente faite de tous les déchets et des rebuts de tout ordre. Aussi n’est-il pas national ni racial, il s’adresse aux déshérités de partout. Il est plein de rancune contre tout ce qui est de belle venue et dominateur. » Voilà la grande accusation que les nietzschéens de gauche comme de droite répètent inlassablement : l’Église est une force de dissolution, elle est l’ennemie de la civilisation.

Cet héritage de la Grèce et de Rome que nous avons dit être le trésor commun de l’humanité, les acquis les plus universels, l’Église l’aurait donc ruiné ?

C’est ce qu’ils affirment et c’est à cette objection que nous allons tâcher de répondre dans cette conférence, en présentant trois grandes preuves tirées de l’histoire de l’Église. La première preuve est négative, elle consiste à démontrer que l’Église des premiers siècles n’est pas responsable de la décadence de l’Empire romain.

La deuxième preuve est positive, elle montre que l’Église catholique a porté la Civilisation à son sommet : la Chrétienté médiévale.

La troisième preuve est de nouveau négative puisqu’elle rappelle que la rupture de la Chrétienté par Luther au seizième siècle a plongé la civilisation dans un irrémédiable déclin.

Pour chacune de ces grandes périodes, nous évoquerons la figure de deux ou trois grands hommes et présenterons un texte ou une image particulièrement évocateurs.

PREMIÈRE PARTIE : 
L’ÉGLISE SAUVE LA CIVILISATION

SAINT PAUL, CITOYEN ROMAIN, APÔTRE DES NATIONS.

Le premier homme que nous rencontrons, c’est saint Paul, qui fait à lui tout seul le pont, le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament d’une part et l’Empire romain d’autre part. Comme il le dit lui-même, il est « de la race d’Israël, Hébreu fils d’Hébreux » (Ph 3, 5), mais il est aussi né citoyen romain. Et c’est en raison de cette double appartenance que Notre-Seigneur l’a choisi pour annoncer l’Évangile aux païens.

Le fait est que la civilisation romaine va se révéler très favorable à l’accomplissement de sa mission. Les Actes des Apôtres nous ont laissé de nombreux indices de ce que fut cette Pax romana, cet ordre qui régnait dans tout le bassin méditerranéen sillonné par saint Paul à plusieurs reprises. En de nombreuses occasions, l’Apôtre des nations devra sa liberté à la protection de la loi romaine et il saura user de ses privilèges de citoyen romain. Les premiers missionnaires chrétiens profitent également du réseau de routes terrestres et maritimes, ingénieusement développé par les Romains. Le grand effort d’unification entrepris par ces derniers, par la langue, les infrastructures, la force militaire et le droit, exprimait leur désir d’un certain universalisme, du sens qu’ils avaient de leur mission civilisatrice pour le bonheur de l’homme. Mais seule l’Église catholique, c’est-à-dire universelle, va porter cette aspiration à son plein accomplissement : car une fois baptisé, il n’y a plus ni juif ni païen, ni esclave ni homme libre, car tous sont des fils de Dieu par la foi dans le Christ (Ga 3, 28).

Mais il nous faut aller tout de suite à l’essentiel, à la « politique totale » telle que la définit saint Paul à la fin de son épître aux Romains. Ces quelques versets ont défini pour toujours l’attitude de l’Église vis-à-vis des pouvoirs temporels : « Que toute âme soit soumise aux autorités supérieures. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Lui. » (Rm 13, 1) Après les premières persécutions, sous Néron, dans ses épîtres pastorales à Tite et à Timothée, saint Paul ne s’exprimera pas autrement : « Rappelle à tous quil faut être soumis aux magistrats et aux autorités... » (Tt 3, 1) Pour saint Paul, l’obéissance à l’autorité établie reste un devoir pour le chrétien, même lorsque ladite autorité se met à persécuter l’Église. C’est une exigence du bien commun et un acte de soumission à la volonté de bon plaisir de notre très chéri Père Céleste. Jamais les chrétiens ne seront des rebelles ou des révolutionnaires. Jamais l’Église ne prendra le parti de la lutte violente des esclaves contre les maîtres. Elle aurait pu le faire, mais elle s’y est refusée, à cause de cette doctrine qui est celle du Christ lui-même : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur. » (Rm 13, 7) Et si l’impôt et les taxes sont dus à César, la crainte et l’honneur reviennent d’abord à Dieu. Pas question pour le chrétien de jouer à l’anarchiste pour échapper au service militaire ou éviter de payer ses impôts ! Ainsi, les premiers chrétiens furent les plus soumis des hommes... du moins pour tout ce qui, dans la loi romaine et dans les actes impériaux, ne portait pas atteinte au culte du vrai Dieu. Car, comme le dira saint Pierre par deux fois devant le Sanhédrin : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » (Ac 5, 29)

Ainsi, dans le même passage de son épître aux Romains, saint Paul définit l’autre facette de l’attitude du chrétien en milieu païen : « Mes frères, conduisons-nous avec dignité : point de ripailles ni d’orgies, pas de luxure ni de débauche, pas de querelles ni de jalousies. Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rm 13, 13-14) C’est la première rupture de l’Église apostolique avec ce monde païen profondément embourbé dans tous ces vices, et s’en faisant gloire. La cause de tous ces désordres, comme l’explique saint Paul, c’est l’idolâtrie à laquelle se sont livrés les païens : le culte de toutes sortes d’idoles orientales immondes, certes, mais surtout le culte de l’homme. En effet, à partir du règne d’Auguste, les Romains ont commencé à rendre un culte à leurs empereurs, vivants et morts. Le refus des chrétiens de participer à cette idolâtrie politique est à l’origine de la seconde rupture de l’Église avec la société païenne. Lorsque les empereurs, pour tenter de ralentir la dislocation du corps social, tenteront de restaurer le culte des anciens dieux de Rome, les chrétiens refuseront également de s’y prêter, en dépit de tous les décrets impériaux. Selon la parole du Maître, ils sont dans le monde, mais ils ne sont pas du monde (Jn 17, 14-18).

Peu à peu, les empereurs prennent conscience de la nouveauté que représente le christianisme. Ils comprennent qu’une société païenne ne parviendra jamais à l’assimiler, car il n’a rien de commun avec tous ces ésotérismes ou syncrétismes qui servent si bien les intérêts du pouvoir.

La religion chrétienne, révélée, s’affirme comme la seule vraie. Cette révélation est une révolution religieuse, comme disait notre Père, la seule vraie révolution décisive, celle qui va réellement transformer l’homme en l’affranchissant du péché par le Sacrifice de la Croix.

Cette « révolution de Jésus » (CRC n° 73, octobre 1973) fit peur aux païens, elle leur fit horreur. Alors, comme l’avait prédit le Maître, pendant trois siècles, les persécutions vont se déchaîner. Paradoxalement, ce seront les meilleurs empereurs, les plus lucides sur les efforts à consentir pour ralentir la décadence, qui seront les plus grands persécuteurs de l’Église. Ils avaient trop besoin de la religion d’État pour asseoir leur pouvoir. La survivance de cette Église primitive et la persévérance d’innombrables martyrs sont à elles seules miraculeuses. Bon nombre de païens, touchés par cette foi et ce courage, se convertiront. « Le sang des martyrs est semence de chrétiens », comme disait Tertullien (155-222).

Or, il est vrai que les accroissements miraculeux de l’Église coïncident avec le déclin de l’Empire romain. Des penseurs antichrétiens comme Ernest Renan (1823-1892) ont affirmé que l’Église en portait la responsabilité, mais sans apporter aucun argument convaincant.

La vérité, c’est que l’Empire romain est mort de vieillesse, de sa propre corruption, de son paganisme et de son refus d’embrasser la foi chrétienne. À partir du troisième siècle, la destruction de l’institution familiale atteint des proportions gigantesques : le taux de natalité a chuté, l’avortement se pratique couramment, ainsi que l’abandon des enfants. L’adultère et le divorce sont presque devenus normaux et encombrent les tribunaux. De plus, l’enrichissement fabuleux résultant des conquêtes arrose d’un flot d’or et d’esclaves la capitale de l’Empire, incitant à la paresse et à tous les vices qui résultent de l’oisiveté, d’où cette passion névrotique pour les jeux du cirque. Et cetera.

À cette démoralisation profonde qui ne cessera d’empirer, le christianisme seul est capable de remédier. Après la fin des persécutions sanglantes, avec le règne de Constantin, l’Église va donner la preuve de sa vitalité, de son organisation interne et de sa charité. À partir du quatrième siècle, l’Église commence à avoir les moyens d’opérer un renouvellement de la morale sociale. Aux vieilles vertus cardinales connues (à défaut d’être pratiquées) par les païens : le discernement, la justice, la force et la tempérance, les chrétiens ajoutent l’humilité, que l’Antiquité avait méconnue. La nouvelle morale sociale, qui définit les rapports entre les hommes, c’est la charité chrétienne : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Suivant ce précepte, l’Église développe les œuvres charitables, prêche en faveur de la famille, du mariage chrétien et de la chasteté. Contre l’oisiveté, source de tous les vices, la religion chrétienne pousse les hommes au travail car, comme disait saint Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2 Th 3, 10) Néanmoins, sur les instances de l’Église, les duretés du Droit et de la Justice romaines s’adoucissent. Bientôt les jeux du cirque sous leur forme la plus cruelle disparaîtront. Et lorsque Théodose, à la fin du quatrième siècle, interdit les cultes païens, il ne fait que renverser des édifices depuis longtemps déserts et des idoles vermoulues.

Pourtant, malgré la conversion des empereurs et d’une majorité des citoyens, le déclin ne semble pas devoir s’arrêter. Pour quelle raison ? La principale explication, c’est que le pouvoir politique est tombé en décrépitude : après Constantin, il n’y a guère que Théodose qui parvint à diriger réellement l’Empire. En dehors de ces deux règnes, ce ne furent que coups d’État et assassinats. Lorsque l’autorité politique fait défaut, l’ordre et la paix ne sont plus garantis, et la société se dissout.

De plus, la tentation était grande pour les empereurs de prétendre diriger l’Église, et beaucoup cédèrent à cette tentation du césaro-papisme... Ce que l’Église ne pouvait pas accepter, a fortiori lorsque les empereurs se montraient favorables à l’hérésie arienne. L’Église comprend très vite qu’elle ne doit pas lier son destin à celui de l’Empire, sans quoi celui-ci l’absorbera tout entière et la mettra à son service... Et d’ailleurs il risquerait de l’entraîner dans sa chute !

Néanmoins, pour assurer le gouvernement de ses sujets, l’Empire va être conduit à s’appuyer de plus en plus sur la hiérarchie ecclésiastique. C’est l’Église qui a réclamé, à partir du quatrième siècle, la création de « défenseurs de la cité » pour protéger le peuple contre les hordes barbares et contre les fonctionnaires corrompus. Bientôt ce rôle échoira en priorité aux évêques, seules véritables autorités dans le chaos grandissant. Ces hommes, souvent issus de grandes familles latines, perpétuent le sens pratique, le génie de l’organisation et cet art de gouverner qui avaient fait la puissance de Rome.

SAINT AMBROISE, DÉFENSEUR DE L’ÉGLISE.

Le représentant emblématique de cette élite chrétienne qui, à la fin du quatrième siècle, prend en main les destinées de la civilisation, c’est saint Ambroise (340-397), la deuxième grande figure que nous rencontrons sur notre chemin après saint Paul. Il est, par sa naissance et sa formation, l’homme de la double fidélité. Il est né dans une famille patricienne chrétienne et a reçu une éducation latine classique, en vue de devenir haut fonctionnaire de l’Empire. Très jeune, il devient gouverneur dans l’Italie du Nord où il fait preuve de qualités remarquables. Sa renommée est telle que, lorsque le siège épiscopal de Milan se trouve vacant, alors qu’il intervient pour ramener le calme, le peuple s’écrie : « Ambroise : évêque ! » et il est sacré dans la foulée.

Milan est alors capitale d’Empire et Ambroise se trouve au contact des empereurs, pour les conseiller et pour leur rappeler la Loi de Dieu. Avec saint Ambroise, l’Église refuse de jouer un rôle subordonné dans l’Empire, au contraire elle s’affirme comme guide et juge de la société et de l’Empereur en matière de foi. Aussi, lorsque Théodose fait massacrer en représailles les sept mille habitants de Thessalonique, Ambroise l’excommunie. L’empereur devra venir à genoux auprès de son évêque pour implorer la miséricorde de Dieu et recevoir cette leçon que l’Église n’oubliera plus : « L’empereur est dans l’Église, il n’est pas au-dessus. »

LA CITÉ DE DIEU, ORTHODROMIE CATHOLIQUE.

Or, notre saint Ambroise est le maître spirituel de celui que notre Père a appelé le « père de l’Occident », saint Augustin (354-430), défenseur de la cité et évêque d’Hippone. Déjà, au troisième siècle, de grands esprits chrétiens comme saint Clément, saint Grégoire le Thaumaturge ou Origène, avaient entrepris de recueillir ce qui était valable de la culture antique païenne. Saint Augustin, plus qu’aucun autre Père de l’Église, a compris qu’il fallait sauver l’intelligence antique, et pour cela la mettre au service du Christ.

Pour l’évêque d’Hippone, il ne saurait plus y avoir de valeurs humaines, purement naturelles, tout doit être soumis aux exigences du salut. La foi doit tout imprégner, tout absorber. Dans son traité Sur la Trinité, modèle du traité théologique qui n’aura d’égal que la Somme théologique de saint Thomas, il appelle toutes les connaissances à l’aide de l’intelligence du Mystère de la Sainte Trinité : l’acquis de Platon et d’Aristote, la métaphysique, la psychologie et surtout son immense érudition scripturaire. En effet, s’il a d’abord reçu une formation classique, saint Augustin, une fois converti, sera avant tout l’homme de la Bible. Il a compris que désormais la culture devait être avant tout scripturaire, c’est-à-dire biblique et aussi traditionnelle, c’est-à-dire patristique. C’est toute l’œuvre de cet immense docteur qu’il faudrait évoquer ici, mais nous nous limiterons à l’ouvrage dont la postérité fut la plus grande : La Cité de Dieu.

Ce n’est pas d’abord un ouvrage d’exégèse ou un traité de théologie, c’est un livre d’histoire, inspiré par les circonstances, par les signes des temps. Ce qui est nouveau chez saint Augustin, ce qui est pour la première fois explicite, c’est sa vision providentielle – nous dirions orthodromique – de l’histoire. Pour lui, il ne fait aucun doute que c’est le Christ assis à la droite du Père qui dirige l’histoire universelle. Il cherche donc à comprendre, dans la leçon des événements, quelle est la volonté de Dieu. En particulier, après le terrible choc psychologique provoqué par le saccage de Rome par les Goths en 410, comment envisager l’avenir ? Pour ses contemporains chrétiens désemparés devant la ruine de la capitale impériale et troublés par les accusations que les derniers païens de Rome portent contre l’Église, il met au clair sa vision dans les vingt-deux livres de la Cité de Dieu. Nous évoquions en introduction les singeries modernes du sens de l’histoire : c’est de saint Augustin qu’elles ont tiré toute leur force prophétique. La Cité de Dieu présente en effet une théologie de l’histoire chrétienne, qui embrasse tout depuis la Création jusqu’au Jugement dernier. Dans cet ouvrage, l’effort civilisateur est défini d’une façon nouvelle. La Civilisation ne consiste ni dans le progrès matériel, ni même dans le développement intellectuel, son but est de construire la Cité de Dieu, c’est-à-dire d’engendrer les hommes à la vie divine, et de les conduire au Ciel. « Que votre règne arrive », voilà le sens de l’histoire. Et c’est à l’avènement du Règne de Dieu que doivent contribuer toutes les institutions, en premier lieu l’Église, mais aussi éminemment le pouvoir temporel.

Toutefois, pour saint Augustin, il n’y a pas de progrès linéaire. Sa vision de l’histoire est celle d’un terrible combat, car la Cité de Dieu est affrontée aux pompes et aux œuvres de la Cité de Satan. Et la vocation de chaque chrétien dans ce combat est de prendre parti hardiment pour le Christ et son Corps mystique.

L’influence de saint Augustin, de son vivant même, fut immense. Augustinisme philosophique, augustinisme politique : tout le Moyen Âge sera à l’école de saint Augustin. C’est son œuvre qui fait la continuité entre l’Empire romain et la civilisation médiévale, inspirant les hommes d’Église durant ces six siècles de patients efforts (476-1077) où, dans le chaos des temps barbares, ils vont constituer une civilisation chrétienne. Celle-ci brillera de tous ses feux entre le onzième et le quatorzième siècle.

DEUXIÈME PARTIE : LA CHRÉTIENTE MÉDIÉVALE, 
SOMMET DE LA CIVILISATION CHRÉTIENNE

Pour prendre la mesure des efforts accomplis en vue de faire advenir une civilisation chrétienne, il suffit de nommer quelques-uns de ses grands artisans aux « temps barbares ». Les noms de saint Martin (316-397) l’apôtre des campagnes de Gaule, de saint Remi qui baptisa le roi des Francs Clovis à Reims (398), de sainte Geneviève et saint Aignan qui repoussèrent les hordes des Huns ou encore de Bernon, le fondateur de l’ordre de Cluny en 909, nous plongent encore dans l’admiration de cette Église qui les suscita et soutint leur effort missionnaire et civilisateur.

Toutefois, le grand nom de cette époque décisive est certainement celui de Charlemagne, roi des Francs (768-814) et empereur d’Occident (800-814). En effet, c’est sous le règne du grand Carolingien que les Papes se tournent définitivement vers l’Occident. Jusque-là, ils étaient restés les loyaux sujets de l’empereur byzantin, qu’ils considéraient comme l’héritier légitime de l’Empire romain et comme le grand souverain chrétien, en dépit de son penchant invétéré pour l’hérésie et le césaro-papisme... En restaurant l’institution impériale en Occident à la Noël de l’an 800, l’Église confirme le choix qu’elle avait fait en 754 en faisant appel à Pépin le Bref pour la défendre contre les Lombards. L’expédition victorieuse du roi des Francs avait abouti à la création des États pontificaux. Les Papes ont compris que c’est en Occident que la Chrétienté va pouvoir se constituer.

Le règne de Charlemagne, si important soit-il, ne marque pourtant qu’une étape de ce grand dessein orthodromique. En effet, la restauration de l’institution impériale n’est pas la fin de l’histoire, elle n’est que le moyen providentiel de faire prendre conscience aux peuples chrétiens de leur unité. C’est à un concert de nations chrétiennes que doit aboutir ce mouvement, non à la reconstitution anachronique d’un Empire romain universel, fût-il chrétien. L’Église seule doit demeurer universelle.

D’ailleurs, la fragmentation de l’Empire entre les héritiers de Charlemagne prouve bien que les Carolingiens étaient restés étrangers à la conception romaine de l’unité impériale. Rapidement, l’Europe retombe dans le chaos. À l’instabilité politique s’ajoutent de terribles invasions normandes et hongroises, comme aux derniers temps de l’Empire romain. Cette période qui s’étend de 850 à 1050 est vraiment un âge sombre, où la civilisation semble de nouveau sur le point de disparaître.

C’est le système de la féodalité fondé sur le lien d’homme à homme, sur la fidélité du vassal au suzerain, qui permet un retour à l’ordre dans la société. « Dans le désordre causé par l’effondrement de l’autorité carolingienne devant les invasions, la féodalité a trouvé un ordre nouveau par une sorte de génération spontanée... Le système féodal est le rare exemple d’une agitation humaine retournant à l’ordre spontanément. » (CRC n° 198, mars 1984, p. 16) Là encore, l’Église joue un rôle primordial pour en réprimer les abus et en assurer la pérennité.

Toutefois, cette époque est sombre pour l’Église elle-même, en proie aux démons du nicolaïsme, c’est-à-dire du concubinage des prêtres, et de la simonie, c’est-à-dire de la vente indigne des sacrements et des charges ecclésiastiques.

Plus que l’épiscopat, c’est alors l’institution monastique qui maintient la civilisation. Non seulement parce que les monastères sont les conservatoires de cette culture antique que les Pères de l’Église avaient recueillie, mais aussi parce qu’y règne l’obéissance, à laquelle les moines s’obligent par leurs vœux. Et c’est là le principe de tout ordre politique, comme nous l’avons appris de saint Paul. Enfin, c’est là que se conserve le sens du travail que les moines pratiquent infatigablement, dans les forêts, les marais, dans les champs et sur les chantiers des abbatiales. Précisément, la première grande figure de cette Chrétienté médiévale, c’est un moine de Cluny, monté sur le siège de Pierre en 1073, Hildebrand, pour l’histoire saint Grégoire VII.

UN MOINE DEVENU PAPE : SAINT GRÉGOIRE VII.

Peu de Pontifes ont eu à un si haut degré le sens de l’Église. Néanmoins, ce qu’on a appelé en son honneur la « réforme grégorienne », type éternel de la réforme in capite et in membris de l’Église, a commencé au siècle précédent, sous l’impulsion de Cluny et de plusieurs de ses prédécesseurs sur le trône de saint Pierre. Par exemple, l’abolition de la désignation du Pape par l’empereur et son élection par le collège des cardinaux est l’œuvre courageuse de son prédécesseur Nicolas II en 1059. Mais il est vrai que le zèle du moine Hildebrand, du couvent clunisien de Sainte-Marie de l’Aventin, au service des papes depuis les années 1050, a contribué éminemment à la Réforme de l’Église. C’est lui qui va la faire aboutir et, plus que tous les autres, il va en payer le prix.

Ce que Grégoire VII a compris, c’est qu’il ne suffit pas de s’en prendre aux prêtres indignes, il faut combattre le mal à la racine et s’en prendre au système même de distribution des bénéfices ecclésiastiques qui autorisait les souverains, non seulement à choisir les évêques, mais à les investir par la crosse et l’anneau, symboles du pouvoir épiscopal : c’est ce qu’on appelait l’investiture laïque. Le Pape a identifié, dans cette confusion du temporel et du spirituel, la source des désordres dans l’Église. En 1075, il interdit donc officiellement l’investiture laïque. Mais aussitôt, l’empereur d’Allemagne Henri IV se révolte. Il faut dire qu’en Allemagne, où les grands évêques féodaux constituent un élément fondamental du régime, cette décision pontificale a de graves conséquences politiques. En 1076, l’empereur vainqueur des rebelles saxons et maître incontesté de son clergé, se croit le plus fort et il fait déposer par ses évêques le faux moine Hildebrand. Dès que le Pape l’apprend, il excommunie et dépose l’empereur, déliant ses sujets de l’obéissance qu’ils lui doivent. Un Pape déposait effectivement le premier souverain de la Chrétienté ; ce jugement eut un retentissement énorme ! Aussitôt, Henri IV voit le vide se faire autour de lui et les rebelles hier vaincus relèvent la tête. Alors, scène prodigieuse qui a profondément marqué le Moyen Âge, le 25 janvier 1077, il se présente comme pénitent devant le château de Canossa où s’est réfugié le Pape. Trois jours durant, il attend devant les murailles, sans insigne royal, vêtu de bure et nu-pieds, jusqu’à ce que Grégoire VII lui accorde la miséricorde au nom de Dieu.

Malgré la mauvaise foi d’Henri qui n’attend pas longtemps pour se rebeller de nouveau contre le Pape – et ce dernier mourra en exil – c’est la papauté qui sort vainqueur de la Querelle des Investitures. Voici la leçon que notre Père tire de l’action de Grégoire VII : « Qu’est-ce que c’était que ce drame du Moyen Âge ? Comment l’interpréter ? C’est que le Pape ne voulait pas qu’un homme se croie Dieu. Le Pape ne voulait pas qu’à cause de la puissance matérielle, de la puissance militaire de l’Empire, un homme se fasse Dieu lui-même pour commander la société. Heureusement que le pape Grégoire VII a vaincu ! S’il n’avait pas vaincu, nous aurions connu sous le joug des empereurs d’Allemagne le même totalitarisme païen d’un Hitler ou d’un Staline. C’était de cela qu’il s’agissait. Les Papes ont toujours défendu le culte de Dieu, c’est la meilleure manière de défendre la saine liberté des hommes. Il n’y a que dans le culte de Dieu reconnu par les hommes politiques qu’il y aura de la justice et du bien pour les hommes. » Pour la petite histoire, notre Père au séminaire fut surnommé un temps Hildebrand, à cause de son admiration communicative pour le grand Pape du Moyen Âge.

Ainsi, au Moyen Âge, la foi chrétienne va être à la base de tout, de la politique, de la vie sociale, de la vie économique, de la vie morale. L’organisation politique repose sur le sacre du souverain par l’Église. Rien à voir avec l’idolâtrie des Césars, puisque c’est le Christ seul qui est Roi, et les souverains temporels ne sont que ses vicaires. Pour ce qui est de la vie sociale, l’Église assigne à chacun sa place dans la société en vue du bien commun, mais sans empêcher que le mérite permette aux plus humbles de gravir la hiérarchie sociale. Par ses institutions de charité, elle porte secours aux déshérités et les empêche de sombrer dans le désespoir ou la révolte. L’activité économique elle-même subit l’influence de l’Église, particulièrement par la méfiance de l’argent qu’elle entretient et qui retient les hommes sur la pente de l’idolâtrie de Mammon. La condamnation de la spéculation et la notion du « juste prix » permettent un équilibre de la vie économique que nous ne connaissons plus. Enfin, dans l’immense domaine de la morale, ce sont les commandements de l’Église qui règlent la conduite de chacun. Les sept sacrements sont les bases solides de la société et encadrent la vie de tout homme, de sa naissance à sa mort. Le mariage sacramentel joue un rôle essentiel dans la solidité de la famille, cellule de base de la société. Chose très importante, ce sont des hommes qui distribuent les sacrements par lesquels Dieu donne sa grâce. Dans l’Église, Dieu agit par des hommes, selon une pyramide hiérarchique dont l’obéissance est le fondement. Lorsqu’on est imprégné de ce système en religion, disait notre Père, en politique on trouve naturel d’être gouverné de la même manière.

Enfin, comment ne pas mentionner les splendeurs éternelles de l’architecture, de la peinture, de la sculpture médiévales ou encore ces monuments de la pensée chrétienne que constituent les Sommes théologiques des universités ? Parvenues jusqu’à nous, ces merveilles demeurent inégalées et démentent toutes les accusations d’obscurantisme portées contre la Chrétienté médiévale.

L’autre grande figure de cette civilisation chrétienne, c’est le Roi très chrétien. Pour notre Père, c’est Philippe IV le Bel (1268-1314) qui incarne l’idéal du souverain catholique, à l’égal de Saint Louis, mais dans une époque plus dramatique, celle de la fin du Moyen Âge : « un saint de marbre pour époque tragique », selon son expression.

LE GRAND ROI CAPÉTIEN, 
PHILIPPE IV LE CATHOLIQUE.

Philippe le Bel nous intéresse pour le parallèle que nous pouvons établir avec saint Grégoire VII.

Le grand Pape s’était dressé en son temps contre un mauvais empereur pour le bien de la Chrétienté. Au nom de cette même défense de la Chrétienté, le grand roi de France s’est dressé contre un mauvais pape, nommé Boniface VIII.

Notre Père a beaucoup étudié la question et il est parvenu à cette conclusion : « Vieillard cupide, vindicatif, jaloux de cette sainte et sereine puissance royale française, Benoît Gaëtani devenu Pape s’enivra de sa puissance et se voulut despote divin de l’univers, temporel et spirituel. Il fit tant et tant que l’excommunication du roi de France et l’interdit étaient décidés, déjà datés, pour le 8 septembre 1303. C’était une question de vie ou de mort pour le royaume, car dès que les sanctions seraient prises, tous les ennemis du roi, féodaux rebelles et princes étrangers rapaces en profiteraient pour fondre sur le Royaume sans défense.

« Le Roi, pour gagner du temps, accusa le Pape d’hérésie ; il en vint, pour faire bonne mesure, à mettre en doute la légitimité de son élection. Cet excès fut une faute. Mais l’accusation, portée diligemment par Guillaume de Nogaret à Anagni, suspendit la sanction canonique et sauva la France. Il n’y eut ni gifle ni brutalité de l’envoyé du roi de France. Mais l’accompagnait tout un parti d’Italiens excédés des rapines et violences de Boniface VIII ; conduits par Sciarra Colonna, ils pillèrent les trésors du Pape et malmenèrent ses gens.

« À la vue de cet effondrement de tout ce à quoi il avait tenu si fort, argent et or, orgueil et domination, Boniface VIII tomba dans une totale hébétude dont il ne sortit plus jusqu’au 11 octobre où il mourut. La France ne connaîtra plus de telles ingérences romaines jusqu’en 1926... »

Voilà donc fixées les limites de la toute-puissance pontificale. Certes, le Pape, en tant que vicaire du Christ, a pouvoir de juger les princes, et même de les déposer... À condition toutefois qu’il fasse l’œuvre de Dieu et non pas celle de ses intérêts personnels.

Mais la vie et l’œuvre de Philippe le Bel sont aussi l’occasion d’admirer un instant ce Royaume de France de la fin du treizième siècle, qui est vraiment la fleur de la civilisation chrétienne. Ses souverains, les Capétiens, à l’âme de moines, au courage et à la force de grands guerriers, au sens de la justice le plus élevé, passent infiniment les plus grands des empereurs romains. Ils ressemblent au saint roi David et à Celui dont il n’était que la figure, Notre-Seigneur Lui-même. Leur œuvre, prudente et raisonnée, a unifié le Royaume en un corps social solide, en une communion autour de leur personne royale. Il en a résulté un développement matériel constant. La France, prospère et heureuse, est alors le premier État de la Chrétienté.

Philippe le Bel doit pourtant affronter de nombreuses menaces, en particulier les Templiers, hérétiques et rebelles, qu’il est contraint de réprimer sévèrement pour la sécurité du Royaume. En toute occasion, le Roi montre qu’il agit sous le regard de Dieu devant qui il sait qu’il aura à répondre de tous ses actes. Ses dernières paroles à son fils aîné nous font prendre la mesure de la grandeur du devoir d’un souverain chrétien : « Aimez Dieu en toutes choses, lui disait-il, Sainte Église ayez toujours en grande révérence. Et pesez, Louis, pesez que c’est que d’être roi de France ! »

L’ÉGLISE, CHEMIN DU CIEL.

Comment garder une image de cette admirable civilisation médiévale ? Vers le milieu du quatorzième siècle, au moment où de graves menaces pèsent sur elle, un peintre italien en a donné une représentation allégorique dans la salle de chapitre du couvent dominicain de Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence. C’est la synthèse d’une civilisation, selon le Cœur de Dieu.

La barque de saint Pierre dans la tempête, par Andrea Bonaiuti.
La barque de saint Pierre dans la tempête, par Andrea Bonaiuti, fresque de la chapelle des Espagnols, église Sainte-Marie-Nouvelle, Florence, 1365-1367.

Au plafond de la chapelle, surplombant l’ensemble, l’artiste a figuré l’épisode évangélique où saint Pierre est sauvé des eaux par le Seigneur, dans une saisissante annonce de la vie de l’Église à venir (supra, p. 20). La barque des Apôtres étant prise dans une tempête sur le lac de Tibériade, Jésus « vint vers eux, marchant sur la mer » et Pierre lui dit : « “ Seigneur, si c’est toi, ordonne que je vienne vers toi sur les eaux.  Il dit : Viens.  Et, descendant du bateau, Pierre marcha sur les eaux et vint vers Jésus. Mais en voyant le vent, il eut peur, et comme il commençait à enfoncer, il cria : Seigneur, sauve-moi !  Aussitôt Jésus, étendant la main, le saisit, et il lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?  Et quand ils furent dans le bateau, le vent tomba. » (Mt 14, 25, 28-32)

L’Église, chemin du Ciel, par Andrea Bonauiti.
L’Église, chemin du Ciel, par Andrea Bonauiti,
fresque de la chapelle des Espagnols, église Sainte-Marie-Nouvelle, Florence, 1365-1367.

En dessous, sur l’un des murs de la salle de chapitre, l’Église est représentée comme le chemin qui mène au Ciel.

En bas, devant le Dôme de Florence dont la construction vient de s’achever, se trouve l’Église militante avec, au premier plan, le Pape en majesté, vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Près de lui se tient l’Empereur, qu’on croirait son égal par la taille et les attributs de souveraineté. Néanmoins, la tête de mort qu’il tient dans la main nous rappelle que les dominations de la terre sont périssables. À leurs côtés, de part et d’autre, s’ordonnent, en une stricte hiérarchie, les offices religieux et les dignités laïques : à gauche, les cardinaux, évêques et docteurs, à droite les rois et les élites séculières.

Tout en bas, c’est la foule innombrable des fidèles, les riches et les pauvres, les pires et les meilleurs, enseignés et défendus par les moines dominicains. Ces mêmes frères prêcheurs sont figurés comme des chiens noir et blanc qui déchirent les loups rapaces cherchant à dévorer les brebis tranquillement assises aux pieds du Pape. Toutes les catégories sociales sont là alignées, chacune à sa place dans l’ordre hiérarchique, sous l’autorité de l’Église et des rois, exercée au nom du Christ qui trône dans les Cieux et de la Vierge Marie couronnée qui se tient à ses côtés. Et tout cela dans quel but ?

Tout le haut de la fresque le montre : il s’agit de rejeter le péché et les vanités de ce monde et, dûment confessé, de prendre sa place dans la file des élus qui sont accueillis par saint Pierre et franchissent les portes du Paradis où se tient l’innombrable Église triomphante. Au Moyen Âge, le Ciel est l’unique but de tous les travaux des hommes.

TROISIÈME PARTIE : 
TOUT CE QUI N’EST PAS FONDÉ SUR LE CHRIST PÉRIRA

Mille ans de Chrétienté avaient permis d’établir une heureuse concertation entre l’Église et les États chrétiens. Comme nous le trouvons résumé dans le point 54 de la Phalange Royale, cet équilibre reposait sur « la distinction claire des deux pouvoirs, spirituel et temporel, tous deux ­souverains, de l’Église et de l’État, celui-ci pourtant établi par Dieu serviteur de celle-là, recevant d’elle, en retour, la reconnaissance de sa légitimité, l’aide spirituelle et morale qui lui est nécessaire, afin de ­coopérer au bien naturel et surnaturel de leurs communs sujets. Tel fut jusqu’à nos jours l’augustinisme politique et sa théorie des deux glaives. » En dépit des désordres de la fin du Moyen Âge – la guerre de Cent Ans et le schisme d’Occident – cet équilibre était en train de renaître à l’heure de la Renaissance, grâce à l’intervention divine de sainte Jeanne d’Arc, vierge et martyre de la foi catholique et de la Chrétienté.

LA GESTE DIVINE DE SAINTE JEANNE D’ARC.

En effet, la grande geste de Jeanne réaffirme la volonté de Dieu d’un concert des nations chrétiennes. Le Bon Dieu n’a pas les Anglais en haine, pourvu qu’ils restent chez eux, car leurs ambitions sur le royaume de France vont contre Sa Volonté. Certes, les nations ont des intérêts légitimes, mais qui doivent s’ordonner au bien commun qui est l’unité de la Chrétienté. Sainte Jeanne d’Arc, très lucide sur les dangers menaçant la Chrétienté, voulait que les nations chrétiennes s’unissent pour faire la guerre aux Turcs et pour éradiquer l’hérésie hussite en Bohême. Hélas ! elle ne fut pas écoutée.

Pourtant, plus encore que la menace turque, l’hérésie de Jean Hus, en Bohême, était annonciatrice des tempêtes à venir. Cette hérésie nouvelle doublait sa critique radicale de l’institution et des dogmes de l’Église d’un nationalisme tchèque révolutionnaire : à son appel, la Bohême s’embrasa. Dans un livre de chant hussite du seizième siècle, se trouve une gravure représentant quatre hommes autour d’un foyer, s’apprêtant à allumer un feu : l’Anglais Jean Wyclef rassemble le bois, le Tchèque Jean Hus tient la mèche qu’un autre homme enflamme. En suivant les conseils de sainte Jeanne d’Arc, la civilisation chrétienne se serait effectivement renouvelée – elle en avait la force –, mais cet homme s’est dressé et a brisé définitivement l’accord entre l’Église et l’État que des efforts séculaires avaient patiemment élaboré. Cet homme, c’est Martin Luther (1483-1546), naufrageur de la civilisation chrétienne.

MARTIN LUTHER, NAUFRAGEUR DE LA CIVILISATION.

L’auteur de cette gravure a représenté, au-dessus du groupe d’homme, la Colombe du Saint-Esprit, nimbée de Gloire. Tous ces révolutionnaires se sont prétendus inspirés directement du Saint-Esprit pour fonder une nouvelle religion et une nouvelle Église, en vue de la substituer à l’Église catholique jugée infidèle au Saint-Esprit. Le drame pour l’Allemagne, et pour toute la Chrétienté, c’est que Luther a réussi. Wyclef s’était soumis, Jean Hus avait fini sur le bûcher, mais Luther est parvenu à détacher l’Allemagne et beaucoup d’autres territoires du giron romain. Il a déchiré la Chrétienté. Effectivement, comme nous le présente cette gravure, il a allumé un incendie, non pas celui de la charité, mais celui de la révolution et de l’anarchie, contre l’Église romaine et contre l’autorité de l’Empereur. À mesure qu’il s’endurcissait dans sa rébellion, il en vint à expliquer, dans une parodie diabolique de l’épître aux Romains, que les princes protestants sont les vrais représentants de Dieu et c’est à eux qu’il confia le succès de sa réforme. Jamais ne fut plus justifié ce mot de Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique... » Et peut-on imaginer pire politique que cette exaltation insensée de la race et de l’esprit allemands, doublée d’un totalitarisme étatique ? Dans les territoires où la Réforme luthérienne l’emporte, disparaît cet équilibre entre le bien spirituel des âmes et les nécessités du bien commun, qui procurait aux peuples la vraie liberté depuis plusieurs siècles.

Plus encore que Luther, Calvin liera la réforme spirituelle à l’action de la puissance publique. Plus froid, plus rationnel, il saura théoriser la rupture religieuse avec Rome et l’absorption de la religion dans la politique, en la dégageant des outrances saxonnes et charnelles de Luther, la rendant ainsi universellement applicable. Pour notre Père, les héritiers directs du luthéranisme sont les grands États totalitaires nazis ou soviétiques. Quant aux héritiers du calvinisme, c’est évidemment le monde anglo-saxon avec à sa tête les États-Unis, mais aussi notre République française, laïque et démocratique (L’Église dans la nation, 12 juin 1976, AF 1 bis).

LA CONFESSION D’AUGSBOURG, UTOPIE ANTICATHOLIQUE.

Selon l’abbé de Nantes, le texte qui illustre le mieux la rupture de civilisation provoquée par la Réforme protestante, a été rédigé par le quatrième personnage, tout à droite sur notre gravure, qui allume sa torche à celle de Luther. Il s’agit de l’humaniste Philippe Melanchthon (1497-1560), rédacteur de la Confession d’Augsbourg de 1530. C’est grâce à lui que le luthéranisme a pu s’établir et durer. Beaucoup plus subtil et conciliant que Luther, Melanchthon ruse à chaque ligne de ce texte serpentin pour parvenir à faire accepter cette profession de foi à l’empereur Charles Quint. Pourtant, ni le théologien Jean Eck sur le moment, ni notre Père quatre cent cinquante ans plus tard, ne se sont laissé tromper. En fait, ce texte est très clair : Melanchthon prêche une foi sans religion, suivant ce grand principe de Luther que la foi seule suffit et que les prétendues bonnes œuvres sont inutiles et même impies. « Avant cette époque-ci, écrit Melanchthon, la plupart du temps, dans les prédications, on insistait sur des œuvres puériles et inutiles, telles que rosaires, culte des saints, entrée dans les ordres, pèlerinages, jeûnes obligatoires, jours fériés, confréries, etc. » Comme le dit notre Père, « cette critique de la religion, c’est la démolition de l’Église, de son ministère, de ses sacrements, de son culte et de la vie chrétienne faite de prières, dévotions, vœux, pénitences en vue du salut éternel ! » (CRC n° 156, août 1980, p. 7)

Une fois la religion abolie, Melanchthon nous présente ce qui va la remplacer, son utopie de civilisation : le « pur évangile ». En effet, c’est au nom de l’Évangile que Melanchthon condamne l’augustinisme politique ! Avant Luther, déclare-t-il, « certains ont indument confondu le pouvoir spirituel avec le glaive temporel, ils ont même osé installer et déposer des empereurs et des rois ». Au contraire, ce qu’a compris Luther, c’est que « le pouvoir spirituel a le devoir de ne pas empiéter sur des fonctions qui lui sont étrangères ». L’État est tout-puissant et l’Église n’a aucune légitimité pour poser des limites à son action. Melanchthon invente l’État laïque, séparé de l’Église. L’autre aspect du « pur évangile », ce sont les œuvres bonnes ; opposées aux bonnes œuvres, elles désignent en fait les activités séculières, profanes, que Luther a réhabilitées. Ainsi, la Confession d’Augsbourg aboutit à un retour à l’humanisme païen, et en cela elle est une charte du monde moderne.

La vision sereine du couvent de Florence, Luther l’a tournée en dérision, mais sans rien proposer à la place. Melanchthon et Calvin après lui posent les fondements d’un nouveau modèle de civilisation où tout est ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet, car ici-bas le Christ ne règne pas. L’objectif de la vie terrestre est donc la puissance de l’État et le progrès matériel. Dans cette société où l’homme se réalise par ses propres forces, l’individualisme triomphe, la loi du plus fort devient le ressort essentiel de la vie économique et sociale. La charité qui avait éclairé le Moyen Âge de la douce lumière du Cœur de Jésus se refroidit. L’idolâtrie de Mammon redevient rapidement la norme, et aucun frein efficace n’est apporté à la spéculation. C’est l’invention de ce libéralisme économique qui contaminera les pays restés catholiques à la faveur de la Révolution de 1789. Les progrès du capitalisme permettent l’enrichissement de la bourgeoisie aux dépens d’une classe laborieuse maintenue dans des conditions de vie et de travail dégradantes. En résultent un affrontement inexpiable, une lutte des classes, exploitée par des remueurs de masses sans scrupules. Finalement, après des décennies de machinisme, c’est aujourd’hui le chômage subventionné et le fonctionnariat d’État qui sont les premiers employeurs. Sans le voir, les sociétés protestantes et à leur suite tout l’Occident chrétien, ont glissé sur la même pente que l’Empire romain décadent. Quant à la morale, particulièrement dans la famille, nous n’avons plus rien à apprendre des pires désordres de la Rome païenne... N’oublions pas que ces désordres ont provoqué sa chute. Dans le domaine politique, l’idolâtrie du peuple souverain ressemble beaucoup au culte qui était exigé des Romains à l’égard des Césars. Et gare aux contrevenants, aux esprits chagrins ! Voilà à quel retour à la barbarie nous a menés la rupture avec la civilisation chrétienne.

Hélas ! devant une telle décadence, l’Église semble se taire, ralliée officiellement à l’humanisme païen de la constitution conciliaire Gaudium et Spes. Pourtant, elle est intrinsèquement rétive à ces illusions et, à l’heure de Dieu, elle reprendra sa mission civilisatrice, comme si elle ne l’avait jamais interrompue. Pour cela, elle aura l’exemple d’innombrables saints et docteurs, et en particulier ces paroles immortelles du pape saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon de 1910 : « Non, vénérables frères, on ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie ; on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : omnia instaurare in Christo. » Ainsi soit-il !

frère Louis-Gonzague de la Bambina.