Il est ressuscité !

N° 197 – Avril 2019

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Le sang des martyrs de Chine trahi

« Ouvrez grand le cœur et l’esprit pour discerner le dessein miséricordieux de Dieu, qui demande de dépasser les préjugés personnels et les oppositions entre les groupes et les communautés, pour ouvrir un chemin courageux et fraternel à la lumière d’une authentique culture de la rencontre. » C’est par ces mots que le pape François dans un “ Message aux catholiques chinois et à l’Église universelle ”, daté du mercredi 26 septembre 2018, invitait tout particulièrement les jeunes catholiques chinois à accepter l’Accord provisoire, signé le samedi 22 septembre 2018 à Pékin, entre le Saint-Siège et la République populaire de Chine.

Ce texte est le fruit d’un long dialogue commencé du temps de Jean-Paul II et poursuivi par Benoît XVI. La Lettre aux catholiques chinois de ce dernier, en 2007, dont un des initiateurs était Mgr Pietro Parolin, le futur cardinal secrétaire d’État du pape François, est considérée comme le point de départ de ce processus de réconciliation. Il prévoit « la réadmission dans la pleine communion ecclésiale » de sept évêques “ officiels ”, la nomination des évêques chinois par le Saint-Père sur proposition du gouvernement. Il en résultera selon le vœu du Saint-Siège la fin de la division des catholiques chinois, au prix du ralliement de l’Église “ clandestine ”, restée indéfectiblement fidèle au Successeur de Pierre, à l’Association patriotique des catholiques chinois sous contrôle du gouvernement de la République populaire, autrement dit du Parti communiste chinois.

L’accord a provoqué aussitôt l’indignation du cardinal Zen, archevêque émérite de Hong-Kong. « C’est une capitulation, a-t-il affirmé. Cela revient à conduire le troupeau dans la gueule des loups. C’est une incroyable trahison (...). L’Église souterraine souffre depuis des décennies, mais maintenant, ils vont souffrir dans leur foi. On leur demande de rejoindre les traîtres, c’est une souffrance spirituelle. »

Pour comprendre cette indignation du cardinal Zen et son accusation à l’encontre du cardinal Pietro Parolin, l’artisan de l’accord, de ne pas avoir la foi, il suffit de connaître l’histoire de l’Église de Chine depuis qu’elle subit l’implacable et incessante persécution du régime communiste.

QUELQUES RAPPELS HISTORIQUES

La République de Chine a été proclamée en 1911, mais c’est en 1920 qu’un jeune général, Tchang Kaï-Chek, à la tête du parti nationaliste et de son armée, commence la reconquête militaire du pays à partir du Sud vers le Nord, afin de l’unifier.

Il reçoit l’aide de l’Union soviétique, le jeune parti communiste chinois étant un des éléments de ce mouvement nationaliste qui fédère plusieurs autres partis, dont certains s’inquiètent de la présence de ces révolutionnaires. En 1927, Tchang Kaï-Chek se retourne contre les communistes. Abandonnés aussi par Moscou, Mao et ses troupes se dispersent dans quelques régions du centre de la Chine et entrent en clandestinité.

En 1928, les nationalistes prennent Pékin et commencent à moderniser le pays, sans provoquer pour autant de rupture avec les traditions séculaires. De son côté, Mao comprend qu’il doit s’appuyer sur la paysannerie et non pas sur le prolétariat urbain. Dès 1931, il transforme les zones qu’il contrôle en République soviétique chinoise.

Les nationalistes entreprennent alors une guerre sans merci contre lui, alors même que les Japonais envahissent la Mandchourie. Les communistes fuient devant l’armée nationaliste, un pitoyable exode de 10 000 km transformé en épopée : “ La Longue Marche ”.

Toutefois, en 1936, Moscou intervient en médiateur auprès de Tchang Kaï-Chek pour le convaincre de laisser Mao et ses forces s’unir aux siennes contre les Japonais.

Les nationalistes commettent alors une funeste erreur stratégique : leurs troupes étant occupées par les combats contre les Japonais, ils se contentent de contrôler les villes et les grandes voies de communication, pensant ainsi maintenir leur supériorité sur les communistes. Or ceux-ci, armés par les Soviétiques et ayant récupéré une grande partie de l’armement japonais, embrigadent les populations paysannes.

PREMIÈRES PERSÉCUTIONS

En 1946, ils déclenchent la guerre civile contre les nationalistes. Dès ce moment, l’Église catholique subit de violentes persécutions dans les régions qu’ils contrôlent, en particulier en Mandchourie où ils ruinent les missions canadiennes. Mgr Prévost, tout nouveau préfet apostolique du Lintung, réussira à conduire ses séminaristes jusqu’à Shanghai, mais Mgr Lapierre mourra en prison.

D’autres, comme le Père Bruns, franciscain hollandais, connurent le martyre. Arrêté, il refusa de s’échapper la nuit suivante, pour épargner la vie de son geôlier. Traduit devant un tribunal populaire, il protesta de son innocence. On le livra à la foule, qui se rua sur lui, lui arracha ses vêtements. De lui-même, il acheva de se dévêtir en disant : « Je veux mourir pauvre et nu comme le Christ mon maître. » Après un moment de stupeur, la foule se déchaîna, il mourut sous les coups, eut la tête tranchée et le cœur arraché.

Le 13 septembre 1947, un moine trappiste canadien, le Père Albert Lheureux, connut un long martyre en prison. Un de ses gardiens reconnut n’avoir jamais vu un homme mourir ainsi : « Il ressemblait à celui-là qui est sur la grande croix dans votre monastère. »

L’Église du Tibet fut aussi à cette époque presque complètement anéantie à la suite de son évêque. Parmi les martyrs, le bienheureux Maurice Tornay.

L’Église de Chine comptait alors environ 3 375 000 fidèles, 2 676 prêtres chinois, 3 015 missionnaires, 924 grands séminaristes répartis en 144 diocèses ou préfectures apostoliques dont 29 avaient à leur tête un évêque chinois.

Sauf dans les rares régions où les catholiques étaient fort nombreux, la cellule de base de l’Église était la famille. En Chine, on était alors catholique en famille, sous la direction du chef de famille qui avait la responsabilité de la prière et de l’enseignement du catéchisme. Ce qui nous explique en partie l’extraordinaire résistance de l’Église “ clandestine ”, même après le départ des missionnaires et l’arrestation d’une grande partie du clergé chinois.

LA TENTATION DU RALLIEMENT

Après la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, le comportement violent des troupes de Mao lors de la guerre civile dans les régions “ libérées ”, que nous venons d’évoquer trop rapidement, fit craindre le pire aux catholiques.

Or, il n’en fut rien. Dans un premier temps, les vainqueurs ne s’en prirent qu’à leurs opposants politiques déclarés, ce qui n’étonna personne, et même beaucoup de nationalistes se rallièrent. Si Mao fut désigné comme président de la République populaire et l’intelligent Chou en-Lai chef de gouvernement, les communistes n’occupèrent que la moitié des ministères. Cependant, le Parti comptait déjà sept millions de partisans.

Le calme inespéré allait durer plusieurs mois, énervant la résistance de bien des chrétiens. Rome même, renseignée par son internonce, Mgr Riberi, un proche de Mgr Montini, pensait pouvoir s’entendre avec Mao. Mgr Costantini, ancien légat apostolique en Chine et membre de la Congrégation de la Propagande, considérait en août 1949 que l’occupation communiste, sans être une réjouissance, n’était peut-être pas si terrible que l’on pouvait se l’imaginer. La Congrégation permit d’ailleurs l’enseignement de la doctrine marxiste dans les établissements catholiques d’enseignement supérieur.

On reconnaît là l’influence néfaste du Père Lebbe qui empoisonna aussi une partie du clergé chinois. Il faut lire à ce sujet le remarquable article de frère Scubilion de la Reine des Cieux : Le Père Lebbe, le Luther des missions (Il est ressuscité, janvier 2017, p. 27 et sq.). Il démontre la collusion de ce sinistre personnage avec les communistes chinois dès 1937 ! L’année même de la publication de l’ency­clique Divini Redemptoris, du pape Pie XI, condamnant le communisme comme « intrinsèquement pervers ». Tout responsable catholique aurait donc dû savoir qu’aucune entente n’était envisageable entre l’Église et le nouveau régime.

Les communistes le savaient bien, eux ! Aussi mirent-ils au point une habile tactique pour venir à bout de l’Église. Ils commencèrent à l’appliquer en 1950 ; elle reste aujourd’hui l’explication de leur politique actuelle, ce qui justifie amplement la réaction véhémente du cardinal Zen et sa dénonciation de l’aveuglement de Rome, comme nous allons le voir.

LA TACTIQUE COMMUNISTE CONTRE L’ÉGLISE

Nous la trouvons clairement exposée par le Père Dufay, des Missions étrangères de Paris, qui a lui-même connu la persécution en Chine avant d’en être expulsé, dans son livre, L’étoile contre la Croix (1951).

Il montre l’habileté des communistes qui ont commencé par affirmer solennellement le droit à la liberté religieuse et qui ne s’en sont pas pris directement à la foi elle-même, afin que les chrétiens tièdes ne se trouvent pas dans l’obligation de résister. Ils comprirent diaboliquement qu’il fallait s’en prendre non pas à leur religion, mais à leurs prêtres et aux institutions, selon un plan en cinq points.

Premièrement, il est nécessaire d’éloigner les fidèles des membres du clergé et des laïcs les plus anticommunistes. La triste expérience de soixante ans de persécutions montre que là où ils y sont parvenus, le troupeau n’a pas résisté. Au contraire, là où les fidèles sont restés unis à leurs pasteurs et à leurs chefs, la persécution n’est pas venue à bout de l’Église.

Ce qui aujourd’hui fait froid dans le dos, puisque l’ “ accord du 22 septembre 2018 ” donne aux communistes chinois l’argument presque imparable pour arriver à leurs fins : désormais être contre le gouvernement communiste, c’est être contre le Pape !

Deuxièmement, si le sang coule, ce doit être du sang de corrompus, de criminels, de traîtres, d’ennemis de la patrie, pas du sang de chrétiens ! Il faut donc accuser les principaux chefs catholiques, prêtres ou laïcs, de crime et non pas d’être catholiques.

Troisièmement, il faut introduire la dialectique au sein de la communauté. Il y aura les bons et les méchants, les bons seront la masse, les mauvais le petit nombre de ceux qui trompent la masse, qui profitent d’elle. Ils doivent être dénoncés puisqu’ils représentent un danger pour les autres.

Aujourd’hui, les mauvais seront évidemment les “ clandestins ” opposés au ralliement. On leur reprochera non pas de diviser l’Église, mais de nuire aux intérêts du pays en faisant croire à l’étranger que la Chine ne respecte pas les droits de l’Homme !

Quatrièmement, les mauvais prêtres et les mauvais évêques seront promus. C’est exactement ce que craint le cardinal Zen qui a déjà dénoncé des évêques concubinaires parmi les évêques de l’Église patriotique auxquels les “ clandestins ” doivent se soumettre.

Enfin, cinquièmement, le Parti doit prendre en main l’appareil ecclésiastique lui-même et faire en sorte que les paroisses organisent des cours de recyclage marxiste. C’est d’ailleurs une des recommandations adoptées par le congrès du parti communiste chinois, à l’automne dernier.

Cette tactique a été appliquée lors des différentes périodes de persécutions qui ont funestement rythmé la vie des catholiques chinois depuis 1950. Jusqu’à présent, elle avait toujours en partie échoué. Tandis qu’aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour sa réussite, de par la volonté de Rome !

LE MOUVEMENT DES TROIS AUTONOMIES

C’est “ le Mouvement des Trois Autonomies ”, mis progressivement en place par le parti communiste tout au long de l’année 1950, qui fut le cadre de la première persécution systématique contre l’Église catholique en Chine. Il réclamait « l’autonomie du recrutement », autrement dit ne recruter que des prêtres chinois, « l’autonomie financière », c’est-à-dire l’interdiction des dons étrangers, mais surtout « l’autonomie spirituelle », à savoir une théologie et une liturgie d’inspiration chinoise, sans référence à un chef étranger, fût-ce le Pape !

En 1950, les taxes immobilières sur les bâtiments appartenant à l’Église furent considérablement augmentées. Il s’ensuivit la confiscation de nombre d’écoles, d’hôpitaux, de dispensaires catholiques, même d’églises, sous prétexte de défaut de paiement, ou tout simplement sous prétexte d’utilité publique jamais précisée. Sous le coup, les catholiques se divisèrent : certains comprirent aussitôt les intentions malveillantes du gouvernement chinois, d’autres voulaient croire encore à une possible concertation.

En mai, les membres du Conseil national protestant s’entendirent avec le pouvoir pour l’entière autonomie de l’Église chinoise.

En juin, à la faveur de la guerre de Corée, une vaste opération anti-impérialiste fut lancée. On s’en prit tout particulièrement aux étrangers qui se servaient du “ manteau de la religion ” pour propager l’influence étrangère sur le peuple chinois. On déclara qu’il fallait revenir à la pureté de la religion débarrassée de ses faux pasteurs.

Le 18 octobre, le 14e congrès annuel protestant décida d’appeler tous les chrétiens à participer au “ Mouvement des Trois Autonomies ”. Le 30 novembre, un manifeste de catholiques du Sichuan septentrional amorça le mouvement de réforme dans l’Église, à l’imitation des protestants. Sa cheville ouvrière était d’ailleurs un protestant converti deux ans auparavant. Les premières arrestations de prélats ou de prêtres “ impérialistes ” furent alors décrétées.

Le 8 janvier 1951, une campagne de presse lança le mouvement dans toute la Chine. Le 17, le gouvernement créa un Département des Affaires religieuses, rattaché au ministère de l’Éducation nationale. Le 23, on évoqua explicitement la rupture des relations avec le Pape.

Le 9 février, une Déclaration commune des catholiques et protestants du Sichuan septentrional fut publiée dans toute la Chine, elle réclamait la fondation d’une nouvelle Église nationale « pure de tout élément impérialiste ». Ce fut le signal de la chasse aux “ impérialistes ”.

On remarquera que, durant tous ces mois, le Saint-Siège resta muet. Mgr Riberi, l’internonce, était persuadé qu’une entente avec le gouvernement était possible. Il négociait encore à la veille de son expulsion en septembre 1951 !

Lorsqu’on connaît ses sympathies pour les thèses du Père Lebbe en faveur de l’inculturation, ce n’est pas étonnant. Cet inspirateur de la missiologie moderne n’avait-il pas déjà fait la promotion de l’indigénisation du clergé et de l’inculturation des rites, mais aussi de la théologie ? Et il n’y avait rien de scandaleux à ce que les Chinois veuillent contrôler le financement des activités sur leur sol. D’ailleurs, Benoît XV s’était déjà déclaré favorable au nationalisme chinois, Pie XI avait encouragé l’indigénisation du clergé, et Pie XII rappellera encore, dans son encyclique du 18 janvier 1952, le respect du christianisme pour le génie particulier de chaque peuple, donc de la Chine.

Heureusement, les arrestations des évêques et des missionnaires “ impérialistes ”, puis des prêtres chinois les plus influents, avec comparution devant des tribunaux populaires et obligation pour les chrétiens de les accuser de crimes imaginaires, vont provoquer la réaction héroïque de l’Église de Chine.

L’ÉGLISE DES MARTYRS

Nous ne pouvons ici retracer son histoire complète. Des livres, comme Les martyrs de Chine parlent, du R. P. Monsterleet, Pourpre des martyrs, de Remy, Les torturés de la Chine, d’André Jany, collationnent de nombreux Actes des martyrs chinois. N’en citons que quelques exemples, suffisants toutefois pour nous montrer que « moururent les uns après les autres les Évêques, Prêtres, religieux et religieuses, et divers laïcs, des messieurs et des dames de rangs et de conditions différentes... »

Les évêques furent évidemment les premières victimes, conformément au premier point de la tactique adoptée par les communistes.

Mgr François-Xavier Ford était tout désigné comme victime. Il avait été en 1918 le premier missionnaire américain en Chine, avant de devenir évêque de Kaying, dans la province de Guangdong, en 1935.

Clairvoyant sur la situation, il prépara ses prêtres au martyre par une lettre pastorale dès juillet 1949 : « Nous n’avons aucun droit, naturel ou surnaturel, de mener une vie qui n’ait pas sa part de persécutions. Notre-Seigneur nous a légué la persécution comme notre lot et comme une promesse, comme une marque d’identification avec Lui. Quand l’Église défie la Force incarnée qu’est le communisme, elle appelle la persécution. Notre vocation implique la persécution. Il ne nous appartient plus de disposer de notre vie. Ces mots ne sont pas des formules vides de sens, car nous nous sommes offerts pour que Dieu se serve de nous suivant son bon plaisir. Si Dieu le veut, le don de nous-mêmes, que nous avons fait si facilement toute notre vie, peut prendre un sens profond grâce à la persécution. Les jours qui viennent nous promettent peut-être une plus intime participation au sacrifice de la Messe. »

Arrêté le 23 décembre 1950, il sortit « décharné et hagard » d’une première et éprouvante détention en avril 1951, mais ce fut pour connaître un véritable calvaire. À partir du 14 avril, il fut livré quinze jours durant à la colère d’une populace déchaînée tout au long de son transfert à Canton. Lorsqu’en janvier 1952, une religieuse put l’approcher en prison, il ne pouvait plus marcher seul, ses cheveux et sa barbe avaient blanchi. Deux fois ensuite, elle le vit traîné dans les escaliers de la prison comme un sac de pommes de terre. Il mourut le 21 février 1952, âgé de soixante ans.

Jeune prêtre, il avait écrit : « Il m’importe peu d’être maltraité, frappé et couronné d’épines. Tout ce que je souhaite, c’est d’être une pierre sur la route royale qui doit porter la foi en Chine. »

Ces évêques missionnaires qui développaient de multiples œuvres caritatives étaient souvent admirés et aimés de la population. Aussi les autorités communistes eurent-elles de la difficulté à trouver des dénonciateurs parmi les fidèles. Il arriva même que la persécution provoqua un mouvement de conversions. Ce fut le cas, par exemple, à Tsinan, capitale de la province de Shandong, au sud de Pékin. Son archevêque depuis 1929, Mgr Cyrille Jarre, fut arrêté en juin 1951 et torturé d’octobre à février 1952. Sous les coups, il n’eut qu’une seule réponse : « Je vous répondrai de ma tombe. »

Après sa mort, les chrétiens le revêtirent des ornements rouges et une foule immense se pressa à ses funérailles. La police interrompit la cérémonie et emporta le cercueil afin de l’enterrer hors de la ville. Mais l’ex-vicaire général, qui avait apostasié, lui expliqua que les ornements rouges signifiaient qu’il était mort martyr. On décida donc de le déterrer afin de leur substituer des vêtements de prisonnier. Prévenue, une foule en colère vint s’emparer du corps et reçut des autorités apeurées la permission de lui remettre des ornements liturgiques, mais blancs. On ramena le cercueil à la cathédrale, où on l’ouvrit... pour prendre des reliques ; le corps était resté flexible. Non seulement la foi des catholiques s’en trouva affermie, mais il y eut beaucoup de conversions.

Tous les évêques missionnaires se montrèrent courageux à l’exemple de l’archevêque chinois de Nanchang, dans le Jiangxi, Mgr Joseph Tcheou Tchi-cheu, qui avait bénéficié d’une solide formation et parlait parfaitement le français. Au début de l’année 1951, il fut abordé par une haute personnalité du parti communiste qui ne lui proposa rien de moins que de devenir le Pape de la Chine. « Croyez-vous vraiment que j’ai pour cela les qualités requises », lui demanda-t-il. Sur la réponse affirmative du chef communiste, le prélat répliqua simplement : « Dans ce cas, j’aimerais mieux devenir le Pape du monde entier. » Cette repartie signait son arrêt de mort.

Il fut condamné à l’issue de trois jugements populaires pendant lesquels les communistes essayèrent, mais en vain, de susciter des délateurs contre le prélat très respecté dans la ville et le diocèse. Le jugement si odieux se retourna contre les autorités, il révéla aux yeux des catholiques l’hypocrisie du “ Mouvement des Trois Autonomies ”.

DES PRÊTRES, DES RELIGIEUX

Innombrables furent les prêtres qui eurent à subir la torture. Au premier rang desquels citons le Père Jean Tung dont l’intervention publique à Shanghai fit comprendre l’enjeu des “ Trois Autonomies ” à un clergé et aux fidèles déjà très travaillés par les progressistes. Ce fut le signal de l’admirable résistance de l’Église de Shanghai, en particulier de la Légion de Marie, qui mériterait à elle seule un article puisqu’elle est emblématique de l’affrontement d’une Église gangrenée par le mauvais esprit du Père Lebbe, mais qui se ressaisit et qui va tenir tête aux instances du Parti pendant près de trois ans.

Évoquons aussi l’héroïque figure du Père Mathieu Sou, trente ans, vicaire à Fanchang. Arrêté, puis envoyé aux travaux forcés sous un soleil de plomb, il ne manquait pas une occasion d’évangéliser ses compagnons de captivité. Comme on le menaçait de le priver de nourriture s’il continuait, il répondit : « Très bien. Je me contenterai de la nourriture du Ciel, mais je continuerai à prêcher. » Pendant six jours, on ne lui donna rien. Lorsqu’il tomba d’épuisement, on lui offrit de manger et de boire, il eut encore la force de répliquer : « Si j’accepte, vous ne me laisserez pas parler de Dieu, je n’ai pas besoin de votre nourriture, celle du Ciel me suffit. » Il mourut le même jour, après avoir récité à voix haute le Credo.

Les religieux payèrent aussi leur tribut. Ce fut le cas des trappistes de Chengtu, dont le sous-prieur fut torturé six mois durant ; quand son corps fut rapporté au monastère, ce n’était plus qu’une plaie, remplie de vermine. Le Père Yeou, qui avait été appréhendé en même temps, resta suspendu par les poignets solidement garrottés derrière le dos pendant six jours et six nuits consécutifs, il rendit l’âme après dix mois de mauvais traitements.

Tout était fait pour réduire les prisonniers à l’état de loques humaines : interrogatoires incessants, travaux fatigants, privations de sommeil, nourriture exécrable et insuffisante. Le Père Vasquez, par exemple, pesait 72 kg quelques jours avant son arrestation, 38 kg le jour de son expulsion. Pour ces malheureux, ainsi affaiblis, les séances quotidiennes de confession publique ou, pire encore, les jugements populaires étaient des épreuves morales qui ébranlaient leur équilibre psychique.

DIVERS LAÏCS

Pourtant, les cas de résistances héroïques ne manquèrent pas, comme cette jeune fille qui criait de douleur pendant le supplice de la suspension, mais qui retrouva aussitôt après le sourire. À son bourreau interloqué, elle répliqua : « Dans la torture, on ne peut que sentir les coups, après nous sommes contents d’avoir souffert pour le Christ. »

Il n’empêche que la tentation d’apostasier était très forte. Si beaucoup y succombèrent, d’autres la surmontèrent à l’exemple de Liou, brillant jeune homme de vingt-cinq ans, sachant l’anglais et le français, fonctionnaire du gouvernement mais catholique pratiquant. Arrêté, on lui proposa d’accuser son curé et d’être libéré avec un avancement, ou bien d’être fusillé.

Le soir, il alla voir le prêtre, prisonnier lui aussi, et lui demanda la permission de parler contre lui, parce qu’il allait se marier et que sa fiancée l’attendait. Le prêtre lui permit de parler, mais pas de mentir, et lui rappela la parole de Notre-Seigneur de ne pas craindre ceux qui peuvent tuer le corps, mais ne peuvent ravir l’âme. Or, Liou savait bien que s’il ne mentait pas, il serait fusillé.

Au bout d’un moment, il dit au prêtre : « Si vous apprenez que j’ai été fusillé, vous saurez que je n’ai accusé personne et que j’ai gardé ma foi, car ils ne veulent que cela, me faire apostasier... et pourtant, je pourrais avoir une si belle place dans le nouveau Régime. »

Quelques jours plus tard, le prêtre exulta en entendant le commissaire du peuple les exhorter à ne pas faire comme Liou : « Le gouvernement lui promettait une belle place, il a refusé, et après sa con­damnation, il s’est montré plus fanatique que jamais, il a préféré la mort. Ne faites pas comme lui ! »

Les enfants ne furent pas épargnés et se montrèrent aussi courageux, comme cette petite fille, appelée à la police pour signer un texte d’accusation de la Légion de Marie. Elle refusa. On la menaça de l’enfermer en prison, de lui couper la tête. On la pressa de bien réfléchir aux conséquences de sa décision.

« J’ai déjà réfléchi, j’ai demandé et j’ai la réponse !

 À qui as-tu demandé ?

 À Jésus, il est dans mon cœur et il m’a dit de ne pas signer. »

DES MESSIEURS ET DES DAMES DE RANGS ET DE CONDITIONS DIFFÉRENTES

Combien aussi voulaient recevoir les sacrements à tout prix. Tel ce meunier, condamné à mort, qui demanda d’aller voir le prêtre sous prétexte de clarifier des dettes. Pensant qu’il y aurait peut-être là matière à accusation nouvelle, on le lui accorda. Devant le prêtre, une fois l’affaire vite réglée, le pauvre homme se tourna vers le chef de ses gardiens : « N’aie pas peur, lui dit-il, je ne parlerai pas au Père, lui ne me parlera pas. Je suis chrétien, je veux maintenant régler les affaires de mon âme. Je vais dire tout haut ce que j’ai fait de mal dans ma vie, contre Dieu et contre les hommes, pour obtenir le pardon du Christ que me donnera le Père ici présent. »

Aussitôt le voici à genoux. Devant les soldats, trop interloqués pour intervenir, et devant le prêtre qui tremblait d’émotion, il fit une confession générale en s’aidant d’un grossier morceau de papier où il avait écrit les péchés qu’il craignait d’oublier !

En traçant sur lui le signe de croix de l’absolution, le prêtre pleurait. Les soldats étaient pétrifiés. Le prêtre put revenir sans encombre lui porter la communion. Quelques jours plus tard, le meunier était fusillé.

Les femmes n’étaient pas les moins courageuses. Elles faisaient de la résistance passive lors des séances d’endoctrinement, où elles venaient avec leurs bébés qu’elles faisaient pleurer !

Mais elles aussi connurent la torture, comme cette femme, suspendue longtemps par les bras, à qui on demandait de renoncer à sa religion étrangère, et qui répondit : « Ma religion n’est pas étrangère, elle est catholique. C’est la vôtre qui est étrangère, c’est celle de Staline. » Sous la torture et les coups redoublés, elle répétait : « Vous pouvez me couper tous les membres, tous mes membres vous diront que je suis chrétienne. »

Pour d’autres, la fidélité à l’Église entraîna la déchéance. Ainsi dans une famille bourgeoise, aisée, le mari fut emmené par la police et son épouse laissée sans nouvelles. Elle continua le travail de son mari, tout en attendant son septième enfant. Au bout de quelques mois, elle reçut un appel de la police l’informant que son époux avait signé un texte approuvant la triple autonomie, et qu’elle était invitée à le signer à son tour. « Je suis sûre que mon mari n’a pas signé, répondit-elle. S’il l’avait fait, vous me l’auriez déjà rendu. Même s’il avait signé, je ne signerais pas, et s’il sortait de prison, j’irais à sa place. » Elle ne fut pas inquiétée davantage, mais ne revit jamais son mari et bientôt toute la famille fut contrainte à la plus grande pauvreté.

On ne se lasse pas de lire le récit de ces martyrs des temps modernes, annoncés par Notre-Dame de Fatima. Terminons par deux exemples de vieillards.

Celui de ce vieux couple païen, gardiens de pagode, convertis en cachette. Au recensement de la population, comme ils étaient bien connus, sans leur poser de question, on inscrivit sur le registre : « Sans religion ». Mais le soir, la femme dit à son mari : « Dans quelques jours, ils vont tuer les chrétiens... et ils vont nous oublier. » Alors, le lendemain, ils retournèrent voir l’officier pour faire corriger leur identité : « Nous sommes chrétiens, et s’il se passe quelque chose, il ne faudra pas nous oublier. »

Ou encore l’exemple de ce vieillard de quatre-vingts ans, qu’on voulait faire passer à l’Église “ patriotique ”. Après avoir écouté avec patience tous les arguments en faveur de sa trahison, il dicta cette simple phrase : « Ma famille est catholique depuis trois cents ans. Je suis catholique depuis quatre-vingts ans. C’est tout ce que j’ai à vous dire. Cela suffit. »

Quelques jours plus tard, comme il se mourait, un prêtre “ patriotique ” se présenta pour lui donner les derniers sacrements. Il refusa : « Je veux recevoir le Jésus-Christ de notre Saint-Père le Pape. »

Pouvait-il imaginer que, un jour, le Pape voudrait les contraindre de se rallier aux persécuteurs de la foi catholique ? Personne à cette époque n’aurait pensé une telle horreur, eux qui, au péril de leur vie, remettaient aux missionnaires expulsés des messages de fidélité à transmettre au Saint-Père. C’était le plus souvent : « Dites au Saint-Père que nous l’aimons », ou encore : « Dites-lui que nous souffrons pour l’Église, pour lui. Dites-lui que nous lui sommes unis jusqu’à la fin. »

Les “ clandestins ” d’aujourd’hui, dont le pape François semble ne pas faire grand cas de la souffrance, sont les descendants ou les héritiers spirituels de ces martyrs. Mesurons-nous le drame ?

SOIXANTE ANS DE CLANDESTINITÉ

La résistance héroïque des catholiques chinois ne semble pas avoir été prévue à ce point par les autorités. Aussi le “ Mouvement des Trois ­Autonomies ” marqua le pas en 1953. Ce ne fut qu’une légère accalmie. La persécution reprit, plus violente encore, après la publication en octobre 1954, de l’encyclique Ad Sinarum gentem, dans laquelle le pape Pie XII acceptait certes que les activités d’évangélisation soient adaptées à chaque peuple, mais pas au point de corrompre le dépôt de la foi. Il condamnait donc officiellement les “ Trois Autonomies ” puisqu’une Église “ nationale ” ne serait plus l’Église catholique.

En 1955, pratiquement toutes les institutions de l’Église catholique étaient anéanties. Mais un réseau clandestin s’était développé, sur lequel les persécuteurs allaient s’acharner, cherchant surtout à susciter des ralliements au mouvement patriotique.

Plusieurs évêques et prêtres chinois responsables de ce qui restait de l’Église furent séduits. Certains parce qu’ils avaient été contaminés par la pensée du Père Lebbe, d’autres dans l’espoir de sauver ce qui pouvait l’être encore. C’est avec eux que le gouvernement forma en août 1957 l’Association patriotique des catholiques chinois, chargée essentiellement de contrôler l’Église catholique chinoise, « officielle ».

Le 13 avril 1958, deux évêques, élus par une assemblée patriotique locale sous le contrôle du Parti, furent sacrés sans l’accord de Rome. Le schisme était donc indéniablement consommé. Le pape Pie XII le condamna par son encyclique Ad apostolorum principis du 29 juin 1958.

La persécution reprit alors de plus belle, l’accusation d’opposants à la réforme agraire du “ grand bond en avant ” remplaçant le crime d’impérialisme.

La “ révolution culturelle ” déclenchée en 1966 donna prétexte à de nouvelles persécutions, plus terribles encore, contre tous les chrétiens, même patriotiques. Toutes les églises furent fermées ! Mais la valeureuse Église “ clandestine ” ne fut pas anéantie.

Au contraire, les horreurs de la “ révolution culturelle ” provoquèrent de nombreuses conversions après la mort de Mao, en 1976. Toutefois, beaucoup rejoignirent l’Église “ patriotique ” avec laquelle il était plus facile d’entrer en contact, après la réouverture des églises à partir de 1978.

C’est que la Chine avait inauguré en 1971 une nouvelle politique étrangère d’ouverture au monde. Pour donner des gages de changement, le Parti, d’une part, atténua la répression sans qu’elle cesse totalement pour autant. D’autre part, il favorisa les menées de l’intrigant archevêque “ patriotique ” de Shanghai, Mgr Jin Juxian, à qui il permit de nombreux voyages à Rome et en Europe. L’Église “ patriotique ” adopta alors la réforme de la liturgie, puis le nouveau code de droit canonique, enfin le Catéchisme de l’Église catholique.

Durant toutes ces années, Rome n’avait cessé de déclarer sa volonté de renouer avec le gouvernement chinois. Paul VI, en pleine “ révolution culturelle ”, avait fait l’éloge des gardes rouges ! Jean-Paul II avait plus d’une fois manifesté son désir de visiter la Chine. Aussi approuva-t-il que des séminaristes de l’Église “ patriotique ” viennent étudier dans les facultés de théologie américaines ou romaines, avec la permission du gouvernement.

Il accepta le prêt à l’Église officielle de professeurs pour ses séminaires. C’est ainsi que le futur cardinal Zen fut envoyé enseigner six mois par an au séminaire de Shanghai, de 1989 à 1996. Ce qui lui permit de constater qu’il y avait certes « de bons séminaristes, beaucoup de prières, beaucoup de discipline », mais aussi que la surveillance du Parti était omniprésente. Mgr Juxian voyageait toujours accompagné d’un prêtre marié qui le surveillait !

Cette première ouverture fut exploitée par les partisans de l’entente avec le gouvernement chinois, favorables aussi à une “ légitime ” inculturation de l’Église de Chine. On prétendit que, peu à peu, plus rien ne distinguait l’Église “ clandestine ” de l’Église “ patriotique ”, sinon un passé douloureux qu’il convenait d’oublier. En 2007, le pape Benoît XVI écrivit aux catholiques de Chine pour les inviter au pardon et à la réconciliation. Des négociations furent menées entre Pékin et la secrétairerie d’État du Saint-Siège représentée par Mgr Parolin, devenu depuis le secrétaire d’État du pape François.

L’accord du 22 septembre 2018 levant l’excommunication des évêques patriotiques sacrés sans l’accord de Rome, accordant au gouvernement chinois le choix des évêques, reconnaissant les circonscriptions ecclésiastiques de l’Église patriotique et donc, à terme, la suppression des diocèses clandestins, n’est donc que l’aboutissement d’un long processus, dont l’origine est finalement antérieure à la persécution communiste : c’est le triomphe du Père Ricci et du Père Lebbe... au prix de la trahison du sang des martyrs, mais aussi de la foi catholique intégrale !

La préface donnée par le cardinal Parolin au livre L’Église en Chine. Un avenir à écrire, du Père Antonio Spadaro, s. j., directeur de la revue La Civiltà cattolica, confirme notre analyse. Selon La Croix du 17 mars 2019, la réflexion du cardinal part de la lettre apostolique Maximum illud de Benoît XV dont on sait tout ce qu’elle doit au Père Lebbe et « dont il souligne un aspect “ oublié ” : la volonté du Pape de l’époque que les missions “ ne soient pas une extension de la Chrétienté occidentale ” (...). Tout en se refusant à oublier “ le sacrifice ” de tant de catholiques chinois, c’est cette sinisation de longue date de l’Église de Chine au sein d’une Église catholique universelle que le cardinal cherche à mettre en avant, à l’opposé des voix qui, à travers le monde et sous l’influence de l’alt-right américaine, cherchent à se poser en défenseur d’un soi-disant “ Occident chrétien ”. » Le cardinal invite donc ses lecteurs à « dépasser la logique des oppositions faciles, pour saisir la véritable complexité du défi culturel, social et religieux de la Chine d’aujourd’hui, et à défaire progressivement les nœuds qui empêchent encore la joie d’une rencontre féconde ».

Voilà donc l’opposition entre la foi catholique et l’idéologie marxiste ainsi que l’indépendance de l’Église face au pouvoir politique réduites au rang méprisable d’une « opposition facile », au profit de leur politique de paix universelle sans avoir à la demander au Cœur Immaculé de Marie !

Les catholiques “ clandestins ” de Chine sont donc désormais pris dans le même drame que nous, catholiques de Contre-Réforme : pour garder intacte la foi catholique, il leur faut s’opposer, sur la doctrine, au Pape qu’ils aiment certainement davantage que les pontifes de l’Église “ patriotique ” choisis par Pékin !

Mais ont-ils parmi eux un abbé de Nantes pour les guider et les maintenir sur « la ligne de crête », les retenir à leur tour sur la voie de la révolte et du schisme ? Prions Notre-Dame de Fatima, pour que les persécutions que subiront immanquablement ceux dont l’anticommunisme se révélera, valent au Saint-Père la grâce miséricordieuse de se jeter repentant aux pieds de Notre-Dame pour, enfin, lui obéir et provoquer ainsi l’échec définitif des « erreurs de la Russie », en Chine comme ailleurs !