Il est ressuscité !

N° 198 – Mai 2019

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Comprendre le Coran

LE Saint-Père s’est donc rendu en Arabie, puis au Maroc, pensant marcher sur les traces de saint François d’Assise, à l’occasion du huitième centenaire de la rencontre du saint avec le sultan d’Égypte. Notre frère Bruno a dénoncé le reniement et l’apostasie pratique que constituait le voyage aux Émirats arabes unis, où le Pape a adapté son discours au monothéisme musulman, particulièrement en signant le Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, où il n’est nulle mention de Jésus, de sa Croix rédemptrice et de Marie, rédigé cependant « au nom de Dieu ». Quel Dieu ? Le Dieu d’Abraham, dont le Concile Vatican II a laissé croire qu’il est commun aux chrétiens, aux juifs et aux musulmans (cf. Autodafé, p. 268 et sq.), pour en faire le dénominateur commun des actions tendant à la « compréhension mutuelle », et à « protéger et promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (décret Nostra Ætate, la religion musulmane, in Autodafé, p. 270).

Dès les débuts de la fondation de notre communauté de moines missionnaires, notre Père, l’abbé de Nantes, et frère Bruno ont entrepris une “ lecture chrétienne ” du Coran, c’est-à-dire scientifique, par l’application des méthodes historiques et critiques depuis longtemps en usage dans l’étude de la Bible, afin de connaître la vérité sur l’islam et ses origines, et rendre enfin possibles de savantes et fécondes controverses avec les musulmans.

Les résultats de ce travail sont un trésor de lumière qu’il nous faut rappeler aujourd’hui, à l’heure où le Saint-Père cherche, sur un pied d’égalité avec l’université Al-Azhar, à promouvoir la paix « au nom de Dieu » en oubliant Jésus, Marie et la Croix.

Car en toute vérité, cette invocation du Dieu d’Abraham pour dépasser les divisions au profit de la paix n’est pas nouvelle. Elle fut méditée, prêchée, et mise en œuvre au septième siècle de notre ère en vue de réconcilier juifs et chrétiens dans l’unique alliance du Dieu Unique, par un homme que notre Père tenait pour « un génie religieux et homme d’action d’une rare puissance » (Le Coran, traduction et commentaire systématique, t. I, p. 332). Telle est la révélation de ce livre qui demeurait “ scellée ” depuis 1300 ans, mais qui permet à frère Bruno d’écrire aujourd’hui : « pour le huitième centenaire de la vaine tentative de saint François d’Assise de faire du sultan d’Égypte un chrétien, notre Saint-Père le pape François imite l’auteur du Coran plutôt que saint François, de conserve avec l’imam d’Al-Azhar qui joue le rôle de successeur de l’auteur du Coran dans son dessein “ œcuménique ” » (Il est ressuscité, n° 196, mars 2019, p. 3).

Pauvre Saint-Père ! Mais alors, comment cela ?

Pour répondre, il faut commencer par rappeler brièvement le progrès considérable que représente le travail de frère Bruno dans la connaissance du Coran. La préface au tome I de la traduction et du commentaire systématique du Coran rappelle un fait massif : jamais le Coran n’avait été soumis à l’examen des lois de la méthode historique et critique, depuis longtemps en usage dans l’étude de la Bible.

LA “ TRADITION ” MUSULMANE RÉCUSÉE.

Dans cette préface, frère Bruno retrace toute la genèse de cette œuvre qui consista à sortir du cercle vicieux mis en lumière au début du vingtième siècle par le Père Henri Lammens, jésuite de Beyrouth. En effet : la “ Tradition ” (composée du récit des événements fondateurs de l’islam au septième siècle, le ḥadîṯ, et des sentences juridiques, la sunna) et la biographie traditionnelle de Mahomet, la sîra, sont entièrement apocryphes, uniquement fondées sur les versets du Coran qu’elles paraphrasent. Elles ne peuvent donc être tenues, si peu que ce soit, pour une source indépendante où puiser des éléments de compréhension du texte coranique. Frère Bruno et notre Père furent donc les premiers à récuser entièrement le recours à cette “ tradition ”.

« LE CORAN PAR LE CORAN. »

Notre Père avait été mis sur la piste d’une origine judaïque du texte coranique par les travaux du Père Théry, dominicain, qui tenait le Coran pour l’œuvre d’un « savant venu d’ailleurs » : un rabbin juif, créateur de « la langue arabe religieuse ». S’il délaissa ces travaux, finalement peu scientifiques, notre Père conserva cependant la géniale intuition de départ qu’il chargea frère Bruno de développer. Comment ? En appliquant le grand principe d’exégèse de l’école française, appris de ses professeurs sulpiciens au séminaire d’Issy-les-Moulineaux et ainsi, expliquer le Coran par le Coran.

À LA DÉCOUVERTE DE LA LANGUE DU CORAN.

Œuvre impossible ! À laquelle personne n’avait voulu se risquer puisque le Coran se présente comme un “ aérolithe ”, sans aucun antécédent littéraire à la première de ses sourates. De plus, pour partir du texte coranique seul, il fallait encore “ effacer ” tous les signes diacritiques ajoutés au neuvième siècle, en fonction de l’interprétation postérieure du texte, elle-même toute dépendante de la “ Tradition ”. Il ne restait plus qu’un texte consonantique, à déchiffrer sans dictionnaire ni grammaire !

Au Père Michel Lagarde, islamologue, qui dans sa recension critique du tome I l’imaginait ironiquement « sous les traits d’un passionné, ardemment fasciné par la découverte qu’il a cru faire : le prétendu vrai sens du Coran... » notre frère Bruno répondait : « Non mon Révérend Père, non... Disons plutôt que l’obéissance religieuse me tient à une tâche humainement impossible, mais qui avance, victorieuse de toutes les difficultés où sombrèrent nos devanciers, sous la houlette d’un maître auquel je dois tout, avec l’encouragement et l’aide quotidienne de nos communautés... » (Le Coran, tome III, avant-propos).

C’est ainsi que notre frère Bruno est le premier à avoir établi, scientifiquement, le texte coranique des cinq premières sourates en dégageant les sources linguistiques du vocabulaire et en retrouvant les véritables antécédents littéraires du texte, confirmant ainsi l’hypothèse de départ : l’origine hébraïque de cette « langue religieuse » du Coran. Mais ce n’est pas tout.

LA REDÉCOUVERTE DES ÉVÉNEMENTS CONTEMPORAINS DE LA RÉDACTION DU CORAN.

De retour d’Afrique française du Nord, étudiant à l’Institut Catholique de Paris, frère Bruno avait entrepris des recherches historiques, sous la direction du Père Daniélou, sur l’Arabie préislamique et la “ Conquête arabe ”. Ces travaux mirent en lumière des faits historiques que la légende musulmane avait effacés de la mémoire. En effet, au quatrième siècle de notre ère, la péninsule arabique fut le théâtre d’une vaste entreprise de judaïsation, soutenue par la Perse, qui contrecarra la tentative conjointe de christianisation et de colonisation des tribus par l’Empire romain, particulièrement dans le sud, au Yémen. Le cinquième siècle fut encore une période de prépondérance juive dans la péninsule, et ce jusqu’à la fin du sixième siècle, particulièrement dans les oasis du Hedjaz.

À partir de 602, l’invasion perse contre les Byzantins détestés souleva une immense espérance chez les juifs de Palestine et d’Arabie, jusqu’aux confins du Yémen, et parmi tous les juifs de la diaspora : qu’à la faveur de l’amitié avec les Perses un royaume juif ressuscite à Jérusalem, et le Hedjaz se trouvera tout naturellement englobé dans une grande Palestine, ne le cédant en rien à l’empire de Salomon lui-même !

L’AUTEUR ET LA LANGUE.

La fidélité à la méthode scientifique adoptée par notre Père et frère Bruno leur imposait aussi de remettre en question l’attribution à Mahomet de l’ensemble du corpus coranique, et par conséquent de s’interroger sur l’origine de la langue elle-même. La théorie musulmane selon laquelle l’arabe coranique est issu du dialecte mekkois que parlait Mahomet “ lorsqu’il reçut la révélation du Coran ”, se heurte à de telles difficultés qu’un islamologue comme Régis Blachère lui-même y renonçait. Peut-on alors courir à l’hypothèse opposée : celle d’une création “ artificielle et méditée ” ? Le savant islamologue, qui avait envisagé cette hypothèse, s’y refusa, tant elle conduit à récuser toute la tradition musulmane.

Pour Frère Bruno et notre Père, au contraire, à la lumière de l’histoire de l’Arabie pré-islamique, cette « hypothèse d’une création artificielle et méditée » s’imposait d’elle-même, en même temps que se dégageait l’extraordinaire personnalité de l’auteur qui en fut l’artisan.

Dans sa postface au tome I, notre Père écrivait à l’adresse de frère Bruno : « J’attendais avec grande impatience que vous fassiez apparaître votre statue et qu’on voie enfin, tel qu’en lui-même la science le tire des sables, l’auteur du Livre révélé par son œuvre même. Or voici : cet homme est un génie religieux et un homme d’action d’une rare puissance ; son œuvre est digne d’être comparée aux plus grandes. » (ibid., p. 332)

Quelle fut donc cette œuvre, et qui est cet homme d’action ? C’est ce qu’il nous faut maintenant évoquer pour comprendre l’appréciation portée par frère Bruno sur l’action du Pape, rappelée au commencement de cet article.

« BÉNI SOIT LE NOM DU DIEU, LE MISÉRICORDIEUX, 
PLEIN DE MISÉRICORDE.
 »

C’est par ce verset, en arabe bismi llâhi r-raḥmâni r-raḥîmi, que s’ouvre la première sourate du Coran, et toutes les autres après elle. C’est une bénédiction, plutôt qu’une simple invocation, communément traduite par « Au nom de ».

Ainsi introduite, cette petite prière de sept versets consiste, dans sa première partie, en une action de grâces qui a pour objet « le Dieu », ’allâh, sous le vocable de « Maître des siècles », pleine du désir de son avènement, comme « roi du jour du Jugement », ainsi qu’une protestation de fidélité dans l’adoration et la louange. Dans une seconde partie, elle est une imploration au Dieu pour qu’il indique à ses fidèles « l’étroit chemin de la survie », gage de la « douceur » divine, répandue sur ceux qui ont été « choisis », objets de la sollicitude du Dieu parmi les « vases de colère ».

UNE PRIÈRE JUIVE.

Frère Bruno fait remarquer que les idées, les sentiments exprimés par cette prière et jusqu’au vocabulaire employé sont ceux du judaïsme.

Ainsi de la formule de bénédiction. Elle a pour objet « le Dieu », ’allâh, contraction de l’article défini ’al et de ’ilâh, transcription en arabe de l’hébreu ’èlôha, de l’araméen ’èlâh ; forme amplifiée de ’el. C’est le Dieu d’Abraham (Gn 14, 18-20), invoqué comme « le Miséricordieux », ’ar-raḥmâni, tiré de l’araméen raḥmana’, nom divin fréquent dans la littérature rabbinique, mais qui désigne l’attribut divin par excellence selon la révélation biblique ; et le Dieu de Moïse, « plein de miséricorde » : ’ar-raḥîmi, tel qu’Il se nomme, au sommet du Sinaï : ’el raḥûm, « Dieu de tendresse » (Ex 34, 6).

C’est bien “ le ” Dieu de la Bible que l’auteur invoque, mais par une formule strictement monothéiste et qui, par la redondance insistante du mot « miséricorde », ne va pas sans une pointe polémique à l’encontre de la formule trinitaire chrétienne et du signe de croix qui l’accompagne.

La formule de louange qui succède à cette bénédiction, ’al ḥamdu li-llâhi, « Amour au Dieu », est guidée par la même pensée. Elle est adressée au Dieu en tant que « roi », mâlik (de l’hébreu mèlèk), et « maître », rabbi, de l’araméen rab. Or ce nom divin de « maître » est sans équivalent dans l’Ancien Testament, comme dans la littérature rabbinique. En revanche, on le trouve dans le Nouveau Testament, dans la bouche des apôtres s’adressant à Jésus : « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis » (Jn 13, 13). Dès lors, la pensée qui sous-tend cette prière se précise, ici en dépouillant Jésus de l’affirmation de son magistère divin et sa royauté divine pour les rendre « au Dieu », du prophète Jérémie par exemple, qui annonçait qu’aux jours de la nouvelle Alliance, tous seraient instruits par Dieu même (Jr 31, 33-34).

UN PETIT RESTE.

Frère Bruno a aussi discerné en l’auteur, l’intention de s’identifier au “ petit reste ”, objet des prédilections divines depuis le retour de l’exil de Babylone, lorsqu’il qualifie, avec une nuance de componction, la communauté dans laquelle il se range de « ceux [...] qui ne sont point objets de mépris ».

C’est du Dieu, et non de Jésus, que l’auteur et sa communauté attendent donc humblement l’indication du « chemin étroit de la survie », selon l’expression évangélique : « Étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. » (Mt 7, 14), Mais pour quel horizon. Céleste ? Terrestre plutôt, dans l’horizon du Deutéronome : « Afin d’avoir de longs jours, vous et vos fils, sur la Terre que Yahweh a juré à vos pères de leur donner. » (Dt 11, 21)

UNE VOIE ORIGINALE ?

Cette prière n’a rien de spécifiquement musulman et sa langue pourrait même être qualifiée d’arabe « talmudique », selon la définition de la langue des talmuds que donnait l’abbé Hruby : « jargon mi- hébraïque, mi-araméen ». Elle témoigne de cette vaste entreprise de judaïsation de l’Arabie évoquée plus haut. Et cependant, il semble que son auteur manifeste une souveraine indépendance, aussi bien vis-à-vis du judaïsme rabbinique que du christianisme, qu’il connaît et plagie volontiers, mais pour s’en démarquer, avec une volonté de renouer directement avec l’eschatologie des psaumes et des prophéties de l’Ancien Testament, comme si Jésus-Christ, signe de contradiction entre les chrétiens et les juifs, n’existait pas.

Alors, plus de mille ans après le retour de l’exil, plus de six cents ans après Jésus-Christ et la destruction sans retour de Jérusalem, l’auteur de cette prière prétendrait-il, avec le groupe qui l’entoure, s’identifier au petit “ reste ” prophétisé par Isaïe ? Qui sont-ils donc ? Et quel est leur but ?

C’est ce que la suite des sourates va éclairer.

« DIEU DES DÉLIVRANCES »

Le premier verset de la sourate II est uniquement constitué de trois petites lettres : « alm », dont personne n’a jamais percé la signification. Mais celui qui est familier de la littérature rabbinique et de son système d’abréviations reconnaît aussitôt une abréviation tirée d’une expression du psaume 68, verset 21 : « Notre Dieu est un Dieu de délivrances, “ ’el lemôšâcôt ” », littéralement, « un Dieu pour les saluts ».

a : initiale du Nom de Dieu, « ’ allâh ».

l : préposition hébraïque « pour ».

m : initiale de môšâcôt, « saluts, délivrances », au pluriel pour souligner la richesse de l’unique plan salvifique de Dieu à travers l’histoire, dont le Coran, nous allons le comprendre de plus en plus, se veut précisément l’ultime manifestation.

UNE VOIE « SANS QUERELLE ».

La sourate II commence en annonçant le contenu de ce « livre », kitâb, selon l’hébreu biblique ketûbîm qui désigne les recueils de la troisième partie de l’Ancien Testament, après la Loi et les Prophètes. « L’écrit que voici, ḏalika l-kitâb, contient une Voie, hudan, sans querelle, lâ rayba fîhi, pour les prédestinés » (II 2). hudan est un emprunt direct au dogme et au langage du Nouveau Testament : « Je suis la Voie (hodos en grec), la Vérité, la Vie », dit Jésus (Jn 14, 5).

Est-ce à dire que cet « Écrit » est inspiré, comme les Écritures saintes auxquelles il se réfère ainsi ? L’auteur le laisse entendre en prenant soudain un ton oraculaire c’est-à-dire en faisant parler « le Dieu » lui-même, à la première personne du pluriel : ainsi, les « prédestinés » sont ceux qui « s’acquittent de la prière et dépensent ce dont Nous les avons pourvus », mais aussi « ceux qui croient à ce qui t’a été révélé avant toi et qui le fut avant toi » (II 4). Si « l’Écrit que voici » se donne pour inspiré de Dieu, ce n’est donc pas pour apporter une révélation nouvelle, contrairement à l’interprétation reçue, mais seulement pour transmettre une révélation ancienne.

Mais voici que l’auteur cherche « querelle » à ceux qui « ont apostasié », ’al-laḏîna kafarû (II 6), cette foi antique, qui « ruinent l’Alliance », « tronquent la prière » et « mettent le Pays à mal ». Qui sont-ils ? Quel est ce pays ? La suite nous l’apprendra, mais c’est pour vider cette querelle qui l’oppose, lui, serviteur du Dieu, aux « apostats » que l’auteur s’engage dans un développement à la manière d’une aggadah rabbinique, c’est-à-dire d’une manière très libre, affranchie de la chronologie, et cependant très dépendante des récits bibliques, qu’il remodèle à l’image des événements contemporains.

UNE VOIE PROMISE A ADAM.

L’auteur évoque la création, puis la chute originelle. Le parallèle avec le récit biblique est évident, mais aboutit à une négation du péché originel : c’est Satan qui « fait sortir » Adam et Ève du paradis. Tout le ressort de l’Histoire sainte est brisé, la promesse d’un rédempteur, vers lequel tend tout le dynamisme de l’Ancien Testament est évacuée. Au lieu de cela, le Dieu promet à Adam « une Voie » pour sa descendance ; celle que contient « l’Écrit que voici ».

L’ALLIANCE AVEC LES ENFANTS D’ISRAËL.

C’est la première réalisation de cette promesse : l’ « alliance » cahda, contractée avec les enfants d’Israël, banî ‘ isrâ’îl, et nous comprenons que ce petit “ reste ” évoqué dans la sourate I, c’est eux. L’auteur leur rappelle leur histoire en suivant les livres de l’Exode et des Nombres et donc, leur constante infidélité à l’alliance que « le Dieu » leur demandait d’honorer (II 40), notamment en « célébrant le Veau » (II 51). Or à ce péché d’idolâtrie, le Dieu accorde « la Rédemption » en même temps qu’il donne « l’Écriture » à Moïse. C’est l’affirmation d’un mystère de rédemption déjà efficacement à l’œuvre sous la loi mosaïque et non pas en vertu du Saint-Sacrifice à venir de Jésus-Christ, afin que les enfants d’Israël se conduisent « selon la Voie ». Pourtant ces derniers « s’endurcissent », et notre auteur constate : « Et ils ont passé », semblant insinuer que toute la race d’Israël est désormais l’objet d’une réprobation divine définitive.

LA PERSISTANCE DU DESSEIN DIVIN.

Le dessein divin subsiste cependant à travers « ceux qui sont fidèles » ’al-laḏîna ’amanû, c’est-à-dire ceux qui persévèrent dans la religion traditionnelle des enfants d’Israël, et « ceux qui embrassent le judaïsme », ’al-laḏîna hâdû : les “ prosélytes ” qui se divisent en deux catégories, selon leur origine : « sabéens », c’est-à-dire arabes, du royaume de Saba, ou « nazôréens » (II 62-63). Ils bénéficient à leur tour de l’alliance et reçoivent la Terre en héritage.

Nâṣarâ, « nazôréens », transcrit le grec nazôraios (Mt 2, 23). Or, appliqué à Jésus dont il caractérise l’origine méprisée (Jn 1, 46), le terme s’est maintenu chez les juifs pour désigner les disciples de Jésus comme une secte, une observance particulière à l’intérieur du judaïsme, à l’encontre du nom de “ chrétiens ” qui porte reconnaissance, par les païens d’Antioche, de la messianité de Jésus, le Christ. Les « nazôréens » désignent donc encore des juifs, mais convertis au christianisme.

Comment expliquer qu’ils « embrassent le ju­daïsme » ? C’est bien le sens du verbe hâdû, tiré de l’hébreu yâhad « embrasser la religion juive » (Est 8, 17). Il témoigne de l’intention constante manifestée par l’auteur d’amener les uns et les autres à l’alliance première, contractée par le Dieu avec les enfants d’Israël.

Frère Bruno montre que ces deux versets paraissent le reflet de l’immense espérance qui souleva la population juive de Palestine et du Hedjaz, jusqu’aux confins du pays de Saba et tous les juifs de la diaspora soutenus par leurs amis chrétiens nestoriens et leurs alliés sarrasins lorsque la campagne perse porta les troupes de Chosroès jusqu’aux portes de Byzance en 610. C’est dans ce contexte historique bien attesté qu’il faut comprendre la suite “ aggadique ” de ce passage.

UN SACRIFICE RÉDEMPTEUR.

En effet, pour prix de l’aide qu’ils avaient apportée aux Perses dans leur avancée en Palestine, les juifs reçurent le droit d’administrer Jérusalem après la chute de la ville, en 614. Un chef anonyme prit le nom de Néhémie, en mémoire de celui qui fut gouverneur de Jérusalem et qui releva les murs de la ville au lendemain de l’Exil à Babylone. Il semble même avoir tenté de ressusciter le culte sacrificatoire juif.

La coïncidence avec les versets 67 à 73 de la sourate II est étonnante. L’auteur de la sourate serait-il ce pseudo-Néhémie ? Car voici qu’il résume toute la liturgie de l’Ancien Testament par le sacrifice d’une vache, jadis prescrit par Moïse : « En ce temps-là, Moïse dit à son peuple : “ de grâce ! le Dieu vous dit d’immoler une vache ” » baqaratan (II 67). Car cette vache, immolée en réparation du culte idolâtrique rendu au veau, doit être « transpercée » ṣafrâ’u, de l’araméen sebar « “ transpercer ”, “ couper ”, au sens de “ saigner ” quelqu’un », et « pendue » fâqicun, de l’hébreu yâqac « disloquer les membres d’un condamné en le fixant à un pieu ». Et « son office est d’être châtiée pour ceux qui regardent » (II 69) ; en “ sacrifice expiatoire ”, donc. C’est une allusion au serpent d’airain que Moïse façonna sur l’ordre de Dieu et plaça sur un étendard, « et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie » (Nb 21, 9). L’allusion au mystère chrétien de la Rédemption accomplie par Jésus-Christ crucifié, « pendu » (Ga 3, 13) est évidente.

L’auteur relit donc l’histoire du peuple hébreu dans le désert, mais à la lumière de l’Évangile où Jésus s’est lui-même donné pour la victime immolée en rémission des péchés, « élevé » comme le serpent au désert pour le salut de ceux qui le regardent, avec le regard de la foi. Mais il substitue une « vache immolée » à celui que saint Jean a vu comme « l’Agneau égorgé » (Ap 5, 6, 12).

Ce n’est pas tout : cette vache doit être « rendue parfaite » musallamat (II 71), autrement dit : musulmane.

C’est la première mention, dans le Coran, d’un mot appelé à une telle fortune. « Il détone ici, fait remarquer frère Bruno, mais qu’est-ce à dire ? » Il est dérivé de l’araméen šelîm : « entier, intègre » mot clé, dans le Targum (les antiques traductions de la bible en araméen) pour désigner la qualité requise de la victime en toutes espèces de sacrifices ; ainsi de la vache rousse, šelîmta’ (Tg Nb 19, 2), ou de l’agneau de la Pâque, šelîm (Tg Ex 12, 5). Mais ce mot exprime aussi les exigences de l’alliance avec Abraham : « Rends un culte en ma présence et sois parfait, šelîm » (Tg Gn 17, 1). Ainsi, ce mot ne connote pas seulement l’intégrité physique de la bête, mais encore la perfection morale, spirituelle de celui qui l’offre et dont cette intégrité même est le signe. Car celui qui ne fait pas son offrande d’un cœur parfait, ne choisit pas non plus la plus belle bête de son troupeau. Cette nuance se trouve ici renforcée par le passif : « rendue parfaite ».

L’auteur du Coran prend donc le contre-pied de l’Épître aux Hébreux selon laquelle les sacrifices de la Loi mosaïque étaient impuissants à « rendre parfait (grec téléin correspondant à šelîm) l’adorateur en sa conscience » n’étant que « des règles pour la chair » (He 9, 9-10). Lui prétend au contraire y ramener ceux qui ont dévié.

LE SCHISME DES NAZÔRÉENS.

En effet, un parti s’est « endurci » : les juifs convertis au christianisme, que l’auteur accuse de « fouler l’alliance aux pieds avec déloyauté », eux qui vont jusqu’à dire : « le Dieu a célébré un enfant » waladan (II 116). Or il veut les y ramener au nom de Moïse à qui « Nous avons donné jadis l’Écriture » selon la parole du Dieu lui-même, et de... « Jésus, fils de Marie », cîsâ ’ibn maryam, qui en reçut « l’intelligence » (II 87).

C’est un renversement complet ! L’auteur sépare habilement ces judéo-chrétiens de la personne de Jésus, qu’il ramène délibérément au rang de simple commentateur de la loi de Moïse. C’est l’antithèse du Jésus chrétien, comme l’atteste son nom, cîsâ, absolument original, qui n’est la transcription ni du grec Jèsous, ni de l’hébreu yéšûca. C’est une énigme, que frère Bruno résout en soulignant que la permutation des consonnes “ aïn ” (c) et “ shin ” (š) déforme le nom de « Jésus » dans l’intention précise de le priver de sa signifi­cation étymologique hébraïque de « Yahweh sauve ». L’auteur a en pensée le thème qu’il a caché sous le sigle « ALM », évoqué plus haut ; Dieu seul est « pour les saluts », Jésus n’est pas Dieu fils de Dieu, “ Dieu sauveur ”, il n’est qu’un homme, « fils de Marie ».

L’auteur stigmatise le reniement des chrétiens en retournant hardiment les paroles de l’Évangile contre eux : « hommes de peu de foi ! » (II 88), mais constate que « l’Écriture », donnée à Moïse et « l’intelligence » donnée à Jésus n’ont abouti qu’à l’enorgueillissement mutuel des juifs disciples de Moïse et des nazôréens disciples de Jésus qui se traitent mutuellement de menteurs et s’entretuent. Là encore, l’auteur ne fait que traduire la lutte séculaire qui oppose juifs et chrétiens, mais qui s’aggrave, de fait, au début du septième siècle, avec l’invasion perse dont les juifs se font les auxiliaires empressés.

Que prêche alors l’auteur par cette « Voix sans querelle » (II 2) ? Un retour au judaïsme ? Non pas ! Ce n’est pas le juif, ni le nazôréen mais « celui qui se rend lui-même parfait, ‘ aslama [...], c’est lui qui aura sa récompense auprès de son Maître » (II 112). C’est l’aboutissement de toute cette première partie : l’auteur renvoie dos à dos l’idolâtrie de ceux qui ont rendu un culte à un veau et l’idolâtrie de ceux qui ont dit : « le Dieu a célébré un enfant », expression évoquant les théophanies du Nouveau Testament où Dieu dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances. » (Mt 3, 17 ; 17, 5).

Qui donc alors est dans la bonne voie ?

LA RELIGION PARFAITE D’ABRAHAM ET D’ISMAËL

L’apostasie des juifs et nazôréens n’a pas aboli l’alliance : « Mon alliance ne prend pas fin du fait de ceux qui sont dans les ténèbres » (II 124). Car « Nous avons fait alliance avec Abraham et Ismaël » (II 125).

L’ALLIANCE AVEC ABRAHAM ET ISMAËL.

Avec Ismaël ? L’auteur suit le livre de la Genèse et il est vrai que selon le récit biblique, Abraham croit que la promesse d’une descendance concerne Ismaël, qu’il a eu d’Agar, l’esclave égyptienne : « Abraham dit à Dieu : “ Oh ! qu’Ismaël vive devant Ta Face ! ” » (Gn 17, 18). Mais Dieu le détrompe, précisant qu’Il établira son alliance avec Isaac « comme une alliance perpétuelle, pour être son Dieu et celui de sa race après lui ». “ Sa race après lui ”, ce sont Jacob, surnommé “ Israël ” et ses douze fils, pères des douze tribus : les « enfants d’Israël » qui se sont montrés infidèles, comme n’a cessé de le rappeler l’auteur, mais aussi les chrétiens, enfants de Dieu « à la manière d’Isaac » (Ga 4, 28) ! L’auteur les dépouille de la filiation adoptive au bénéfice de la descendance d’Ismaël, les tribus de l’Arabie du Nord, race d’Abraham selon la chair (Gn 25, 12-18).

C’est une subversion radicale, une révolution sans précédent ! Et frère Bruno explique ce coup de génie inattendu, où l’auteur reprend à saint Paul tout le ressort de son argumentation théologique pour “ rétablir ” la pérennité de l’alliance de Dieu avec Abraham et Ismaël. En effet : aux juifs qui se prévalaient de la Loi, saint Paul opposait les promesses faites à Abraham quatre cent trente ans avant la promulgation de la Loi (Ga 3, 17). De même, l’auteur de la sourate II soutient qu’avant l’ « alliance avec les enfants d’Israël », qui dégénéra en « schisme » opposant les « juifs » aux « nazôréens », il y eut l’alliance avec Ismaël. Or, cette formidable revendication n’est pas sans fondement, puisque le signe de l’alliance est la circoncision et qu’Ismaël fut circoncis avant Isaac (Gn 17, 23-26).

Ce retour à la circoncision signifie-t-il que l’auteur a une conception purement juridique et raciste de l’alliance ? Non pas, et c’est peut-être en cela qu’éclate le mérite supérieur de son génie, fait remarquer frère Bruno : au moment où l’auteur semble tout ramener à l’Ancien Testament de la manière la plus charnelle, il introduit une exigence de « perfection » qui paraît tout empruntée à l’Évangile. Comment cela ?

SOIS PARFAIT !

Au verset 131, l’auteur raconte l’épisode de l’alliance entre Dieu et Abraham : « Lorsque son Maître lui dit : “ sois parfait ! ”, ‘ aslim, il dit : “ je suis parfait ”, ‘ aslamtu, pour le Maître des siècles. » Cette réponse est la traduction coranique de la mention biblique de la foi d’Abraham que Dieu lui compta effectivement comme “ perfection ” : « Abram crut en Yahweh qui le lui compta comme justice » (Gn 15, 6). La différence est que, selon le Coran, Abraham se dit lui-même « parfait » : ce trait aggadique est profondément antichrétien, tendant à égaler Abraham à Jésus qui seul a osé se dire sans péché (Jn 8, 46). Ainsi l’auteur fait-il de cette perfection le commandement non pas “ nouveau ” (Jn 13, 34), mais ancien d’Abraham : « Abraham en fit le commandement à ses fils (Ismaël et Isaac, donc) ainsi que Jacob : “ mes fils, de grâce, le Dieu vous a ceints de justice, soyez donc parfaits, muslimûn, jusqu’à la mort ” » (II 132). C’est une reprise de la parole de Jésus dans l’Évangile « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père Céleste est parfait » (Mt 5, 48).

Nous constatons que Jésus est une référence, pour l’auteur du Coran, à l’égal de Moïse. Et que « l’islam », ‘ al-’islâm, ne se présente pas comme une révélation nouvelle, mais comme un retour à la “ religion unique ” du Dieu Unique d’Abraham, d’avant les juifs et les nazôréens qu’il accuse d’y avoir introduit des changements.

LE RÉTABLISSEMENT DES ASSISES DU TEMPLE AVEC ISMAËL.

En renouvelant solennellement l’alliance en faveur d’Abraham et d’Ismaël, le Dieu convoque les hommes « à la Maison », ’al-bayta, transposition de l’hébreu bayit, pour qu’ils « célèbrent “ le lieu d’Abraham ”, maqâm ’ibrâ’hîm, par des prières » (II 125).

De quel lieu s’agit-il ? maqâm est la transcription de l’hébreu maqôm, qui désigne le « Lieu » saint de Sichem, où Yahweh apparût à Abraham (Gn 12, 6-7), mais aussi de Bethel où Yahweh se manifesta en songe à Jacob. C’est le Temple de Jérusalem, « Lieu » choisi par Dieu lui-même « pour y placer son Nom et l’y faire habiter » (Dt 12, 5). Une tradition constante place d’ailleurs la construction de ce Temple « sur le mont Moriyya » (2 Ch 3, 1) lieu même du sacrifice d’Isaac.

Mais au VIIe siècle, l’expression maqâm ’ibrâ’hîm ne désigne plus qu’un terrain vague depuis la destruction du Temple par Titus en 70, terrible châtiment de l’infidélité d’Israël, annoncé par Jésus. Cependant, le temple sera rebâti, telle est la promesse mise hardiment par l’auteur dans la bouche du Dieu qui prévoyait l’apostasie des juifs et des nazôréens : « Alors Abraham rétablira les assises du Temple, ‘ al-qawâcida min ’al-bayti, avec Ismaël » (II 127).

À JERUSALEM !

Comment, pratiquement, restaurer cette authentique religion d’Abraham ? La première résolution qui naît au cœur des vrais fils d’Abraham est de se « tourner » vers Jérusalem, du côté de son « Temple dévasté », ’al-masjidi l-ḥarâm, à l’appel d’un nouveau Moïse qui leur enjoint de se « rassembler en bande », jâhada, pour les mener sur le « sentier du Dieu », fi sabîli l-llâhi.

UN PÈLERINAGE.

L’objectif est de faire pèlerinage à Jérusalem « portes du Dieu » (II 158), désignée par deux “ avants-postes ”, ‘ as-safâ, nom d’une petite éminence sise au nord de Jérusalem, ha-sôphîm, en hébreu et ’al-marwat, du nom d’une localité de la montagne de Juda.

La règle qui gouverne pareille équipée est religieuse : « Votre Dieu, seul Dieu ! Point de Dieu sinon Lui, le Miséricordieux, plein de miséricorde », ‘ ilâhukum, ‘ ilâhun waḥidun ! lâ ’ilâha ’illâ huwa r-raḥmânu r-raḥîmu (II 163). Elle est dirigée contre les idolâtres : « ceux qui célèbrent à la place du Dieu des horreurs » (II 165), c’est à dire « ceux qui donnent au Dieu un fils » (II 116) ; les chrétiens.

LE JIHAD.

Car c’est une conquête et elle est guerrière, selon les versets 190 à 195, sans équivoque, qui sont tirés de la conquête de la Terre promise par le Peuple élu sous la conduite de Josué. Tel le commandement de ne pas attaquer les premiers : « Combattez dans le sentier du Dieu ceux qui vous combattent, mais n’attaquez pas. Non. Le Dieu n’aime pas ceux qui attaquent. » (190) Tel encore le commandement de vouer l’ennemi à l’anathème : « Et tuez-les partout où vous les tenez, et chassez-les de là où ils vous ont chassés. Car il est pire de se laisser séduire que de tuer. » (191) C’était précisément la raison d’être de l’extermination de tout être vivant, hommes et animaux édictée jadis par Dieu même (Dt 7, 1-2).

C’est la guerre sainte, le “ jihad ”, que proclame l’auteur : « Quant à ceux qui sont restés fidèles, ceux qui se sont rassemblés et se sont réunis en bande, jâhadu, sur le sentier du Dieu, ceux-là émouvront la miséricorde du Dieu car le Dieu absout avec miséricorde » (II 219).

L’injonction du verset 195 n’est qu’un enchaînement de réminiscences bibliques d’une puissante résonance eschatologique appelant à un nouveau retour d’exil : « sortez ! » (Is 48, 20) « Sortez de Babylone, fuyez de chez les Chaldéens » (Jr 50, 8 ; Ap 18, 4). Pour entrer à Jérusalem, donc, comme l’indique l’évocation de la « procession », ’at-tahlukat, qui évoque la dédicace des remparts par Néhémie (12, 31) et annonce la nouvelle dédicace, quand les enfants d’Ismaël se seront rendus maîtres de la Cité sainte.

UN « HIMYARITE DE GRANDE TENTE ».

Cernant ce mystérieux auteur, grâce aux indications fournies par ces deux premières sourates, notre Père le concevait comme un « himyarite de grande tente », originaire de l’Arabie du Sud, formé aux meilleures écoles juives et chrétiennes, ainsi « héritier d’une immémoriale tradition religieuse, juive en son fond et certainement chrétienne en sa plus prochaine forme », qui se sentit “ illuminé ”, poussé à rechercher une Alliance nouvelle qui réunirait tous les croyants, à quelque race et secte qu’ils appartiennent. Telle était sa pensée profonde et cohérente, qu’il chercha à mettre en œuvre.

L’ÉCHEC DU RETOUR A JÉRUSALEM

L’auteur avait exhorté les « gens de l’Écriture », ’ahla l-kitâb, juifs et nazôréens, à la « montée », selon l’expression biblique consacrée. En « parfaits », muslimûn, et cela en vertu d’une vocation commune, en Abraham, bien antérieure à la « descente » de la Torah et de l’Évangile (III 64). L’auteur renversait ainsi tout l’enseignement de saint Paul selon lequel l’Évangile accomplissait la promesse antérieure à la Torah et rendait caduque cette dernière.

Le but de cette « montée » est la Maison de « Bakka » (III 96) : le Temple de Jérusalem, nommé en référence au val de Bâkâ’, dernière étape des pèlerins vers Jérusalem.

Mais c’est l’échec, que raconte la sourate III et que nous retrouvons dans les événements historiques, parfaitement datés, lorsque les Perses se retournèrent, à partir de 617, contre leurs alliés juifs et arabes. Les juifs furent déportés, mais il semble que les sarrasins aient été suffisamment épargnés pour conserver l’espérance d’une victoire à travers cette épreuve « providentielle ». Notre Père a alors émis l’hypothèse que sous le choc de l’épreuve, l’auteur qui s’était souvenu de la catéchèse des moines, ses premiers maîtres, avait osé s’identifier à Jésus, le prophète humilié par Dieu même, bafoué, crucifié, mort et ressuscité.

LE « SIGNE » DE « JÉSUS, FILS DE MARIE ».

C’est toute l’histoire de Jésus que l’auteur raconte alors (III 33-59), mais pour la réduire à un mythe préfiguratif. En effet : il présente Marie comme la sœur de Moïse, dont Jésus est donc le “ neveu ”. Par ce raccourci qui abolit l’écart de quarante générations, l’auteur brise délibérément tout le dynamisme de l’Histoire sainte, toute tendue vers l’avènement du Roi-Messie, Fils de David, de lignée royale. Et si l’auteur professe la croyance dans la conception virginale de Jésus, celui-ci n’en demeure pas moins un simple mortel, « “ façonné ” à partir des “ rejetons ” » (III 59) ; le peuple d’Israël.

« Les anges » annoncent à Marie que Jésus sera « parmi les victimes », mina l-muqarrabîna, qu’il « appellera à la Voie » et, finalement, « sera mis au rang de ceux qui prospèrent ». Annonces évanescentes et mystérieuses, mais de quoi ?

Toute l’évocation de la vie publique de Jésus tend à nier sa puissance divine telle qu’elle se manifeste dans les miracles.

Dans le récit de la passion de Jésus, l’auteur étend à dessein la trahison de Judas à tous ceux qui le suivaient : les nazôréens, afin d’en tirer une leçon, toujours les nazôréens trahirent l’islam.

L’auteur met ainsi au centre de la sourate III la figure de Jésus, qui assume le rôle de « victime », mais non pas à titre de médiateur : il est seulement « parmi » les victimes et ayant été finalement mis « au rang de ceux qui prospèrent », la voie qu’il indique à l’auteur lui-même et à ceux qui le suivent, victimes à leur tour d’un « calvaire », est celle du succès, de la revanche victorieuse, du retour définitif.

UN CALVAIRE.

En arabe : qarḥun. C’est bien ainsi que l’auteur conçoit cette « épreuve » de la défaite. Et nous constatons ainsi que loin de renoncer au projet qu’il croyait directement inspiré du « Dieu des délivrances », notre auteur puise avec génie aux sources du Nouveau Testament, de l’Évangile issu du calvaire vécu par Jésus fils de Marie, l’espérance inconfusible de la « délivrance » à venir ! Pour lui, et ses fidèles. Car c’est ainsi, ajoute l’auteur, que « le Dieu » discerne « ceux qui lui sont fidèles » et « ses témoins », šuhadâ’a. Ces derniers, tels des “ martyrs ” sont « écrasés » par cette épreuve purificatrice tandis que les « apostats » sont anéantis. La distinction est toute semblable à celle de l’Évangile : le Père « émonde » les sarments qui portent du fruit afin qu’ils en portent davantage et « retranche » ceux qui ne portent pas de fruit (Jn 15, 2). La volonté de faire concorder les situations est étonnante.

UN « BIEN-AIMÉ ».

Elle trouve son illustration par excellence dans le qualificatif de muḥammadun, « bien-aimé » que se donne l’auteur (III 144). Il explique en effet à ses fidèles, tentés d’abandonner, que la mort est le lot de tous, même d’ « un bien-aimé » qui n’est qu’un « oracle », wa ma muḥammadun illâ rasûlun. « Déjà était faible avant lui l’oracle » ajoute-t-il, en évoquant Jésus fils de Marie. Pour poser enfin à ses fidèles la même question que Jésus à ses apôtres après le discours sur le Pain de Vie (Jn 6, 67) : « même s’il mourait ou était tué, retourneriez-vous sur vos pas ? » (III 144) Ce passage manifeste combien l’auteur s’assimile à Jésus, et jusque dans l’annonce de sa mort, mais, nous le comprenons maintenant : parce que Jésus n’est que son précurseur. En effet : il se sait “ objet de prédilections ”, muḥammadun, à la suite de « Jésus fils de Marie » qui le fut en son temps. Tel est le sens de ce mot mystérieux qui n’est pas un nom propre, mais la transcription de l’hébreu ‘ îš ḥamudôt, « homme des prédilections », qui qualifiait le prophète Daniel (Dn 9, 23).

Dans ce verset, l’auteur joint donc à l’assurance glorieuse d’être l’objet des faveurs divines, muḥammadun, une justification de sa faiblesse, de sa vulnérabilité, révélées par l’échec de la première « montée » à Jérusalem. Quelle habileté !

« C’EST LE DIEU QUI EST ROI ! »

C’est en Nabatène, à Pétra, selon les indices fournis par les sourates IV et V, que l’auteur a regroupé ses fidèles. Tel un nouveau Moïse à Cadès, faisant d’un « ramassis de gens » un peuple uni dans la foi d’Abraham, dans le culte de la Loi et prêt à la conquête de la Terre promise, il se préoccupe de restaurer et d’accroître ce peuple nouveau « voué à une grande délivrance » (IV 19) en édictant des règles plus théologiques cependant, que juridiques ; orphelins, veuves, famille, successions... Tout cela en insistant sur le caractère fragile et contingent de la vie humaine, en opposition avec l’existence absolue du Dieu « qui est » ’allâha kâna (IV 13). Il les dote aussi d’une “ tradition ” par un « enseignement », sunana, non pas nouveau, mais fruit d’un « appel », la voix même du Dieu (Dt 4, 12) « Très-Haut », calîyan, « Magnifique », kabîran qu’il faut entendre pour ne pas « rôtir au feu » et voir une « porte de grâce », Jérusalem !

Pour comprendre le fond de ces deux dernières sourates, qui achève de nous dévoiler toute la pensée intime de l’auteur, il faut suivre notre Père qui en soulignait les deux traits principaux dans la postface qu’il consacrait, en 1997, au tome III de la traduction de frère Bruno.

L’AMBITION PANARABE

« UN ARABE ».

Au moment d’engager à nouveau ses fidèles sur le chemin de Jérusalem, l’auteur délivre fort à propos un « oracle » tiré des récits anciens, prophéties des événements contemporains, selon sa pratique constante depuis les premiers versets de la sourate I I. « Bonne nouvelle », bašîrun, et « avertissement » naḏîrun ! C’est le récit du meurtre d’Abel par Caïn, qui se réédite à travers toute l’histoire de l’humanité, chaque fois qu’un innocent est mis à mort. En remplacement d’Abel, selon le récit biblique, Dieu accorde Seth à Ève (Gn 4, 25). Or, ici, « le Dieu » « suscite »... « un arabe » ! ġurâban (V 31), selon l’hébreu biblique carabî, destiné à se configurer à Abel afin d’apprendre à Caïn à lui ressembler. C’est l’auteur lui-même ! Comme jadis Yahweh qui s’enquerrait du sang d’Abel, il doit « enquêter » en Terre sainte, où s’entretuent juifs et chrétiens, afin d’appeler « ceux qui sont fidèles » à se « réunir en bande » jâhidû, et les « juger », les conduire, tel un nouveau Samuel, chacun selon sa loi, Torah, ‘ at-tawrâtu, ou Évangile, ‘ al-’injîl, mais en fonction de « l’ajout » et de la « coutume » qui lui ont été inspirées d’en-haut (V 45-50).

« LE DIEU EST. »

Établissant un contact entre les travaux des savants chez les sémites antiques et les découvertes de frère Bruno, notre Père voyait aussi, dans la redondance de la formule « le Dieu est », kâna llâhu ou ’allâha kâna, qui parsème la sourate IV, la volonté de l’auteur de renouer avec la notion de la divinité unique commune chez les sémites ; ’Il, particulièrement visible en Arabie du Sud. Par le biais, cependant (sourate I), du Dieu de Moïse, Yahweh, « Il Est », en arabe kâna.

Mais il y a plus encore.

L’IMMENSE ORGUEIL D’UN DISSIDENT

En théologien averti, notre Père voyait, plus profondément, l’intention de l’auteur de prendre le contre-pied de l’affirmation si impressionnante de Jésus, dans le quatrième évangile, balisé, comme la sourate IV, de l’affirmation répétée, et sans équivoque ! de sa divinité : « Je suis » egô eimi. C’est la manifestation de ce que révèle en l’auteur l’exégèse de frère Bruno : une volonté systématique de contredire le Christ, de le blasphémer et, finalement, de se substituer à lui.

CONTREDIRE LE CHRIST.

Les traits de cette réaction antichrist abondent : l’auteur rétablit la loi du talion avec un ajout abolissant la béatitude évangélique des doux : « vie pour vie, œil pour œil, colère pour colère » (V 45). En prescrivant aux fidèles de se laver les mains « jusqu’aux coudes » avant la prière (V 6), l’auteur ne revient pas seulement au ritualisme juif ; il contredit l’enseignement de Jésus sur la pureté positive du cœur, acquise par la grâce qui coule de son Cœur transpercé sur la Croix. Il le sait si bien qu’il s’acharne contre le Saint-Sacrifice de la messe, source jaillissante de cette grâce dans le précieux Sang de l’Agneau de Dieu, en restaurant les sacrifices d’animaux (V 3), en interdisant à ses fidèles ce divin breuvage à travers « le vin et la boisson fermentée » (V 90) et en jetant la suspicion sur le repas eucharistique (V 43).

BLASPHÉMER LE CHRIST.

L’auteur nie la filiation divine de Jésus « le Christ-Jésus, fils de Marie n’est qu’un oracle » (IV 171) et déforme savamment les paroles authentiques de Jésus invoquant son Père et notre Père, son Dieu et notre Dieu sous le nom d’ « Élohim notre Maître » (V 114), « le Dieu, mon Maître et votre Maître » (V 72, 117). Et en lui faisant renier tout le mystère de l’inhabitation mutuelle du Père et du Fils révélé par le quatrième Évangile : en falsifiant ses paroles. « Tu sais ce qui est en moi et je ne sais pas ce qui est en Toi » (V 116).

Or notre Père constate que cet esprit de blasphème s’en prend à Marie, vénérée par les chrétiens « entre les femmes » (IV 129) tout autant qu’à son Fils, et dans la même mesure, comme à « deux dieux » prétendus (V 116). Qui a jamais professé pareille mariolâtrie ? Personne ! L’auteur force seulement le trait pour se donner de bonnes raisons de la rejeter, et non pas au profit de Jésus, mais de lui-même !

SUPPLANTER LE CHRIST.

L’auteur ne cache pas son dessein de découronner le Christ, apparemment au profit du Dieu, en réalité à son propre profit. Notre Père fait ainsi remarquer que l’auteur est tellement imbu de l’évangile selon saint Jean qu’il sait très bien d’où vient à Jésus cette puissance royale, cette « exaltation » : « Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32). La Croix est son trône, d’où Jésus apparaît aux yeux de tous comme le Sauveur du monde. Pour en faire descendre Celui qui s’y trouve « élevé », ‘ al-jibt, comme une « idole » (IV 51), l’auteur n’hésite donc pas à nier le fait historique : « Ils ne l’ont pas tué, ni crucifié, c’est pourquoi il est revenu vers eux » (IV 157). Et parce que tous les regards sont tournés vers « Celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19, 37), il insiste : « Ils ne l’ont pas tué en le transperçant » (IV 157). Par cette seule négation, il tarit la source des sacrements, et les sourates IV et V les abolissent un à un : mariage, baptême, eucharistie, peut-être même le sacerdoce : « ne les prenez pas pour chef ! (III 51) »

À ce trait, observe notre Père, « nous voyons combien la jalousie immémoriale que l’auteur prétend éteindre entre juifs et nazôréens est maintenant un feu qui le brûle lui-même. »

En effet l’auteur finit par le dire clairement : « Quiconque prend pour chefs le Dieu et son oracle et ceux qui sont fidèles, voilà le glaive du Dieu » (V 56). Le glaive de la Parole exterminatrice, qui sort de la bouche du « Fils d’homme » dans la vision de saint Jean à Patmos (Ap 1, 13) devient l’attribut de l’auteur, car il est « l’oracle » du Dieu. Ainsi apparaît-il en lieu et place du Christ-Jésus dans sa fonction de juge (V 42, 48-49). Après s’être déjà présenté comme « l’homme des prédilections » dans la sourate III.

CONCLUSION

La traduction et le commentaire systématique des seules cinq premières sourates du Coran par notre frère Bruno, guidé, encouragé par notre Père qui en tira les conclusions reprises dans cet article, sont déjà suffisantes pour voir combien l’intention méditée, constante de l’auteur du Coran est contraire au dessein de Dieu que résumait la devise de saint Pie X : Omnia instaurare in Christo.

L’immense mérite du travail acharné de notre frère Bruno est d’avoir montré combien le Coran constitue, non pas une dérision, ou un mauvais plagiat de la Bible, mais à côté de la Torah et de l’Évangile, un autre “ Livre saint ”, se donnant comme l’authentique révélation, par « le Dieu », du même courant prophétique.

L’islam a connu des événements fondateurs, indubitables, trop peu évoqués dans cet article, et son fondateur, qui se pensait “ muḥammadun ” « du Dieu », a eu soin de les rattacher par un lien significatif aux événements et oracles des religions qui l’ont précédé, atténuant seulement ou effaçant pour une bonne part le caractère prophétique de ces derniers, pour les entendre d’une manière mythique, comme des illustrations symboliques et des annonces prophétiques de la religion musulmane, ‘ al-’islam, ou, pour le dire en français : « la perfection ».

« Ce que vous avez découvert est prodigieux », écrivait notre Père à frère Bruno, « et me conduit à louer, par-dessus tout, en ces temps de terrorisme, de racisme, de haine, votre irénisme, et même votre bienveillance à l’égard de ces millions de musulmans auxquels vous rêvez de rendre la matrice première de leur religion, en vue de controverses savantes et fécondes. »

Car à Adam et Ève, Dieu promit, non pas une « Voie », mais un Rédempteur, issu du lignage de la Femme, qui est Son Fils, notre Sauveur, « Jésus, Fils de Marie ». Or aujourd’hui, Dieu veut établir dans le monde une « religion parfaite » : la dévotion au Cœur Immaculé de Marie. C’est en s’engageant dans cette « Voie sans querelle » que notre Saint-Père le Pape François obtiendra de Dieu la paix pour le monde et réconciliera chrétiens, juifs et musulmans dans l’unique Église catholique.

frère Michel-Marie du Cabeço.