Le Royaume de Dieu sur terre

Instauré, combattu, victorieux

DE L’ANCIEN AU NOUVEAU TESTAMENT

En contraste, en opposition avec la réalité rebelle et pécheresse de la vie du Peuple élu, les prophètes et les sages annoncent des temps nouveaux, un « Règne de Yahweh » effectif, qu’ils ornent de toutes les perfections imaginables. C’en est au point que ce « messianisme », attente impatiente d’un roi glorieux venant instaurer le règne saint de Dieu parmi les hommes et lui constituant un royaume nouveau et éternel, prend figure d’utopie. (…)

L’utopie est par définition, depuis Thomas More qui en inventa le mot non la chose, un rêve d’ordre, de justice, de paix, de prospérité et de bonheur indéfini, tel enfin qu’il n’a jamais rien existé de semblable en aucun temps et en aucun lieu. (…)

Or c’est précisément comme réalisateur de l’utopie biblique, comme divin messie du Royaume nouveau, que Jésus de Nazareth est entré dans l’histoire universelle. Il faut donc poser la question de sa crédibilité, non pas en termes généraux et abstraits comme font les rationalistes, mais en termes d’histoire :

Jésus mérite-t-il d’être considéré comme « le maître de l’impossible », le réalisateur de l’idéal séculaire, un homme sans égal dans l’histoire universelle ? (…)

L’UTOPIE QUE DIEU VOULAIT

Avant d’aller plus loin, il faut insister sur le caractère profondément légitime et traditionnel, point du tout révolutionnaire, de cette nouveauté qu’annonçaient les prophètes et que Jésus viendra réaliser. (…)

Dans la vie religieuse, les prophètes sont les hérauts de la libre parole divine qui est tradition, ou fidélité (racine de notre acclamation liturgique : Amen) inaltérable de Yahweh, opposée aux variations, adultérations et nouveautés apportées par le caprice des hommes à l’Alliance divine.

Dans l’ordre politique, les prophètes sont les champions de la théocratie, des droits et des volontés de Dieu contre l’orgueil, la démesure (cf. Habacuc) des princes et des puissants qui abusent de leurs pouvoirs dans l’impiété et l’injustice. (…)

Cela déconcerte totalement le théologien comme aussi le politologue modernes (et modernistes), pour lesquels la religion n’a point affaire en politique, pas plus que la politique en religion. (…) Ce laïcisme, cet humanisme passés dans nos mœurs, interdisent toute compréhension de l’œuvre des prophètes qui est celle de Dieu lui-même intervenant souverainement au Temple et au Palais du roi, dans les affaires ecclésiastiques comme dans les affaires politiques. Et on s’interdit par là même de rien comprendre à l’Évangile de Jésus-Christ. (…)

COMMENT CELA SE FERA-T-IL ?

1. Qu’est-ce précisément que cette utopie prophétique dont Jésus annonce la réalisation plénière, cohérente, définitive, par sa propre puissance et sagesse ?

2. Comment se dénouera le drame de l’opposition entre les tenants de l’utopie et les garants du désordre établi, les Juifs selon l’esprit et les Juifs charnels, assimilés pour une fois dans l’histoire aux tenants du conservatisme contre les partisans du progrès divin et du changement, comment se résoudra la tension entre le nouveau annoncé et l’ancien dénoncé ?

3. Enfin, cette utopie instaurée, miraculeusement délivrée du poids odieux des choses mortes, retombera-t-elle comme tout ce qui est humain dans la médiocrité d’un nouveau pharisaïsme, ou demeurera-t-elle à perpétuité un miracle divin stupéfiant ?

Ce seront les trois parties de notre étude.

I. LE ROYAUME DE DIEU INSTAURÉ

À trente ans, Jésus sort de l’anonymat pour réaliser son œuvre, c’est l’instauration du Royaume de Dieu. (…)

« LA SAGESSE JUSTIFIÉE PAR SES ŒUVRES »

Le Royaume de Dieu, les évangélistes en témoignent, est la réplique idéale, utopique, de ce qu’était le Peuple de Dieu. Et Jésus, son fondateur et législateur, est cet « autre Prophète » annoncé par Moïse lui-même (Dt 18,18), plus grand que lui en œuvres et en paroles, en miracles, en prophéties et en grâces, le plus grand ! C’est pourquoi, conformément aux Écritures (Lc 4,18 ; cf. Is 61,1-2), Jésus paraît rempli de la force divine et donne par maints signes étonnants la preuve qu’il ouvre les temps nouveaux.

Guérison de l'aveugle de JérichoDe fait, l’Évangile abonde en miracles de toutes sortes, qui, remarquablement, symbolisent avec les réalités qu’ils inaugurent. Ce sont des guérisons, mais aussi des délivrances de possessions diaboliques, marquant la fin du règne de Satan dans le monde. Ce sont des miracles physiques, sinon d’une ampleur cosmique, du moins stupéfiants, telles les pêches miraculeuses, la tempête apaisée, les multiplications des pains ; telles surtout les résurrections des morts.

Tous ces miracles dictés par la bonté sont des symboles de la libération messianique opérée par Jésus, du malheur, du péché et de la mort. Ils font admettre le pouvoir, plus grand et totalement nouveau pour un homme, que Jésus exerce de remettre les péchés (Mt 9,6). Ainsi est annoncée la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu instauré, en même temps qu’est manifestée sa nature spirituelle plus que charnelle, calme plutôt que cataclysmique, de charité plutôt que de jugement, de salut plus que de damnation. (…)

UN ROYAUME DONT LES RACINES SONT DANS LE CIEL

Jésus prêche en pur moraliste, et même délibérément en moraliste mystique. (…) Ce Maître de sagesse donne à la morale mosaïque la primauté sur la pratique cultuelle des sacrifices. Mais en même temps, il l’affine, il en pousse à l’extrême le souci de perfection intérieure, à rencontre du formalisme et de la casuistique des scribes et des pharisiens. « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens... Et moi, je vous dis... » Et c’est toujours pour privilégier l’intention intime sur le geste extérieur et viser à la sainteté du cœur, non à celle du comportement.

Il ne cherche pas à changer les sorts, mais il renverse l’échelle des valeurs subjectives, en donnant une richesse spirituelle immense à la pauvreté matérielle et au contraire il dépouille la richesse temporelle de toute valeur spirituelle et éternelle. Ainsi le pauvre ne doit pas espérer être enrichi par lui, ni l’humble être élevé aux honneurs. Mais il les déclare bienheureux, dans leur petitesse régénérée par la vertu, tandis qu’il maudit l’orgueilleux et le riche installés dans leurs vices. (…)

« LA SAGESSE JUSTIFIÉE PAR SES ENFANTS »

Au cours des trois années de la vie publique de Jésus, le « Royaume de Dieu » essuya, après une brève et tumultueuse popularité, une suite d’échecs, à Nazareth d’abord, en Galilée ensuite, puis à Jérusalem après l’exaltation du jour des Rameaux, pour aboutir à son échec final et définitif, à la mort de son Fondateur.

Et voilà ce qu’il faut comprendre enfin. Le Royaume c’est l’utopie de Dieu dans le monde des hommes. Elle se réalise à mesure que des individus, des groupes, des foules croient au Christ et s’attachent à lui. Être le disciple de Jésus et le suivre, voilà tout le lien, toute la réalité du Royaume. Tout tient donc uniquement par ce centre de vie, de parole, de rayonnement qu’est Jésus. Dans les aléas de la prédication, la seule sûreté, la seule incarnation de l’utopie, c’est lui, le Christ, dans sa puissance de thaumaturge et de prophète.

On devra dire, à mesure que le groupe qui l’entoure s’amenuisera : le Royaume, c’est LUI, d’abord et avant tout. Il est, à lui tout seul, cet homme, ce corps vivant, porteur de toute l’espérance d’Israël, de toute la nouveauté idéale de l’humanité. Et l’on craint de le savoir vulnérable, mortel ! car à son destin est lié celui du Royaume. Il n’y a ni territoire, ni monument, ni trésor de guerre, ni armée, ni race, ni pouvoir qui le soutienne et en puisse assurer la survie. Non, le Royaume est une force divine dont ce Corps est la présence, la source. Mais après lui ? (…)

II. LE ROYAUME DE DIEU REFUSÉ

Les destinées d’Israël vont être profondément bouleversées par la prédication du Christ et depuis lors, dans ce Peuple prédestiné mais aussi dans le monde entier, rien ne sera plus jamais comme avant. Les termes de l’alternative sont simples. Ou Jésus l’emportera, par quel mystère ! et l’utopie spirituelle, universaliste, céleste dont se berçait l’espérance juive, la plus haute des espérances humaines, se réalisera. Ou Jésus sera vaincu et son royaume anéanti par la coalition de ses ennemis, et c’est l’odieux, le honteux, le décadent de l’héritage juif qui seul survivra à cette grande crise de vérité. (…)

LA COALITION DES ENNEMIS DU ROYAUME

LES PHARISIENS

Jésus va d’emblée, en Galilée même, se heurter à la caste des pharisiens. (…) Pour deux raisons, l’une de fond tient à la différence de deux esprits opposés, l’autre de forme, parce que Jésus se réclame de l’autorité souveraine de Dieu, et s’en justifie par des miracles, alors que les pharisiens détiennent une autorité de prestige et de domination usurpée sur le peuple qu’ils méprisent. Comme ils sont engoncés dans une fausse situation qu’ils refusent de reconnaître, ils haïront très vite Jésus-Christ et chercheront dès le début comment le supprimer. Jésus lui-même sera très dur avec eux, (…) il les tiendra en échec, dénonçant leur incompréhension totale de la religion, leur falsification de la Loi de Moïse qui en trahit l’esprit et en alourdit la lettre, et au bout du compte leur hypocrisie. En détruisant leur autorité, qui est tout usurpée et qui enchaîne les âmes, les empêchant d’accéder au Royaume des cieux, Jésus n’est pas un révolutionnaire. Il remet chacun à sa place. Exactement comme, d’un geste véhément de prophète que nul n’osera lui reprocher, il chasse les marchands du Temple.

LE PEUPLE JUIF

Les foules de Galilée, comme plus tard celles de la Décapole et de Jérusalem, verront les miracles de Jésus et acclameront la bonne nouvelle du Royaume qu’il proclame. Par des paraboles nombreuses, d’une admirable simplicité mais qu’il veut énigmatiques pour en masquer le sens profond et le laisser deviner à ceux-là seuls qui s’y arrêteront, Jésus les introduit lentement dans la connaissance de ses intentions. Ainsi s’applique-t-il à les élever, à les transformer, pour faire de ces hommes charnels, orgueilleux, racistes, avides des seuls biens matériels, un Royaume spirituel, universel et saint pour son Père. Au moment critique, où il refuse d’être fait roi, l’opposition des deux esprits s’avère totale, l’incompréhension complète. Comme il était, hélas ! prévisible, et d’ailleurs prédit par les prophètes. (…)

LES GRANDS, LES AUTORITÉS DE JÉRUSALEM

Déjà, ni les « grands prêtres » ni les « anciens » n’avaient cru en Jean-Baptiste (Lc 20, 5), alors que le peuple entier le tenait pour vrai prophète. Ils vivaient trop en dehors du courant de spiritualité ardente des « pauvres d’Israël » tout tendus dans l’espérance du Messie. Ils étaient riches, puissants, et la plupart enfoncés dans leur matérialisme de « sadducéens ». Quand Jésus succédera à Jean, ils ne se sentiront rien de commun avec lui. Dès sa première apparition à Jérusalem, ce sont des ennemis qui le surveillent, lui tendent des pièges et cherchent à le faire périr. (…)

Comme un athlète, sans peur, calme et terrible escrimeur, il réduit ses ennemis au silence, eux qui sont maîtres et chefs et prêtres en Jérusalem, et malgré eux, il impose sa doctrine comme celle même de Moïse, celle des prophètes, réponse définitive à l’espérance des vrais fils d’Abraham. Il a raison, selon les Écritures, il doit être écouté, cru, obéi. Il dénonce en ses adversaires la perfidie, le mensonge et l’homicide de fils du diable et non de fils de Dieu (Jn 8). Que le peuple en soit témoin ! Que les Apôtres le sachent pour le proclamer plus tard à la face du monde !

Ils décident alors froidement de le tuer, en Conseil, et c’est le grand prêtre Caïphe qui en assume la responsabilité, dans l’exercice de sa charge sacrée comme le souligne saint Jean (11, 51). Ils se rendent compte que le Royaume de Dieu, pour le moment, concrètement, c’est Lui, que le Royaume tient tout à son roi, à sa vie temporelle, sur laquelle ils ont pouvoir. Alors Jésus dit la parabole des vignerons homicides. L’allégorie est transparente, elle les perce à jour, eux et leurs noirs desseins, mais aussi bien elle annonce son triomphe à Lui et leur perte finale. Jamais il n’a mis pareillement les cœurs à découvert. Il est, à leurs propres yeux, le fils du maître de la vigne, le fils de Dieu, à eux envoyé après tant de serviteurs, les prophètes. Pensent-ils donc, en le mettant à mort, s’affranchir du Dieu d’Israël, de Yahweh des Armées dont ils tiennent leur autorité, leurs fonctions, leurs biens ? Calcul impie, d’esprits insensés, de cœurs cupides et pleins de haine ! Ce sont eux que le maître de la vigne dépouillera de leurs privilèges, de leur puissance et de la vie même. Tandis qu’il fera de Celui qu’ils rejettent la pierre d’angle de l’édifice nouveau (Lc 20, 9-19). L’Évangéliste note : « Ils avaient bien compris que c’était pour eux qu’il avait dit cette parabole. »

SOUVERAINETÉ ROYALE ET DIVINE DE JÉSUS

La brisure dans le devenir providentiel du peuple juif n’est pas venue de Jésus, qui était l’héritier des promesses ; elle est venue des fonctionnaires et des chefs, se dressant en pleine forfaiture contre la finalité même de leurs fonctions, contre leur propre Loi, leurs propres Écritures, avec « perfidie ». (…)

« Eh bien ! voici que votre maison va vous être laissée déserte » (Lc 13, 35), leur dira Jésus. (...) Le châtiment du déicide tombera enfin sur Jérusalem et sur la nation entière, et, par une libre décision de la divine volonté souveraine, l’ordre ancien révolu disparaîtra à jamais dans la catastrophe finale. Ils avaient dit : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants. » (Mt 27, 25) C’en était trop pour qu’ils survivent à leur Roi mis en croix. La rébellion des princes des prêtres et des autorités entraînera la ruine de leur nation. De Jérusalem « il ne restera pas pierre sur pierre, parce qu’elle n’a pas voulu reconnaître le temps de sa visite » (Lc 19, 44). (…)

III. LE ROYAUME DE DIEU VICTORIEUX

LA RÉSURRECTION, VICTOIRE DU CHRIST

Quand Jésus ressuscite, autour de lui se reforme le groupe de ses fidèles. Pierre est délivré de ses chaînes et sort de sa prison (Ac 12). Le Royaume alors se manifeste du Ciel et non pas de la terre. Un corps glorieux peut demeurer présent à ses adorateurs, il est inaccessible au couteau et au poison de ses ennemis. Il vit par l’Esprit, hors d’atteinte des uns, donné sans mesure aux autres comme signe de leur permanente victoire. Ainsi renaquit l’Église, rassemblée autour « d’un certain Chrestos » (Suétone) que les Juifs disaient mort et que ses fidèles prétendaient vivant. (…)

L’existence du groupe va être si évidemment en porte à faux pendant des années, entre le visible et l’invisible, les structures anciennes et l’utopie nouvelle. (…)

Le ritualisme juif continue au Temple, inchangé ; le légalisme outré des pharisiens sévit plus que jamais dans Jérusalem, et les premiers chrétiens s’y associent, ils en poursuivent assidûment la pratique (Lc 24, 53 ; Ac 3, 1 ; passim), surtout dans l’entourage de Jacques, le frère du Seigneur. Mais c’est de plus en plus en marge de leur vie essentielle qui est communion au Christ dans la charité fraternelle. Un jour prochain, Pierre et Paul briseront le lien de l’Église avec les pratiques juives, jugées caduques et dénoncées même par Paul, le juif Paul, Paul le pharisien, comme odieuses et insupportables !

Le pouvoir théocratique juif, totalitaire, déjà du vivant du Christ, exclura les chrétiens des synagogues (Jn 9, 22 ; 12,42). Ce faisant, c’est lui-même qui s’exclura du Royaume et se condamnera à mort. Quand Jérusalem tombera, l’Église qui ne s’en était pas encore dissociée en sera libérée pour sa mission universelle. Très tôt elle s’était ouverte aux païens, sous l’inspiration de l’Esprit (Ac 8-10), mais elle ne s’était pas encore fermée à la fermeture juive ; son excommunication la libérera. (…)

« JÉSUS ANNONÇAIT LE ROYAUME, ET C’EST L’ÉGLISE QUI EST VENUE »

S’il n’y avait eu le grand coup de vent, tumultueux, éclatant, de la Pentecôte (Ac 2), la transformation de la nébuleuse chrétienne en peuple de Dieu, en assemblée liturgique, en Église, serait passée inaperçue. Il faut empiler les contresens à toutes les lignes des saintes Écritures, comme Loisy, pour en arriver enfin à cette petite phrase qui a mis la foi chrétienne en danger de mort il y a quatre-vingts ans, phrase d’une absolue et limpide justesse dans sa droite teneur, devenue pourtant vénéneuse dans l’optique moderniste : Jésus aurait annoncé la fin du monde... et, faute de la voir venir, les Apôtres auraient inventé l’Église ! (…)

La réalité historique est combien plus simple et plus belle ! (…) Ce groupe que Jésus appelait son « Royaume », à l’encontre de toute probabilité humaine et de toute sagesse, de toute prudence, de tout réalisme, il leur annonçait qu’il grandirait et remplirait la terre, plus tard, quand déjà lui ne serait plus là ! « Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume. » (12, 32) Par quelle force ? Celle de Dieu. Comment ? À travers mille peines, dangers et persécutions. Sans force conquérante, sans argent, sans secours venu des hommes, voilà bien l’utopie !

Or cela est advenu selon sa parole. L’utopie a survécu au drame de son arrestation, de sa condamnation et de sa mort. Elle s’est fortifiée de sa résurrection et de l’envoi de son Esprit-Saint. En s’élargissant, en s’ouvrant aux nations, parce que Jésus n’était plus là visiblement comme pasteur du troupeau et comme chef indiscuté, il a fallu s’organiser selon ce qu’il avait prévu. La nébuleuse des disciples, le groupe informel qui croyait en Jésus et le suivait s’est ainsi transformé en communauté structurée. Loisy dit très exactement : « ... et c’est l’Église qui est venue. » (…)

LA PLUS PRODIGIEUSE ÉNIGME

La croissance du Royaume de Dieu s’est faite non par Jésus dans le temps de sa vie mortelle, mais après lui. Ici nous nous heurtons à une énigme formidable. Ça ne marchera pas tant que Jésus sera là, ça marchera après son départ, et il le sait, et il l’annonce : « II vous est bon que je m’en aille » (Jn 16, 7) ! (…)

Serait-ce que l’Esprit-Saint, l’« autre Paraclet » (ibid., 16) descendu sur eux en tempête et répandu par l’imposition des mains sur les convertis, juifs ou païens indistinctement, fût plus fort que le Fils de Dieu, Jésus-Christ ? On serait tenté de répondre affirmativement. (…) Il est vrai que dans la puissance de l’Esprit-Saint, foisonnant en prodiges de toutes sortes dans l’Église primitive au témoignage indubitable des Actes et des Épîtres de saint Paul, les Apôtres ont mieux... réussi que Jésus dans l’édification de l’Église.

Alors les foules attentives fournirent de solides chrétiens, les convertis se montrèrent des « hommes nouveaux », tout épris « de justice et de sainteté », les communautés chrétiennes allaient faire preuve d’héroïsme ; l’utopie réalisée c’est l’Église des Apôtres ! (…)

L’ÉGLISE EST LE CORPS DU CHRIST

Il a fallu, pour que les Apôtres réussissent là où Jésus avait échoué, que Dieu, source de toute vie surnaturelle, ayant, par une mystérieuse loi, tenu parcimonieusement ouvertes les vannes de sa grâce durant la vie de Jésus, les ouvrît à flots ensuite, après sa mort et sa résurrection, au temps de l’Église et de l’Esprit.

C’est cela, ce ne peut être que cela. Jusqu’à sa mort, Jésus a en lui une Vie divine qui attire certes les hommes mais qui ne passe pour ainsi dire pas en eux et le Royaume de Dieu s’arrête à son propre corps. Après sa mort, constitué sauveur et chef de l’humanité rachetée, il communique son Esprit et sa vie à ceux qui croient, ses divines énergies passent en eux et c’est toute l’Église qui en devient comme son propre corps, son œuvre vivante, croissante, sainte et sanctifiante, en un miracle de communication de vie divine permanent : l’utopie devenue moteur de l’histoire humaine, c’est le plus grand miracle annoncé par Jésus, mais bien plus, demandé par lui, préparé par lui, enfin mérité par lui. Je dis bien : mérité.

Ce dogme, cette foi de l’Église qui fournit seule la solution de l’énigme de ce changement de Dieu, de ce changement du cœur du monde par Dieu, est niée, reniée de nos jours par ses propres fonctionnaires, et au nom de la science ! Le dernier en date, dans un livre qui représente la plus perfide contradiction du christianisme et son anéantissement, c’est le jésuite Xavier Léon-Dufour. Mille autres l’accompagnent, pour la ruine des âmes. Son ouvrage : “ Face à la mort, Jésus et Paul ” est tout conçu et argumenté pour détruire la vérité centrale de notre Credo : que Jésus a voulu mourir en sacrifice pour les péchés du monde et mériter par cette rédemption la grâce du pardon pour tous les hommes et toutes les grâces de sanctification du salut par l’Église dans son Esprit ! « La croix, la souffrance, les persécutions n’ont pas de valeur par elles-mêmes », écrit cet impie, elles ne sont qu’« une expression de la fidélité absolue à Dieu et aux hommes ». (…)

Les Écritures, l’Évangile, le kérygme apostolique, la Tradition unanime, constante, universelle, se dressent contre cette impiété moderniste, inouïe dans le monde chrétien, monstrueuse, mortelle. Toute la Révélation explique le changement du cours de l’histoire par le Sacrifice rédempteur du Christ et, bien plus, par son quotidien mémorial eucharistique, le Saint-Sacrifice de la Messe. (…)

C’est là le mystère de l’Homme-Dieu, prêtre parfait et victime sainte de l’unique sacrifice grâce auquel Dieu a refait alliance avec la famille humaine, dans la foi, par « la charité divine qui a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5). C’est le seul et unique événement fondateur qui ait jamais permis à un être humain de réaliser l’utopie prophétique et de fonder sur terre le Royaume de Dieu.

Encore nous faudra-t-il examiner comment cette utopie chrétienne, ce miracle permanent, ce Royaume divin s’est maintenu à travers deux millénaires, comment cette Église est demeurée miraculeusement une, sainte, catholique, apostolique et romaine.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 154, juin 1980, p. 5-14

  • Le Royaume de Dieu sur terre. Instauré. Combattu. Victorieux. CRC tome 12, n° 154, juin 1980, p. 5-14
En audio :
  • AS 7 : Les grands affrontements du siècle, L'Évangile de Jésus-Christ : le Royaume de Dieu proche, contesté, victorieux, Mutualité, 1980, 1 h

Références complémentaires :