Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus

IV. Thérèse de la Sainte Face

Au matin du « lundi 9 avril 1888, jour où le Carmel célébrait la fête de l'Annonciation, remise à cause du Carême [...], je partis au bras de mon Roi chéri pour gravir la montagne du Carmel [...].» (...)

Quand la porte de la clôture se referme sur elle, sœur Thérèse éprouve une « paix intime » et « profonde », mais dès les premières lignes de son récit autobiographique, le mot « épreuves » surgit. En effet, « pendant cinq années », elle va gravir un long chemin de croix :

« [...] Jésus me fit comprendre que c'était par la croix qu'Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance grandit à mesure que la souffrance augmentait. »

Préau et cloître du Carmel de Lisieux
Préau et cloître du Carmel de Lisieux

L'AMOUR FORT D'UN COEUR IMMACULÉ

Sans aucun délai, elle observe la règle dans toute son austérité : « Lorsqu'on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens », écrit-elle avec un bon sens énergique, bien français.

Écoutons la déposition de sa maîtresse des novices, sœur Marie des Anges :

sœur Marie des Anges
Sœur Marie des Anges

« Jamais une plainte ne sortit de ses lèvres, et je n'ai pas connaissance que, pendant son noviciat, elle m'ait jamais demandé le plus petit soulagement. Le froid lui était excessivement pénible ; mais elle ne m'en dit jamais un mot, et je n'ai appris que dernièrement qu'elle en souffrait tant, paraît-il, que c'était à en mourir ! [...]Quelle vertu héroïque était celle de cette chère enfant ! Sa mortification se résumait en ces mots : Tout souffrir sans jamais se plaindre, ni pour le vêtement, ni pour la nourriture. [...] »

Cette patience cachée, sœur Thérèse ne la manifeste pas moins dans les rapports de communauté. Elle ne se justifie jamais. D'instinct, elle va au dernier rang, au poste le plus pénible. Elle se prend d'un véritable amour pour les objets les plus laids et accepte avec joie qu'on troque sa jolie cruche contre une autre, tout ébréchée.

« Je m'appliquai surtout à pratiquer les petites vertus, n'ayant pas la facilité d'en pratiquer de grandes. »

Un mois après l'entrée de la postulante, mère Marie de Gonzague écrit à Madame Guérin : « Jamais je n'aurais cru à un jugement aussi avancé en quinze années d'âge !... pas un mot à lui dire, tout est parfait... ».

Entre parenthèses, les esprits critiques ne manquent pas pour reprocher à sainte Thérèse de raconter elle-même beaucoup de traits de sa vertu et de sa charité fraternelle. Cette “ ostentation ” est tout simplement voulue par Dieu pour le bien de nos âmes, afin que nous voyions ce qu'une sainte est capable de faire par la force du Saint-Esprit. Elle sait très bien que c'est Jésus qui fait d'elle une grande sainte. (...)

Thérèse se manifeste sans un regard sur elle-même. Et ce n'est pas davantage pour attirer et fixer notre attention, mais plutôt pour que nous connaissions la vie de la Vierge Marie à Nazareth, dans sa sainteté à l'état pur.

Voici Jésus perdu au Temple : il est le premier à la faire souffrir par son silence dans ses oraisons. Quel contraste avec les ardeurs du Belvédère ! Il la traite, dès le début de sa vie carmélitaine, comme une âme forte. C'est son habitude pour tirer de ses saints des exploits d'héroïsme et des manifestations d'amour totalement désintéressées.

Dans ses lettres à Céline, que Thérèse appelle « cette autre moi-même », la jeune religieuse dévoile les secrets de son âme :

« La vie souvent est pesante, quelle amertume... mais quelle douceur ! Oui, la vie coûte, il est pénible de commencer une journée de labeur, le faible bouton l'a vu comme le beau lis ; si encore on sentait Jésus, oh ! on ferait bien tout pour lui, mais non, il paraît à mille lieues, nous sommes seules avec nous-mêmes, oh ! l'ennuyeuse compagnie quand Jésus n'est pas là. [...] Hélas ! il n'est pas loin, il est là tout près qui nous regarde, qui nous mendie cette tristesse, cette agonie, il en a besoin pour les âmes, pour notre âme, il veut nous donner une si belle récompense, ses ambitions pour nous sont si grandes. [...] Hélas ! il lui en coûte de nous abreuver de tristesses, mais il sait que c'est l'unique moyen de nous préparer à “ le connaître comme il se connaît et à devenir des Dieux nous-mêmes ”. Oh ! quelle destinée, que notre âme est grande...

Vierge du cloître de Lisieux
Statue de la Vierge Marie que sainte Thérèse saluait avec joie en passant dans le cloître.

« Élevons-nous au-dessus de ce qui passe, tenons-nous à distance de la terre, plus haut l'air est pur, Jésus se cache mais on le devine, en versant des larmes on essuie les siennes et la Sainte Vierge sourit. Pauvre Mère, elle a eu tant de peine à cause de nous, il est juste que nous la consolions un peu en pleurant et souffrant avec elle. »

Le sourire de la Sainte Vierge Marie accompagne donc tout cet effort.

« [...]Quelle grâce quand le matin nous ne nous sentons aucun courage, aucune force pour pratiquer la vertu, c'est alors le moment de mettre la cognée à la racine de l'arbre ; au lieu de perdre son temps à ramasser quelques petites paillettes, on puise dans les diamants, quel profit à la fin du jour !... il est vrai que quelquefois nous dédaignons pendant quelques instants d'amasser nos trésors, c'est alors le moment difficile, on est tenté de laisser tout là, mais dans un acte d'amour même pas senti, tout est réparé et au-delà. Jésus sourit, il nous aide sans en avoir l'air, et les larmes que lui font verser les méchants sont essuyées par notre pauvre et faible petit amour. L'amour peut tout faire, les choses les plus impossibles ne lui semblent pas difficiles, Jésus ne regarde pas autant à la grandeur des actions ni même à leur difficulté qu'à l'amour qui fait faire ces actes... »

Mère Marie de Gonzague apprécie sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et compte l'aider efficacement sur la voie de la sainteté. (...) D'emblée, la postulante comprend les intentions de sa prieure :

« Notre Mère, souvent malade, avait peu le temps de s'occuper de moi. Je sais qu'elle m'aimait beaucoup et disait de moi tout le bien possible, cependant le Bon Dieu permettait qu'à son insu, elle fût très sévère.[...]Comme le Bon Dieu agissait visiblement en celle qui tenait sa place !... Que serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j'avais été le “joujou ” de la communauté ?... [...]Et mon cœur, si bien gardédans le monde, se serait attaché humainement dans le cloître... Heureusement je fus préservée de ce malheur. Sans doute, j'aimais beaucoup notre Mère, mais d'une affection pure qui m'élevait vers l'Époux de mon âme... »

« Ce sont des paroles d'or ! » s'exclame notre Père.

Loin d'offrir un dédommagement affectif, la présence de ses sœurs selon le sang dans la communauté est, au contraire, une occasion supplémentaire d'abnégation. (...)

« L'amour se nourrit de sacrifices, plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée. »

Mais de temps en temps, son cœur crie famine ! Elle l'avouera à mère Marie de Gonzague dans son dernier manuscrit :

Mère Marie de Gonzague
Mère Marie de Gonzague

« Je me souviens qu'étant postulante, j'avais parfois de si violentes tentations d'entrer chez vous pour me satisfaire, trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant le dépôt et de me cramponner à la rampe de l'escalier. [...] Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse ! »

Ici, notre Père interrompt la citation pour nous faire remarquer la pureté “ positive ” de sainte Thérèse. Les amours uniquement naturels et passionnels ne sont qu'égoïsme et stérilité, mais quand l'âme a vaincu sa sensibilité, il n'est plus nécessaire qu'elle brise tous ses liens avec les créatures. Détachée, elle peut se rattacher à elles et jouir librement de certaines consolations du cœur.

Maintenant que Thérèse aime Jésus seul, son cœur déborde de cette affection et rejoint les créatures que Lui-même aime et lui fait aimer. (...)

« Je jouis déjà de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser toutes les consolations du cœur, car mon âme est affermie par Celui que je voulais aimer uniquement. Je vois avec bonheur qu'en l'aimant, le cœur s'agrandit, qu'il peut donner incomparablement plus de tendresse à ceux qui lui sont chers que s'il s'était concentré dans un amour égoïste et infructueux. »

De telles paroles sont des pierres précieuses ! conclut notre Père.

VICTOR QUIA VICTIMA

Le 10 avril 1888, Louis Martin écrivait à des amis d'Alençon : « Thérèse, ma petite Reine, est entrée hier au Carmel. Dieu seul peut exiger un tel sacrifice, mais il m'aide si puissamment qu'au milieu de mes larmes, mon cœur surabonde de joie. »

Le 15 juin, Céline exprima à son tour son désir de vie religieuse. Son père en pleura de joie. (...)

« Il était temps, écrit Thérèse, qu'un aussi fidèle serviteur reçût le prix de ses travaux, il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu donna au Roi du Ciel, son Fils unique... Papa venait d'offrir à Dieu un Autel [le nouveau maître-autel de la cathédrale Saint-Pierre], ce fut lui la victime choisie pour y être immolée avec l'Agneau sans tache. »

Un jour de mai 1888, au parloir du Carmel, il avait dit à ses filles :

« Mes enfants, je reviens d'Alençon où j'ai reçu dans l'église Notre-Dame de si grandes grâces, de telles consolations, que j'ai fait cette prière : “Mon Dieu, c'en est trop ! oui, je suis trop heureux, il n'est pas possible d'aller au Ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous ! ” Et je me suis offert. »

Depuis plus d'un an, l'artériosclérose cérébrale dont Louis Martin était atteint faisait des progrès sournois, caractérisés surtout par des troubles de la mémoire. Le 23 juin 1888, il fait une fugue et, dès lors, les épisodes pénibles et humiliants se succèdent. Ses filles vivent dans une anxiété constante.

Un mieux passager lui permet d'assister à la prise d'habit de Thérèse. Après une retraite préparatoire empreinte d'aridité, la cérémonie se déroule dans les consolations. La fête fut ravissante, même la neige souhaitée était au rendez-vous bien que la température n'en laissât rien présager :

« Le préau était blanc comme moi. Quelle délicatesse de Jésus ! Prévenant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige... De la neige, quel est donc le mortel, si puissant fût-il, qui puisse en faire tomber du Ciel pour charmer sa bien-aimée ?... [...] »

Sainte Thérèse en habit de novice
Thérèse novice (janvier 1889)

À nous qui contemplons la “ miniature de l'Immaculée ” dans cette petite novice comblée de grâces, le “ signe ” parle. C'est par un signe semblable que la Vierge Marie désigna, en plein mois d'août, le lieu choisi pour sa résidence, sur le mont Esquilin, à Rome, sous le pape Libère (352-366). La prise d'habit de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus renouvelle la dédicace de Sainte-Marie-aux-Neiges, la basilique Sainte-Marie-Majeure, par la consécration d'un cœur immaculé, pur comme neige.

Une photographie prise quelques jours après cette vêture révèle la beauté resplendissante de ce sanctuaire vivant, beauté physique illuminée par la joie de l'âme, avec une force de caractère inscrite dans le menton volontaire (ci-contre). « Esthétique mystique dans toute sa perfection », nous disait notre Père : « Si on ne savait pas qu'elle est religieuse, on aurait l'impression d'une femme forte et qui défie les difficultés de l'existence, presque avec amusement, comme une nikè, une “ victoire ” païenne. Mais nous savons qu'elle est toute à un Autre qui lui donne confiance dans la vie. » C'est une « victoire » eucharistique et mariale ! Miniature de Notre-Dame des Victoires, elle-même « porteuse de victoire », selon la signification étymologique du nom de « Véronique ».

LA COMPASSION DE VÉRONIQUE

Vitrail de la chapelle du Carmel
Vitrail de la chapelle du Carmel de Lisieux évoquant le jour de la prise d'Habit de Thérèse. Son père la bénit.

« La journée du 10 janvier [1889]fut le triomphe de mon Roi, je le compare à l'entrée de Jésus à Jérusalem le jour des Rameaux ; comme celle de notre Divin Maître, sa gloire d'un jour fut suivie d'une passion douloureuse et cette passion ne fut pas pour lui seul ; de même que les douleurs de Jésus percèrent d'un glaive le cœur de sa Divine Mère, ainsi nos cœurs ressentirent les souffrances de celui que nous chérissions le plus tendrement sur la terre... »

Par quelle prémonition signa-t-elle ce jour-là : « sœur Thérèse de l'Enfant Jésus de la Sainte Face » ?

« Je ne savais pas que le 12 février, un mois après ma prise d'habit, notre père chéri boirait à la plus amère,à la plus humiliante de toutes les coupes. Ah ! ce jour-là je n'ai pas dit pouvoir souffrir encore davantage !!! »

En effet, le 12 février, le drame éclate. Les hallucinations de Louis Martin prenant une forme inquiétante pour son entourage, Isidore Guérin se voit dans l'obligation de faire interner son beau-frère à l'hôpital du Bon-Sauveur de Caen. À cette époque, la folie était encore considérée comme une honte. L'humiliation fut terrible pour ses filles. (...)

Cependant, elles aident leur père à envisager la situation comme une épreuve d'un grand ami de Dieu. Céline écrit : « L'autre jour, Papa a dit au médecin : “J'avais toujours été habitué à commander et je me vois réduit à obéir, c'est dur. Mais je sais pourquoi le Bon Dieu m'a donné cette épreuve : je n'avais jamais eu d'humiliations dans ma vie, il m'en fallait une.” »

Sainte Thérèse novice au pied de la Croix (janvier 1889)
Thérèse novice (janvier 1889)

À travers ses larmes, sainte Thérèse apprend à “ reconnaître ” sous les traits du visage de son père humilié, ceux du Serviteur souffrant annoncé par le prophète Isaïe au chapitre 53. Elle sait la valeur de la souffrance portée par amour et se rappelle sa vision du Sang rédempteur qui lui a donné la soif du salut des âmes (juillet 1887). Elle veut être corédemptrice :

« Jésus est un époux de sang... Il veut pour Lui tout le sang du cœur... [...]Il faut que notre Père chéri soit bien aimé de Jésus pour avoir ainsi à souffrir, mais ne trouves-tu pas que le malheur qui le frappe est tout à fait le complément de sa belle vie ? [...]. Quel bonheur d'être humiliée, c'est la seule voie qui fait les saints !... »

« L'amour ne se paie que par l'amour et les plaies de l'amour ne se guérissent que par l'amour. Offrons bien nos souffrances à Jésus pour sauver les âmes, pauvres âmes !... elles ont moins de grâces que nous, et pourtant tout le Sang d'un Dieu a été versé pour les sauver... pourtant Jésus veut bien faire dépendre leur salut d'un soupir de notre cœur... Quel mystère !... Si un soupir peut sauver une âme, que ne peuvent faire des souffrances comme les nôtres ?... Ne refusons rien à Jésus ! »

Comment nier que le cœur de Thérèse ne batte à l'unisson du Cœur Immaculé de Marie ? Celle-ci descendra bientôt aux Valinhos (19 août 1917) pour supplier, avec une indicible tristesse :

« Priez, priez beaucoup, et faites des sacrifices pour les pécheurs, car beaucoup d'âmes vont en enfer parce qu'elles n'ont personne qui se sacrifie et prie pour elles. »

« NOTRE GRANDE RICHESSE »

Sœur Thérèse a seize ans. Son courage force l'admiration de la communauté, sœur Aimée de Jésus et du Cœur de Marie témoigne :

« Sa force fut héroïque pendant l'épreuve de la maladie de son père, par son admirable soumission et par son exactitude [...]; elle nous parlait avec une sérénité parfaite, tandis que de grosses larmes qui lui échappaient montraient bien qu'elle n'était pas insensible à ces souffrances. » (...)

Citons encore cette lettre à Céline, du 4 avril 1889, vendredi de la 4e semaine de Carême, alors consacré à célébrer le Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ :

« Ta lettre a mis une grande tristesse dans mon âme ! Pauvre petit Père !... Non, les pensées de Jésus ne sont pas nos pensées et ses voies ne sont pas nos voies... Il nous présente un calice aussi amer que notre faible nature peut le supporter !... ne retirons pas nos lèvres de ce calice préparé par la main de Jésus... [...]Souffrons en paix !...

«[...]Qui dit paix ne dit pas joie, ou du moins joie sentie... Pour souffrir en paix, il suffit de bien vouloir tout ce que Jésus veut... Pour être l'épouse de Jésus il faut ressembler à Jésus, Jésus est tout sanglant, Il est couronné d'épines ! [...].

Saint-Suaire de Turin« Jésus brûle d'amour pour nous... regarde sa Face adorable !... Regarde ces yeux éteints et baissés ! regarde ces plaies !... Regarde Jésus dans sa Face... Là, tu verras comme il nous aime. »

Notre Père nous a fait découvrir l'impressionnante signification figurative de cette épreuve en nous racontant comment Thérèse en avait eu la vision prophétique, « à l'âge de six à sept ans ». Un jour d'été, son père étant en voyage d'affaires à Alençon, elle l'avait vu traverser le jardin, courbé, la tête couverte d'une espèce de tablier qui lui couvrait le visage. C'est seulement quatorze ans plus tard, en se remémorant ces événements avec sœur Marie du Sacré-Cœur, qu'elles en comprirent le sens.

« C'était bien Papa que j'avais vu, s'avançant courbé par l'âge... C'était bien lui, portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuseépreuve... Comme la Face adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa Passion, ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Éternel ! (...)

Dieu souffre de ce qui nous fait souffrir, mais c'est pour notre bien. Nous devons donc entrer dans les sentiments de Jésus et souffrir avec joie. Parmi les jours de grâces que son Époux lui a accordés, sainte Thérèse mentionne sur ses Armoiries le 12 février 1889 comme « notre grande richesse ».

« Un jour, au Ciel, nous aimerons à nous parler de nos glorieusesépreuves, déjà ne sommes-nous pas heureuses de les avoir souffertes ?... Oui, les trois années du martyre de Papa me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de toute notre vie, je ne les donnerais pas pour toutes les extases et les révélations des Saints, mon cœur déborde de reconnaissance en pensant à ce trésor inestimable qui doit causer une sainte jalousie aux Anges de la Céleste cour [...]. » (...)

LE SENS DES FIGURES

Qui est cet homme voilé dont elle a vu l'image vivante ?

• Il nous rappelle Œdipe, le grand suppliant de l'Antiquité. Ce n'est pas le “ roi de France et de Navarre ”, c'est le roi de Thèbes dans toute sa majesté, son prestige, sa joie, sa jeunesse. Et puis, la fatalité s'acharnant sur lui, on le retrouve – on sait à travers quel drame ! – les yeux crevés, le visage ravagé, couvert de sang. C'est là qu'il nous apparaît le plus grand et que, suppliant, il deviendra médiateur pour la prospérité d'Athènes.

• Nous pensons au roi David humilié, fuyant Jérusalem devant la révolte d'Absalom, se faisant insulter par certains de ses sujets passés à la rébellion !

• Ces deux belles figures, païenne et juive, nous ont paru être les figuratifs de Jésus-Christ humilié, souffrant, imprimant les beaux traits de sa Face outragée et sanglante sur le Linceul de Turin.

• N'hésitons pas à prolonger jusque dans les derniers temps. C'est Dieu le Père, notre bon Père du Ciel, c'est notre Roi chéri qui est singulièrement humilié par cette grande apostasie où tous les hommes semblent être fauchés par l'erreur, par le mal, par la corruption (...). Les saints eux-mêmes périront dans ce combat, à moins que Dieu ne les épargne en abrégeant les temps de ce châtiment terrible. La Face de Dieu est outragée, mais Elle resplendira de gloire au moment où Il établira son Règne eschatologique, de la fin des temps, que nous attendons en notre siècle à la lumière des prophéties de Fatima.

Sainte Thérèse novice au pied de la Croix (janvier 1889), détail« Ah ! pourquoi est-ce à moi que le Bon Dieu a donné cette lumière ? [...] » se demande sainte Thérèse.

Réponse de notre Père : Quelle est celle qui accompagne Œdipe ? C'est Antigone ! Thérèse est cette merveilleuse Antigone. Et n'avons-nous pas vu Abigaïl, l'épouse fidèle de David, partager toutes les peines et les labeurs de son époux, avant de partager sa gloire ? Antigone, Abigaïl et Thérèse sont les figures de la Vierge Marie au pied de la Croix de Jésus.

L'épouse d'élection, la plus aimée des quatre carmélites, c'est Thérèse. Il fallait que ce soit elle qui ait la vision prophétique de l'humiliation de son père, car c'est elle qui sera la plus gravement touchée, la plus frappée par l'épreuve de son “ roi ” chéri. Et devant la “ reine ”, toutes ses sœurs, qui étaient assurément des saintes, s'inclinent.

Dans leur humiliation, Thérèse et ses sœurs préfigurent l'Église qui renaîtra en cette fin du XXe siècle par la dévotion à la Sainte Face de son Époux. Sainte Thérèse de Lisieux est maintenant auprès de Lui, Le suppliant de reparaître dans sa gloire et de restaurer son Église.

« SON VISAGE ÉTAIT COMME CACHÉ »

Grotte de sainte Marie Madeleine
Grotte de sainte Marie Madeleine, surmontée d'une statue de la Vierge, au fond du cimetière du Carmel.

Un soir de juillet 1889, sœur Thérèse bénéficie d'une grâce mystique dans la grotte de sainte Madeleine, au fond du petit cimetière du monastère :

« Il y avait comme un voile jeté pour moi sur toutes les choses de la terre... J'étais entièrement cachée sous le voile de la Sainte Vierge. En ce temps-là, on m'avait chargée du réfectoire et je me rappelle que je faisais les choses comme ne les faisant pas, c'était comme si on m'avait prêté un corps. Je suis restée ainsi pendant une semaine entière. »

Nouveau figuratif, extraordinairement impressionnant. C'est l'annonce d'une nuit sur le monde. Dans cette nuit, Thérèse, l'élue, est ici encore l'image de l'Église qui disparaît aux yeux du monde, comme ensevelie avec la Sainte Vierge. (...)

Quel mystère cette vision annonce-t-elle, sinon celui du rôle de l'Immaculée, gardienne de l'Église ensevelie à la fin de ce siècle, jusqu'au jour de son retour à la vie, à l'heure de l'éclatante manifestation de la Reine du Rosaire ?

Un an plus tard, sainte Thérèse découvre le chapitre 53 d'Isaïe et elle en envoie des extraits à Céline :

« Je t'envoie une feuille qui en dit bien long à mon âme, il me semble que la tienne va aussi s'y plonger... Déjà l'âme du prophète Isaïe se plongeait comme la nôtre dans les beautés cachées de Jésus [...].

« Papa !... ah Céline, je ne puis te dire tout ce que je pense, ce serait trop long [...]. Jésus nous a envoyé la croix la mieux choisie qu'il a pu inventer dans son amour immense... Comment nous plaindre quand lui-même a été considéré comme un homme frappé de Dieu et humilié ! »

Image d'une Sainte-Face offerte à Céline
Image offerte à Céline pour
sa fête (22 octobre 1889).

Sur son lit de mort, sainte Thérèse répétera :

« Ces paroles d'Isaïe : “ Qui a cru à votre parole... Il est sans éclat, sans beauté ; nous l'avons vu ; Il n'avait rien qui attirât les regards et nous l'avons méconnu. Il nous a paru un objet de mépris, le dernier des hommes, un homme de douleurs qui sait ce que c'est de souffrir !..., etc. ” ont fait tout le fond de ma dévotion à la Sainte Face, ou, pour mieux dire, le fond de toute ma piété. [...] »

Dans le Cantique des cantiques, l'Époux dont la tête est couverte des gouttes de sueur et de sang de sa Passion, veut que son épouse Le suive sur le chemin de la Croix. C'est là qu'elle Le retrouvera.

L'humiliation par laquelle est passé son père, son “ roi ”, annonce celle de sa fille, sa “ reine ”. Par ressemblance avec son Papa chéri, avec Jésus-Christ et avec son Dieu, sainte Thérèse désirera vivre au temps de la grande apostasie, lorsque l'Église sera humiliée, outragée, couverte de blessures, mise à mort.

Aujourd'hui, c'est une autre carmélite qui se tient au pied de la Croix, cachée sous le voile de la Vierge, en attendant que les temps soient accomplis pour voir la résurrection de l'Église : sœur Marie-Lucie du Cœur Immaculé, la voyante de Fatima.

C'est dans ces sentiments d'amour passionné pour Jésus, de désir de souffrir et de mourir pour Lui, d'humilité totale et de zèle apostolique, que Thérèse fait sa profession, le 8 septembre 1890.

CRC n° 338, septembre 1997, p. 10-14