THÉOLOGIE TOTALE

4. Le Dieu de Marie

DIEU a donc un Fils unique et bien-aimé, qui est sa Parole intime et son image... Sa paternité étant l’origine et la source de toute la création, dans son Fils, par sa Parole ou son Verbe, Dieu crée le monde et fait alliance avec les anges et les hommes (...). Cela étant dit, pourquoi a-t-il envoyé son Fils sur la terre ? Avait-il besoin de cette incarnation pour révéler aux hommes son dessein de grâce ? Pour faire alliance avec eux ? Pour les sauver et les conduire à la vie éternelle ? Quelle est donc la raison intrinsèque, le motif profond de l’incarnation ?

RÉSERVE EMBARRASSÉE DE LA THEOLOGIE THOMISTE

Dieu étant selon cette théologie un Dieu fixé (bloqué dans sa transcendance), l’incarnation demeure vraiment un mystère incompréhensible tant par sa manière que par son intention profonde, et nous n’en avons aucun indice, aucune préparation, aucun pressentiment dans la nature... Nous devons donc nous en tenir au Credo, et affirmer que c’est pour nous racheter du péché, souffrir sa Passion, en mourir, que le Fils de Dieu s’est fait homme. S’il n’y avait pas eu de péché d’Adam, il n’y aurait pas eu de rédemption et donc pas d’incarnation non plus (...).

Mais puisque la Rédemption est postérieure à l’incarnation, et ontologiquement extérieure, accidentelle, circonstancielle, il doit donc tout de même y avoir une raison intrinsèque à l’incarnation, non (...) ?!

IMPÉTUOSITÉ IMPRUDENTE DE LA THÉOLOGIE SCOTISTE

Pour Duns Scot, il est impensable d’envisager que l’incarnation, ce merveilleux et suprême couronnement de la nature humaine, ait pu dépendre d’un événement fortuit de notre histoire, et à plus forte raison... du péché ! Dieu n’est pas dans le temps : il n’a pas vu d’abord le péché et ensuite remédié à ses conséquences par la décision « inattendue, accidentelle » d’incarner son Fils ! (...)

Mais les scotistes ont tendance, quant à eux, à tomber dans le platonisme, l’esthétisme (...). Leur admiration de la Personne merveilleuse de l’Homme-Dieu garde quelque chose de formel et d’abstrait qui isole le Verbe incarné, et de Dieu son Père, et des hommes ses frères. En faisant de Lui une totalité non plus envoyée mais subsistante, non plus efficiente mais finale, cette école scotiste retombe dans une théologie substantialiste glaciale, où la contemplation sépare au lieu d’unir.

La preuve en est cette sorte d’éloge prononcé par tant de Pères et de théologiens (platoniciens) dans la nuit de Noël, célébrant dans le Christ-enfant les noces de l’humanité et de la divinité, dont ils détaillent avec transport le baiser nuptial : cet embrassement de deux natures, la divine avec l’humaine dedans Jésus (...). Cette théorie aboutit finalement à faire de la Personne de Jésus un couple humano-divin, et de la Vierge Marie une simple chambre nuptiale au-dedans de laquelle se célèbre un merveilleux amour... auquel nul humain, pas même la Vierge Marie, n’a de part ! Inutile de frapper, de tâcher d’écouter, de voir.

LA RAISON ÉTERNELLE DE L’INCARNATION DU VERBE

Nous pensons avec les scotistes que l’Incarnation est tout à fait centrale, essentielle, première dans le dessein de Dieu ; non par esthétisme, mais par science théologique. Il y a en effet à cela une raison intrinsèque au plan de Dieu, qui peut se découvrir par des indices et pressentiments dès la création. Elle se trouve inscrite dans la Révélation en cent endroits (cf. Os, 2 ; Ez 16 ; Ct...), et la mystique catholique l’a vécue en mille et mille expériences intimes, et mille fois racontées... Qu’y a-t-il dans le monde qui nous annonce l’incarnation du Verbe ? C’est tout à fait inattendu.

LE MYSTÈRE DIVIN DE LA DISTINCTION DES SEXES

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Gn 1, 27). C’est une donnée tout à fait universelle et tout à fait essentielle, primordiale, obsédante, de notre condition humaine. Et il a mis de ce seul fait en eux un désir d’union diversifié, entre celui du mâle qui veut et fait l’union, et celui de la femelle qui désire et qui consent à celle-ci : l’un est un principe actif (le mâle), l’autre est un principe passif (la femelle). Lui a l’initiative, elle : l’attente (...).

Dans l’incarnation, il n’est pas question d’une chair femelle... Dieu s’est fait homme. D’ailleurs saint Jean n’emploie pas le mot “ Sophia ” pour désigner la Parole de Dieu, mais le mot masculin de “ logos ” : le Verbe. Pour le signifier, les peintres ont souvent représenté le divin nouveau-né tout nu, pour que chacun puisse constater son sexe. Il en sera de même sur la Croix, et pour la raison que nous allons bientôt comprendre. (...)

ADAM ET ÈVE DE LA NOUVELLE ALLIANCE

Cet homme aurait pu paraître sans père ni mère terrestres, adulte, à l’âge de trente ans, pour commencer sa carrière de révélateur du Père et de rédempteur des hommes... Mais pour obéir à son Père et être toujours sa Parole vivante et vraie, Jésus a voulu naître de la Vierge Marie, la “ Femme ” par excellence comme Il la nommera. Elle, Vierge, Lui sans père humain, forment le nouveau couple en lequel soit personnifié à jamais et suprêmement la totalité de l’amour ; oui, l’Adam et l’Ève de la plénitude des temps, de la Nouvelle et Éternelle Alliance, ce sont Jésus, l’Homme-Dieu, et Marie, la Femme-créature à nulle autre pareille (...).

C’est donc une femme que le Logos (le Verbe) a choisie pour s’incarner, et il a entretenu avec Elle une union qui n’est pas une union conjugale de type habituel. C’est néanmoins une union d’une unité absolument incroyable, singulière que celle de cet homme-Dieu qui s’est enfermé dans le sein de cette Vierge. Il se faisait là une union incomparable que d’ailleurs le prophète Jérémie avait annoncé (Jr 31, 31) « Une femme enfermera (enlacera) un homme. » ; car cet homme n’était pas seulement le fils de Marie selon la chair, mais c’était son Créateur, son Maître qui demeurait en Elle dans la plénitude de sa personne de Fils de Dieu (...).

La première vision que nous avons de Jésus et Marie est celle de deux en une seule chair, puisque certains Pères de l’Église [saint Léon, épître 13 à l’impératrice Pulchérie] n’hésitent pas à dire que Jésus est « consubstantiel » à Marie en même temps que consubstantiel à son Père. Le parallèle s’impose également à saint Bernard de Jésus et de Marie avec Adam et Ève [sermon sur l’Apocalypse, chapitre 12]... Et quand, dès le début de l’Église, saint Paul en vient à nous révéler que Jésus est le Premier-né de la création (de telle sorte que c’est Jésus qui est le vrai prototype, et Adam sa réplique, oh combien inférieure !), au XXe siècle saint Maximilien Kolbe enseigne, lui, que c’est la Vierge Marie qui est la première conçue : l’Immaculée Conception d’avant la création du monde, dont toute femme n’est qu’une infime réplique... Admirable continuité des saints, toute inspirée d’en haut !

Si donc le Fils de Dieu se fit homme, et une seule chair avec la femme bénie entre toutes, c’est que ce genre d’union répondait à l’intention tout à fait première et essentielle de son incarnation (...). S’il s’est incarné, c’est pour pouvoir connaître avec cette créature d’élection (en laquelle se résume toute la création), cette sorte d’union qui résulte de l’attraction et de la complémentarité des sexes, et qui pousse l’homme vers la femme. Le Christ, étant Fils de Dieu fait homme, était mû par cette attraction d’amour à épouser cette Vierge parfaite... mais à l’épouser selon cette manière divine (absolument incomparable) de se faire homme dans son sein, dans une union, une unité qui n’a jamais eu d’équivalent.

Il s’agit une fois de plus d’opérer le renversement de l’ordre historique, en mettant au second plan les causes efficientes pour retrouver l’ordre supérieur des fins ! Ce n’est pas parce qu’Adam et Ève sont homme et femme, qu’on a inventé une religion où le Sauveur est homme ayant une femme comme parèdre, comme compagne : la Vierge Marie... Mais C’EST PARCE QUE DIEU VOULAIT L’UNION DU CHRIST ET DE LA VIERGE QU’IL A D’ABORD COMMENCÉ PAR CRÉER LA FIGURE IMPARFAITE (ADAM ET ÈVE), DU COUPLE PARFAIT QUI VIENDRAIT PLUS TARD. S’il y a de l’homme et de la femme, du mâle et de la femelle dans l’humanité, c’est pour en arriver à ce chef-d’œuvre que Dieu avait imaginé de tous les temps.

DE L’UNION SANS ÉGALE DU CHRIST ET DE LA VIERGE

Ne nous laissons pas aller au naturalisme le plus plat, le plus superficiel, en réduisant ce couple à celui d’une mère et de son enfant (...). Cela est vrai, mais il ne faudrait pas que cela dissimule la plénitude de leur identité : Lui, le Fils de Dieu, est le créateur qui était avant tous les siècles, le Puissant, et Elle, la fille de Dieu, est la créature, toute soumise et obéissante à Lui, en attente de sa grâce ! C’est Lui qui demande à venir en Elle et qui vient. C’est Lui le Chef et l’Homme, et elle l’humble servante qui se prête à ses œuvres, à son service.

Cette habitation de Lui en elle est la réplique sainte et toute virginale de l’habitation de l’époux en son épouse. L’intimité est de même genre, de l’homme à la femme aimée, plus profonde, plus intime, dans un échange d’amour plus parfait, où l’on ne sait de l’un et de l’autre qui donne le plus et qui reçoit. C’est tout de même Lui le Maître, et elle la toute dévouée à ses désirs.

Voilà pourquoi (les œuvres de l’amour conjugal étant merveilleusement écartées de la vue, de l’imagination, par le fait de cette maternité) quand le Christ trouve son âge et sa taille d’adultes et la plénitude de sa Majesté, il est bien établi pour l’éternité le Nouvel Adam et le chef de son Église. Tandis que la Vierge Marie est bien la Nouvelle Ève unie à Lui dans les liens des épousailles mystiques où ils consomment Cœur à Cœur une union spirituelle englobant la totalité de leurs deux êtres. Et ces deux Cœurs ne font alors, selon l’ultime développement de la spiritualité catholique de saint Jean-Eudes à nos jours, « qu’un seul Cœur » : deux êtres ne faisant plus qu’un seul Cœur, dont l’un est le Fils de Dieu jouissant de sa pleine humanité pour consommer cette union, et l’autre est une créature, dont le sexe symbolise exactement la manière dont il lui est donné d’accéder à la divinité pour s’y unir et égaler.

Tous les amours d’Adam et Ève préparent la révélation de cette merveille, et cette merveille révèle le mariage mystique offert par Dieu à toute créature (...), but dernier de la création, Plérôme de la Vie éternelle (cf. Cantique des cantiques).

L’INCARNATION, FIN ULTIME DE L’HUMANITÉ

Pourquoi le fils de Dieu s’est-il incarné ? La réponse chrétienne est pour nous maintenant trop claire : Dieu a fait l’homme à son image. Adam étant l’image de l’Image du Père (Jésus) et comme son fils (Lc 3, 38) dans le Fils, Dieu lui a associé une compagne : la Femme qui est pour lui comme une image de la création (...).

Indéfiniment, de génération en génération, l’homme et la femme se sont cherchés, aimés, unis de mille et mille manières, les unes totalement déshonorantes, les autres en voie de perfection, toujours identiques dans leur fond, et cependant diverses. Eh bien, le jour est venu il y a 2000 ans où le Fils de Dieu, l’Homme parfait, a synthétisé toutes ces expériences et les a ramenées à son mystère : Lui-même, venu en ce monde, a aimé l’Humanité comme n’importe quel homme aime un jour une femme, comme son épouse (...).

Toutes ses créatures, le Divin Époux les a en effet rassemblées comme en une seule femme ; Cardonnel a dit cela en termes inoubliables, comparant Jésus à un grand meneur de foule unifiant cette même foule comme un seul être, en les rassemblant tous par son verbe dans une sorte d’amour, de « communion ». Cela est profondément vrai : l’humanité devient comme un seul corps pour ce Chef, pour cet Époux, ce Christ qui prend toutes les créatures en une seule... et cette Épouse, c’est l’Église catholique, qu’Il « voulait se présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée » (Ep 5, 26) ! Et l’Église est configurée à l’image d’une seule : la très sainte Vierge Marie, l’Immaculée Conception première conception de la créature par Dieu le Père, pour son Fils Premier-né.

Attention cependant à l’écueil qui guette tout amour sponsal (conjugal) : ceux qui disent, par sensualisme, que « dans le plaisir sexuel il y a une étincelle du plaisir de Dieu » se trompent lourdement. Mais ceux qui disent que « dans la joie et l’union du mariage, dans la perfection des vertus et dans toutes les circonstances de la vie par lesquelles un homme et une femme se complètent merveilleusement, il y a une sorte de bonheur, de félicité incroyable » ont raison. En effet, c’est cette félicité expérimentée dans le mariage chrétien que les époux sont appelés à sanctifier, au point que cela leur soit quelque avant-goût du bonheur céleste. Certains ne se marient pas afin de choisir la « meilleure part » (Lc 10, 42), qui consiste à vivre directement ce bonheur céleste en étant comme des épouses par rapport à l’Époux divin (...).

LA PREUVE PAR SAINT JEAN DE LA CROIX

Cette fin de l’Incarnation que nous venons de décrire, ce grand Docteur mystique ne fait que la traduire en reprenant la Révélation biblique : celle d’Ezéchiel 16, d’Osée, 2 ou du Cantique des cantiques (...). Ainsi dans le Romancero, III (De la Création), nous lisons :

« Une épouse qui T’aime, mon Fils, J’aimerais Te donner,
Qui, grâce à Toi, vivre avec Nous puisse mériter,
Et manger à la même table du même pain dont Je Me nourris,
Pour qu’elle connaisse les biens que J’ai en un tel Fils,
Et que, de ta grâce et de ta force, avec Moi, elle s’éjouisse. »

1. Le Père aime son Fils... Il lui donne la création pour que le Fils l’aime et, dans l’élan de l’amour, la divinise, se la rende égale et inséparable.

2. La vie du Père est de “manger” son Fils, du regard. La vie de la créature sera de manger le Verbe, et ainsi de partager le régal du Père pour entrer tout à fait dans sa béatitude.

3. Le Fils rend grâces au Père de cette nouvelle venue, et promet de tout lui donner de ce qu’Il est ( !) pour qu’elle devienne avec Lui contemplatrice du Père et toute reconnaissante à Lui de son sort enviable.

4. A ce compte, la créature s’embrasera d’amour dans son union au Fils pour le Père, Auteur de ce bienfait total, et rendra grâces au Père du bonheur dont elle jouira ! (...).

Voilà, au dire de saint Jean de la Croix, la raison de l’Incarnation : c’est un mariage. De qui avec qui ? Du Fils avec sa créature, avec la créature humaine. Laquelle ? Toutes celles qui répondront à ce désir, à cette grâce, à cet appel (...). Mais c’est la Vierge Marie, en unique, en bonne première, qui a parcouru toute cette carrière, et qui  appuyée au bras de son Bien-Aimé (Ct 8, 5), est finalement montée dans le Ciel où son amour s’est embrasé (...).

CONCLUSION

Ce vers quoi nous tendons, la Vierge Marie l’a réalisé, la première. Cela nous est offert à tous dans le sacrement de l’Eucharistie, où l’âme-épouse se nourrit, se pénètre et s’imprègne (comme d’une nourriture et d’un breuvage) de son Époux mystique, en sa Chair et son Sang réalisant corporellement l’union conjugale la plus parfaitement compréhensible à tous. Une telle union annonce par-là l’union divine à consommer dans le Ciel, la plus parfaite possible, de créatures de néant avec leur Dieu (sans abolition de leur personnalité à chacune) dans la plénitude de l’invasion en elles de l’être divin.

Ainsi l’incarnation est-elle à mi-chemin (le moyen terme) de la création terrestre de l’humanité et de son union céleste au Verbe dans le sein du Père pour l’éternité (...).

Le diable, l’adversaire de Dieu s’est bien sûr opposé dès les débuts à ce merveilleux projet. Il pensait avoir réussi, mais c’était méconnaître l’amour du Christ et de l’Immaculée... Notre Époux, nous voyant perdus dans les adultères et la prostitution, s’est fait notre Sauveur, notre rédempteur, et la Vierge Marie notre Mère à tous, notre corédemptrice...

Abbé Georges de Nantes
Extrait de la conférence du 10 février 1987

  • Th T 4 : Dieu s'est fait homme, mutualité 1987, 1 h (aud./vid.)

Références complémentaires :

  • Le mystère de Jésus, CRC tome 5, n° 64, janvier 1973, p. 3-14 (En audio : Th 2 : La virginité de Marie, mutualité 1973, 2 h)
Approche historique et dogmatique :
  • Les grandes crises de l'Église. Le nestorianisme, CRC tome 7, n° 90, mars 1975, p. 3-14 (En audio : E 2 : Le Verbe s'est fait chair, 1 h 30
Approche mystique :
  • Voir les grandes retraites de communauté sur la Circumincessante charité :
    • S 120 : Circumincessante Charité, 1993, 15 h (cf. CRC tomes 25 et 26)
    • S 131 : Circumincessante Charité divine et trinitaire, 1997, 15 h 30
    • S 134 : Tendresse et dévotion divine, eucharistique et mariale, 1998, 13h
  • Voir aussi les nombreuses méditations mariales dans les volumes suivants :
    • Lettres à mes amis, tome 1
    • Lettres à mes amis, tome 2
    • Pages mystiques, tome 1
    • Pages mystiques, tome 2
Un commentaire théologique du prologue de saint Jean :
  • Hymne au Dieu-Verbe incarné, CRC tome 1, n° 15, décembre 1968, p. 1-12
  • Dans Bible archéologie histoire, tome 2 :
    • Le témoignage de Jean au procès de Jésus-Christ. I. La profession de foi du témoin principal sur l'identité de Jésus-Christ (CRC tome 22, n° 269)