Le sacrifice du président Garcia Moreno

PRÉSIDENT de la République de l'Équateur à deux reprises, Garcia Moreno fut, en Amérique, le seul chef d'État moderne ouvertement catholique. Sa passionnante biographie, écrite au début de ce siècle par le chanoine Berthe, nous fait connaître cet homme admirable dont l'œuvre et le sacrifice n'ont certainement pas achevé de produire leurs fruits.

LA FRANC-MAÇONNERIE S'EMPARE DE L'AMÉRIQUE DU SUD

Bolivar
Bolivar

Il faut donc nous transporter en Amérique latine, au début du 19e siècle. La Franc-maçonnerie s'y est solidement implantée et conteste la Couronne d'Espagne qui exerce encore, mais non sans peine, son autorité sur le sous-continent, à l'exception du Brésil. Des insurrections se succèdent, deux noms sont à retenir : Miranda et Bolivar. Ils symbolisent l'émergence d'une classe politique nouvelle, nourrie de la pensée de Montesquieu et de l'exemple de l'Angleterre, en rupture avec la tradition catholique espagnole. Miranda, après s'être enthousiasmé pour les États-Unis, et avoir combattu en France comme général pendant la Révolution, s'est emparé du pouvoir au Venezuela, qu'il gouverna en dictateur pendant deux ans. Vaincu en 1812 par les Espagnols, il meurt en prison peu de temps après. Bolivar, un de ses lieutenants, lui succède. Cet aristocrate créole finit par vaincre les royalistes espagnols en 1819. Il proclame l'indépendance de la Grande-Colombie, c'est-à-dire la Colombie actuelle, le Venezuela et Panama. Bolivar veut que les possessions espagnoles d'Amérique du Sud, s'émancipant de la Couronne d'Espagne, ne forment qu'un seul État. Voilà pourquoi, en 1822, il soulève les territoires au sud-ouest de la Colombie : l'Équateur, le Pérou et la Bolivie, qu'il annexe successivement à la Grande-Colombie. Toutefois, les régions libérées sombrent dans l'anarchie et la misère. Bolivar le reconnaît peu de temps avant sa mort en 1830 : « Je rougis de l'avouer : l'indépendance est un bien que nous avons conquis, mais aux dépens de tous les autres. » La Grande-Colombie ne lui survit pas. Un des héros de la guerre contre l'Espagne, le général Juan-José Florès, fonde alors l'Équateur qu'il dote d'une constitution républicaine et dont il devient le premier Président.

UN FILS DE TRADITION CASTILLANE

Guayaquil
Guayaquil, principal centre financier et commercial de l'Équateur, au temps de Garcia Moreno.

L'enfance et la jeunesse de Gabriel Garcia-Moreno, né le 24 décembre 1821 à Guayaquil, principal port de l'Équateur, se sont donc déroulées entièrement sur fond d'instabilité politique et de guerres civiles. Car si l'Espagne a été vaincue, une grande partie de l'élite des nouveaux États indépendants n'en demeure pas moins attachée à la tradition catholique. Elle forme le parti conservateur en lutte contre les partisans de l'ordre nouveau anticatholique, les libéraux. Toutefois, chacun de ces deux partis est composé de tendances, plus ou moins royalistes chez les conservateurs, plus ou moins révolutionnaires chez les libéraux. Ajoutons que les grandes fortunes issues de l'indépendance ou consolidées par elle, ont su se ménager des alliances dans les deux partis.

Les Garcia Moreno sont conservateurs et monarchistes. Le père du futur président de l'Équateur était un noble castillan immigré. Peu après son arrivée, il avait épousé Mercèdes Moreno dont l'oncle, archidiacre de Quito, était un éminent défenseur de l'infaillibilité pontificale, et dont le frère, magistrat influent, aura un fils qui deviendra cardinal-archevêque de Tolède.

Quito, capitale de l'Équateur.
Quito, capitale de l'Équateur.

Gabriel était le dernier de la famille. Ses trois frères et ses trois sœurs sont restés fidèles aux traditions familiales, non sans mérite puisque l'épreuve ne tarde pas à frapper à la porte du foyer. En 1830, lorsque son père meurt ruiné à cause de la guerre d'indépendance, Gabriel est confié à des religieux. Si la remarquable éducation de ses parents a doté cet enfant chétif, timide et craintif à l'excès, d'une remarquable force de caractère, ses maîtres vont en faire un des esprits les plus brillants de son temps. Sa pauvreté le protégeant de bien des tentations, il accumule les succès scolaires. Se croyant appelé au sacerdoce, il entreprend tout d'abord des études théologiques et reçoit les ordres mineurs. Mais il renonce à cette voie pour se consacrer aux affaires publiques, comme fera plus tard, au Portugal, le futur président Salazar. Reçu docteur en droit à Quito, en 1844, il s'inscrit au barreau. Dans les salons de la petite république, on vante l'intelligence, la vaste culture, mais aussi le caractère intrépide du jeune avocat de vingt-trois ans. Passionné de sciences, il vient de faire au péril de sa vie l'exploration du volcan Pinchincha qui domine la ville de Quito.

En 1846, il épouse Rosa Ascasubi dont les deux frères étaient ses meilleurs amis. La mort prématurée de celle-ci en 1863 sera une dure épreuve pour notre héros, car leur entente était parfaite, fondée sur une communauté de convictions. Si elle ne lui donne malheureusement pas d'enfant, elle sait le soutenir dans toutes ses entreprises. C'est que Gabriel Garcia Moreno a de justes ambitions : conscient de ses capacités, il veut les mettre au service de sa jeune patrie. À des amis qui lui suggèrent d'écrire une histoire de l'Équateur, il répond en souriant : « Il vaut mieux la faire ».

AU SERVICE DE L'ÉQUATEUR

Le général Florès.
Le général Florès.

Aussi Gabriel s'intéresse surtout à la vie politique et met sa science juridique qu'au service des pauvres, premier exemple de son inépuisable charité. Au milieu de ces années 1840, l'Équateur est en lutte contre le général Florès et ses partisans, dont l'irréligion et les malversations après quinze ans de pouvoir, provoquent un vif mécontentement populaire. Des sociétés patriotiques sont fondées contre ce parti anticlérical, Garcia Moreno en dirige une. L'affrontement dégénère en guerre civile ; Florès, vaincu, doit s'exiler. Mais les députés lui choisissent, en la personne de Roca, un successeur qui ne vaut guère mieux.

Indigné, Gabriel Garcia Moreno fonde un journal, Le Fouet, avec lequel il fustige les incompétences et la malhonnêteté du nouveau gouvernement et des fonctionnaires. Mais lorsque Florès revient à la tête d'une armée pour reprendre le pouvoir, Garcia Moreno cesse ses critiques et fait front avec le gouvernement légitime contre le rebelle. Florès réussit à s'emparer de Guayaquil qui sombre dans l'anarchie. Roca se tourne alors vers Garcia Moreno et lui confie le commandement des troupes gouvernementales. En huit jours, Guayaquil est repris et l'ordre rétabli.

Le président Roca.
Le président Roca.

Toutefois, Roca s'empresse d'évincer le vainqueur et fait alliance avec les partisans de Florès ! Garcia Moreno, sans se décourager, fonde un nouveau journal, El diablo, pour dénoncer ce que nous appellerions une union de la gauche, « qui fait de l'Équateur un véritable enfer où le désordre et la confusion paraissent aussi naturalisés que dans le bagne éternel. » Mais en 1849, quelque peu désabusé, il écrit : « L'Amérique est ingouvernable, travailler sur ce peuple, c'est labourer les flots. Ce pays va tomber sous les coups d'une populace sans freins. »

Il entreprend alors un voyage en Europe pour visiter successivement l'Angleterre, la France, l'Allemagne et l'Italie. Ce séjour de six mois achève de lui ouvrir les yeux sur les méfaits de la Révolution et de la démocratie. Il comprend que la souveraineté populaire rend impossible la recherche du bien commun et le gouvernement des peuples. Aussi revient-il convaincu qu'il n'y a de solution politique que dans la religion catholique : privé d'un trône protecteur, l'Équateur ne trouvera la paix que si ses institutions démocratiques sont soumises à la souveraineté du Christ. Dès lors, il travaille à instaurer ce que les auteurs contemporains appellent avec commisération et mépris, une société théocratique.

LA GUERRE À LA FRANC-MAÇONNERIE

Gabriel Garcia Moreno
Gabriel Garcia Moreno

Sur le trajet de retour, lors d'une escale à Panama, il rencontre providentiellement des jésuites expulsés de Colombie. Il les persuade de le suivre à Quito d'où ils avaient été chassés quatre-vingt-trois ans plus tôt. Les prenant sous sa protection, il les fait accepter par le gouvernement… mais pas pour longtemps. Quelques mois plus tard, le général Urbina s'empare du pouvoir ; son premier décret ordonne l'expulsion des fils de saint Ignace !

Désormais, Gabriel Garcia Moreno sait qu'il est engagé dans une lutte à mort contre la Franc-maçonnerie. Il lance un nouveau journal, La Nation, dont le premier article prophétise son sort : « Sur cette terre de malédiction, à quoi servent la loyauté, la bravoure, la constante honorabilité, l'héroïsme d'un grand cœur qui poursuit la gloire, même au prix de la vie ? L'ingratitude l'abreuve de son fiel, l'envie lui distille ses poisons, et trop souvent le poignard d'un assassin !... Telle est la récompense que l'Équateur réserve à la vertu. (…) Je sais, oui je sais le sort qui m'attend. De sombres présages attristent mon âme, des images sanglantes tourbillonnent autour de moi dans mes nuits agitées. Je vois, je vois l'avenir qui s'ouvre devant moi ; je sens les dures épines qui vont blesser mon front. La balle d'un scélérat me percera le cœur !... Mais si ma patrie, délivrée de l'oppression qui l'étouffe, peut enfin respirer librement, c'est avec joie que je descendrai au tombeau. »

Urbina comprend que La Nation est une véritable machine de guerre contre son gouvernement. Comme son directeur résiste à toutes les pressions, le gouvernement décide son arrestation. Averti, Garcia Moreno préfère descendre sur la place pour être arrêté publiquement plutôt que de fuir. Urbina le fait conduire à Bogota, où il est remis aux francs-maçons de Bolivie. Mais, Garcia Moreno réussit à s'échapper et à regagner Guayaquil à travers la forêt équatoriale, un véritable exploit.

ULTIMES PRÉPARATIONS

Aux élections suivantes, Guayaquil, se souvenant des services rendus, le choisit comme sénateur. Mais l'immunité parlementaire n'impressionne pas Urbina qui le fait arrêter et conduire au Pérou. Garcia Moreno, persuadé alors que son pays aura besoin de lui pour réparer les désastres de la politique d'Urbina, veut se préparer à sa future charge par un voyage en France dans le but de rencontrer les personnalités légitimistes et fonder sa politique sur les leçons de l'histoire. Avec passion, il étudie l'ouvrage de l'abbé Rohrbacher, l'Histoire universelle de l'Église catholique, dont il lut trois fois les vingt-neuf volumes. Elle lui fait comprendre le rôle politique de l'Église et lui montre « que le peuple du Christ a le droit d'être gouverné chrétiennement, et qu'on ne peut le déposséder de l'Église sans lui ravir la liberté, le progrès, la civilisation. » Comme il ne se contente pas d'étudier l'histoire, mais aussi l'organisation de l'administration française et de l'instruction publique, et qu'il suit des cours universitaires de sciences naturelles et de chimie, pour le plaisir, nous ne nous étonnons pas qu'il écrive à l'un de ses compagnons : « J'étudie seize heures par jour, et, si les jours en avaient quarante-huit, j'en passerai quarante avec mes livres, sans broncher. »

C'est aussi lors de son séjour parisien qu'il retrouve une vie spirituelle ardente à la suite d'une réflexion d'un ami dans les allées du jardin du Luxembourg : « Vous parlez très bien, cher ami ; mais cette religion si belle, il me semble que vous en négligez un peu la pratique. Depuis quand vous êtes-vous confessé ? » De retour dans sa chambre, sous une vive impression de douleur, il tombe à genoux, prie longtemps et s'en va, le soir même, se confesser au premier prêtre qu'il rencontre. Le lendemain, il communie, remerciant Dieu de l'avoir forcé à rougir de sa négligence et de sa tiédeur. Désormais, sa piété fondée sur la messe et le chapelet quotidiens ainsi que sur l'oraison, ne s'attiédira plus.

En 1858, Urbina quitte le pouvoir. Son successeur, le général Roblez, amnistie Garcia Moreno et le nomme juge et recteur de l'Université dans l'espoir de l'amadouer. C'est mal connaître notre homme qui devient le véritable chef de l'opposition. Il remporte les élections suivantes, mais sous prétexte d'une menace de guerre contre le Pérou, Roblez se fait attribuer les pleins pouvoirs. Garcia Moreno s'y oppose lors d'une séance houleuse au Parlement où il échappe de justesse à un attentat. Cependant, les parlementaires effrayés votent les pleins pouvoirs à Roblez qui institue une dictature ; Garcia Moreno n'a plus qu'à s'enfuir au Pérou.

UN PREMIER MANDAT MOUVEMENTÉ

Montagnes - ÉquateurToutefois, le 1er mai 1859, un soulèvement populaire renverse le dictateur et proclame Garcia Moreno chef du gouvernement provisoire. À travers la Cordillère des Andes, risquant cent fois sa vie, notre héros populaire revient le plus rapidement possible du Pérou, juste à temps pour vaincre une première fois les troupes d'Urbina. Mais comme celui-ci reçoit le soutien de la Colombie et du Pérou auquel il avait promis de céder une partie de l'Équateur, la guerre civile est inévitable. Fort de sa légitimité, en moins d'un an et après avoir échappé à plusieurs attentats, Garcia Moreno reconquiert une par une les provinces passées sous le contrôle de l'usurpateur. Le 24 septembre 1860, il reprend Guayaquil, avec l'aide manifeste de Notre-Dame de la Merci qu'il proclame en action de grâces, patronne céleste de l'Équateur.

Une formidable tâche attend le nouveau Président. Il faut reconstruire un pays ruiné par trente ans de révolutions et de mauvaise gestion. Élu à l'unanimité des voix du Congrès, il renonce avec sagesse, pour l'immédiat, à réformer la constitution qu'il voudrait franchement catholique, mais il en suspend toutes les dispositions hostiles à l'action de l'Église. Ses premiers objectifs sont de rétablir les finances publiques, réorganiser l'armée et réformer l'instruction publique pour laquelle il fait appel aux congrégations enseignantes. C'est aussi aux religieux qu'il confie les hôpitaux et les prisons.

Mgr José Ignacio Ordoñez, archevêque de Quito.
Mgr José Ignacio Ordoñez,
archevêque de Quito.

De concert avec le saint évêque de Quito, Mgr José Ignacio Ordoñez, il négocie avec le Saint-Siège un concordat, signé le 22 avril 1863 et suivi de la réunion du Concile national de Quito. Il s'ensuit un renouveau et une réforme décisive du clergé équatorien.

En même temps qu'il promeut ces réformes audacieuses, Garcia Moreno fait face aux périls extérieurs. Les gouvernements du Pérou et de la Colombie, soumis à la franc-maçonnerie, soutiennent les partisans d'Urbina et menacent d'envahir l'Équateur. Le courage de Garcia Moreno sur le champ de bataille arrache la victoire un moment compromise par la défection d'une grande partie de ses officiers. Le président colombien Mosquera, que Pie IX avait excommunié quelque temps auparavant, subit là une cuisante défaite qui provoque sa chute politique.

Toutefois, lorsque Gabriel Garcia Moreno apprend que de nouveaux complots se fomentent contre lui en Équateur, il connaît un moment de découragement et envoie sa démission. Mais le Congrès la refuse tandis que, spontanément, la population de Quito manifeste son attachement à ce président intègre, paternellement voué à la recherche du bien commun. Il faut souligner cet attachement populaire qui l'accompagne durant toute sa carrière, pour réfuter les accusations de dictature. Cependant, il est vrai que Garcia Moreno reprenant sa démission, avertit qu'il exercera désormais sa charge avec une plus grande sévérité. Il veut que l'autorité légitime réprime impitoyablement ceux qui ruinent perpétuellement le bien commun.

Peu de temps après, le général Maldonado, qui préparait un complot, est arrêté, jugé et condamné à mort. Garcia Moreno refuse sa grâce. C'est qu'au même moment, des bandes armées soutenues par le Pérou ou la Colombie font régner la terreur dans l'arrière-pays, des jésuites sont capturés et torturés, des exploitations agricoles détruites. Le Président annonce une politique de sévérité accrue contre les auteurs de troubles. De nombreux séides d'Urbina sont capturés et doivent répondre de leurs actes. À quelqu'un qui lui recommande des mesures de clémence pour l'un d'eux, le Président rétorque : « Si vous invoquez la justice, montrez que cet homme n'est pas coupable ; si c'est par charité, ayez pitié des innocents que vous allez faire périr, car si j'épargne ce criminel, demain le sang coulera dans quelque nouvelle révolution. »

Barricades dans les rues de Quito.
Barricades dans les rues de Quito.

EN RÉSERVE DE SA PATRIE

En 1865, Garcia Moreno n'est pas rééligible. Cette situation l'inquiète, car si la révolution a été jugulée, elle n'est pas pour autant vaincue. Son successeur, le président Carrion, a été élu facilement grâce à son soutien. Il s'empresse d'envoyer Garcia Moreno au Chili pour une importante mission diplomatique, qu'il mène à bien non sans avoir essuyé une nouvelle tentative d'assassinat. Cependant, pendant son absence, le président Carrion tombe sous l'influence du ministre de l'Intérieur Bustamante, très opposé à notre héros, et il renie tous ses engagements électoraux.

Le tremblement de terre d'Ibarra en 1868.
Le tremblement de terre d'Ibarra en 1868.

Impuissant, Garcia Moreno constate que les libéraux relèvent la tête. Fatigué et écoeuré, il se retire de la vie publique. Veuf depuis deux ans, il se remarie avec la nièce de sa première épouse, la jeune Mariana de Alcazar, qui partage toutes ses convictions. Elle lui donnera une fille, qui meurt au bout de quelques mois, et un garçon, prénommé Gabriel comme son père.

En 1868, un violent tremblement de terre détruit Ibarra et sa région, où Garcia Moreno s'était retiré. Incapable de venir au secours de la population, le président Carrion ne voit qu'une solution : donner les pleins pouvoirs à Garcia Moreno. Celui-ci s'acquitte de sa mission avec son efficacité habituelle. Ce nouveau succès accroît encore sa popularité et prépare son retour aux affaires en 1869.

PRÉSIDENT D'UNE RÉPUBLIQUE CATHOLIQUE

Mais ce sera un retour mouvementé… En effet, l'issue du scrutin ne faisant aucun doute, les libéraux et les francs-maçons fomentent un coup d'État. Devant le péril, Garcia Moreno se décide à les devancer en janvier 1869. Avec le soutien de l'armée et de la population, il annonce à la fois une réforme constitutionnelle et son intention de démissionner aussitôt les nouvelles institutions mises en place.

Garcia Moreno
Garcia Moreno

La nouvelle constitution de l'Équateur est donc ouvertement catholique. Son premier article affirme la souveraineté de Dieu sur les institutions et les lois équatoriennes. La religion catholique est proclamée religion d'État, tandis que l'exercice de l'autorité publique et les emplois de l'État sont réservés aux personnes professant et pratiquant la religion catholique. On peut dire que Garcia Moreno institutionnalise une heureuse concertation entre l'Église et l'État. Les pouvoirs du Parlement sont limités au domaine temporel, c'est-à-dire que la constitution reconnaît la pleine souveraineté de l'Église dans les domaines relevant de sa compétence comme le mariage, la famille, l'éducation. Il impose un pouvoir présidentiel fort, et fait passer la durée des mandats électoraux de quatre à six ans. Enfin, il aggrave les peines prévues pour les rebelles.

La nouvelle constitution étant plébiscitée, il présente sa démission comme promis. Mais des manifestations se produisent pour son maintien au pouvoir, et il est élu président à l'unanimité du Congrès moins une voix. Il prête serment à la cathédrale, le 30 juillet 1869.

Un couvent de Quito.
Un couvent de Quito.

L'Équateur pacifié, doté d'institutions politiques chrétiennes et stables, Garcia Moreno peut maintenant se consacrer au développement économique et social de l'Équateur. Il poursuit la mise en place d'un système scolaire moderne par la fondation d'écoles normales, de collèges secondaires confiés aux Jésuites et aux Dames du Sacré-Cœur, par l'Université de Quito dont il développe l'enseignement scientifique. Il met ensuite en application une politique de grands travaux, notamment la construction de voies de communication dans ce pays montagneux qui en était jusqu'alors pratiquement dépourvu.

Il veille à l'organisation des missions dans les campagnes les plus éloignées aussi bien que dans les villes, ministère qu'il confie aux Jésuites et aux Rédemptoristes. Les Sœurs du Bon Pasteur et les Sœurs de la Charité prennent en charge les jeunes filles pauvres et les léproseries. Enfin, il organise une aumônerie militaire. S'il met à l'honneur la magistrature, les juges n'en sont pas moins soumis à un examen de droit et de… catéchisme.

Garcia Moreno, qui est un bourreau de travail, suit de près la mise en application de ses décisions. D'un abord très facile, avec un humour qui achève de mettre à l'aise les humbles, il est très aimé et respecté de la population. Et si on ajoute les vertus, la mystique chrétienne, les mortifications et la piété que suppose une telle vie de dévouement et de courage, il fait penser irrésistiblement à saint Louis.

cérémonies religieuses
Les cérémonies religieuses atteignent une grande splendeur sous le gouvernement de Garcia Moreno, et toutes les classes sociales y participent, le président en tête.

LA NÉCESSITÉ DU MARTYRE

Cependant, Gabriel Garcia Moreno ne se fait pas d'illusions sur l'avenir de son œuvre. Il la sait fragile. La franc-maçonnerie de l'extérieur essaie toujours de contrarier ses réalisations, et une partie de l'élite bourgeoise et aristocratique de l'Équateur est gagnée au libéralisme, elle ne capitulera pas de sitôt. Surtout, il sait que l'œuvre politique, œuvre humaine, en elle-même ne vaut pas grand-chose… c'est la grâce seule qui édifie solidement.

Le bienheureux pape Pie IX.
Le bienheureux pape Pie IX.

C'est dans ce but qu'il dota son pays d'institutions intégralement catholiques, mais il comprend que ce n'est pas suffisant. Il veut aussi que l'Équateur en tant que nation, participe au combat de l'Église : ainsi, lorsqu'il apprend la spoliation des États pontificaux, il fait parvenir à Pie IX un don national, geste qui n'est imité par aucun autre chef d'État catholique. Il est persuadé que cette générosité vaudra d'abondantes bénédictions à son pays.

En outre, méditant sur le message du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie, il conçoit le projet de consacrer sa nation au Sacré-Cœur, de faire pour son pays ce que Louis XIV avait refusé. Dans son esprit, c'est plus qu'un acte de culte public, c'est une manière de souligner la souveraineté effective du Christ. Il fait donc ratifier cette consécration par les évêques et par le Congrès, en avril 1873. « Attendu que le plus grand bien d'un peuple, c'est de conserver intacte la foi catholique ; que la nation l'obtiendra si elle se jette avec humilité dans le Cœur de Jésus, le concile de Quito offre et consacre solennellement la République au Sacré-Cœur, le suppliant d'être son protecteur, son guide et son défenseur, afin que jamais elle ne s'écarte de la foi catholique, apostolique et romaine, et que les habitants de l'Équateur, conformant leur vie à leur foi, y trouvent le bonheur dans le temps et dans l'éternité. »

L'acte de consécration est récité le même jour et à la même heure, dans toutes les églises de l'Équateur, tandis qu'à la cathédrale de Quito se déroule une cérémonie en présence de toutes les autorités civiles et militaires. L'Archevêque le lit en premier au nom de l'Église, puis le président Garcia Moreno au nom de la Nation.

Garcia MorenoOr, notre héros a l'intuition que cet acte, pourtant conforme à la volonté divine, n'allait pas le dispenser du combat et de la croix. À peine l'a-t-il prononcé qu'il est intimement persuadé que Dieu va lui demander le sacrifice de sa vie pour sa patrie.

Comme son deuxième mandat s'achève en apothéose de popularité, il est évident qu'il sera reporté au pouvoir une troisième fois. La franc-maçonnerie décrète alors son assassinat. Il en est averti par des canaux différents, ce qui ne lui laisse aucun doute sur la réalité du complot. Mais cette fois, lui qui avait si souvent échappé aux couteaux et aux balles des comploteurs, non sans une visible protection du Ciel, sait qu'il mourra. Tout de suite après sa réélection, il l'écrit au pape Pie IX avec lequel il entretenait une correspondance régulière : « J'implore votre bénédiction, Très Saint Père, ayant été, sans mérite de ma part, réélu pour gouverner pendant six années encore cette république catholique. (…) Aujourd'hui que les loges des pays voisins, excitées par l'Allemagne, vomissent contre moi toutes sortes d'injures atroces et d'horribles calomnies, se procurant en secret les moyens de m'assassiner, j'ai plus que jamais besoin de la protection divine, afin de vivre et de mourir pour la défense de notre sainte religion et de cette chère République que Dieu m'appelle à gouverner encore. Quel plus grand bonheur peut m'arriver, Très Saint-Père, que de me voir détesté et calomnié pour l'amour de notre divin Rédempteur ? mais quel bonheur plus grand encore, si votre bénédiction m'obtenait du ciel la grâce de verser mon sang pour celui qui, étant Dieu, a voulu verser le sien pour nous sur la croix ! »

Au début du mois d'août 1875, les menaces de complot se précisent ; un de ses proches, Rayo, lui est même dénoncé comme l'un des conjurés. Garcia Moreno refuse de le croire, l'ayant vu communier peu de jours auparavant : « Un chrétien n'est point un assassin ! » Le 4 août, à son ami d'enfance partant pour l'Europe, qu'il avait quitté quelques jours plus tôt en pleurant, persuadé qu'il ne le reverrait plus, il écrit : « Je vais être assassiné ; je suis heureux de mourir pour la foi : nous nous reverrons au ciel. »

Le 6 août, fête de la Transfiguration de Notre-Seigneur, vers six heures du matin, il se rend comme de coutume à l'église Saint-Dominique, pour y entendre la messe. C'est le premier vendredi du mois. Il communie et prolonge son action de grâces jusque vers huit heures. Les comploteurs l'attendent à la sortie, mais un imprévu les empêche de passer aux actes. Le Président rentre tranquillement chez lui, passe quelque temps en famille puis dans son cabinet de travail. Avant de se rendre au palais présidentiel, il s'arrête chez sa belle-famille et y prend un rafraîchissement, car la chaleur est extrême, mais cela le fait transpirer subitement, il boutonne donc sa redingote… ce qui, dans quelques minutes, l'empêchera de prendre son pistolet pour se défendre.

La Place de l'Indépendance à Quito
La Place de l'Indépendance à Quito, entre le palais présidentiel et la cathédrale, où Garcia Moreno a été assassiné.

De là, il entre dans la cathédrale qui jouxte le palais, pour adorer le Saint-Sacrement exposé. Les conjurés s'impatientent, alors Rayo va lui demander de sortir pour une affaire urgente. Le Président sort et, à quelques pas du palais présidentiel, Rayo le poignarde à l'épaule, puis les autres conjurés déchargent leurs armes. Rayo s'acharne sur lui et lui assène quatorze coups de couteau, en criant : « Meurs, bourreau de la liberté ! – Dieu ne meurt pas ! » murmure une dernière fois le martyr chrétien. Tandis que les gens accourent de toute part et prennent en chasse les meurtriers, on transporte le Président mourant dans la cathédrale aux pieds de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Un prêtre lui demande s'il pardonne à ses assassins ; d'un regard, il signifie que oui. Il reçoit alors l'absolution, puis l'extrême-onction, au milieu des larmes et des sanglots de l'assistance. Il expire environ un quart d'heure après le premier coup de couteau.

Sur sa poitrine, on trouva une relique de la vraie Croix, le scapulaire de la Passion et celui du Sacré-Cœur. À son cou, un chapelet avec une médaille de Pie IX. Sur les dernières pages d'un carnet qu'il portait aussi sur lui, on lut ces quelques mots qu'il avait tracés le jour même : « Mon Seigneur Jésus-Christ, donnez-moi l'amour et l'humilité, et faites-moi connaître ce que je dois faire aujourd'hui pour votre service. »

Assassinat de Garcia Moreno
Le président Garcia Moreno assassiné, dans la cathédrale de Quito.

La triste nouvelle à peine connue, de tout l'Équateur le peuple se mit en marche pour assister à ses funérailles, pleurant son père. Le Congrès lui discerna les titres de Régénérateur de la patrie et de Martyr de la civilisation catholique. Mais peu à peu la Franc-maçonnerie reprit malheureusement son emprise sur l'Équateur comme sur toute l'Amérique du Sud. En une vingtaine d'années, les leçons de Garcia Moreno furent oubliées de ses successeurs. Cependant, il semble que son souvenir reste vivant dans le peuple, comme le montre le renouvellement de la consécration de l'Équateur au Sacré-Cœur, effectué en 2003 par le Président.

Gabriel Garcia Moreno paraît donc un précurseur de cette foule de martyrs qui doivent gravir la montagne escarpée, et dont le sang recueilli par les anges, arrose les âmes de ceux qui s'approchent de Dieu. Demain, à l'heure du triomphe du Cœur Immaculé, sa vie et son œuvre pourront servir de modèle aux hommes publics. Mais dès aujourd'hui, elles prouvent l'excellence de la politique chrétienne pour le développement des pays, et nous désignent par conséquent les vrais responsables de la pauvreté actuellement endémique en Amérique latine.

RC n° 120, août-septembre 2004, p. 1-6

  • Le sacrifice du président Garcia Moreno, la Renaissance catholique n° 120, août-septembre 2004, p. 1-6
En Vidéo :
  • CAN 40 : L’élection de Garcia Moreno ou les seconde noces de Cana, pièce en trois actes de Benoît Caron, Maison Ste-Thérèse, juin 2004, 2 h 40
    • conférence de présentation par frère Pierre de la Transfiguration.