LA GRANDE GUERRE DE 1914-1918

2. Août 1914, le baptême du feu

L’INVASION DE LA BELGIQUE ET LA MOBILISATION FRANÇAISE

Carte d'août 1914
Vous pouvez suivre le mouvement des armées durant le mois d'août 1914 en cliquant sur l'image.

LE 1er août, la France décrète la mobilisation pour le lendemain 2 août. Tous les hommes de 24 à 45 ans partent à la guerre. Le 3 août, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Les Allemands alignent 830 000 hommes contre 710 000 Français. À la Chambre, il y a une séance extraordinaire : tous les députés rassemblés, tous d'accord, jurent de garder l'Union Sacrée pendant tout le temps de la guerre. On vote l'état de siège et la censure. Ce patriotisme est plus apparent que réel, parce que les gens de gauche ne perdront pas une minute pendant ces 4 ans de guerre pour continuer à traquer le clergé et à faire leurs manœuvres politiques pour garder le pouvoir dans cette rude affaire. Pendant ce temps, c'est le peuple français réel qui souffrira, qui se battra et qui voudra être mieux commandé que par ces gens-là. Et pourtant, les gens de gauche réussiront à garder le pouvoir jusqu'à la fin de la guerre et encore après !

Pour l’instant, c’est l’illusion générale. On part en croyant que la campagne va durer 6 semaines. Pendant ce temps, Bainville dit que ce sera une guerre de 7 ans. En quoi il se trompait moins que les autres.

LE PLAN SCHLIEFFEN

Les Allemands ont pour idée tout à fait générale de prendre en pince l’armée française : leur aile droite passera par la Belgique et viendra prendre Paris à revers, par l’ouest, pour provoquer sa capitulation. Et, pendant ce temps, à l’est, les armées du Prince Rupprecht de Bavière (appelé aussi Kronprinz ; c’est le fils de l’empereur Guillaume II) s’efforceront de conquérir Nancy. Ainsi, comme deux grandes pinces de crabe, l’armée française sera enveloppée par l’aile droite et par l’aile gauche des Allemands.

Helmuth von Moltke
Général Helmuth von Moltke

Le général Joffre, généralissime des armées françaises, est persuadé que les Allemands n’attaqueront pas par le nord puisqu’il faudrait pour cela qu’ils violent la neutralité belge. Or, Joffre ne croit pas à l’invasion de la Belgique par les Allemands. De plus, le Grand Quartier Général (GQG) est persuadé que les Allemands en sont restés à notre manière de faire la guerre : utiliser en priorité des troupes actives pour l’offensive, et garder les troupes de réserve en arrière pour donner un second souffle à la bataille. Or, les Allemands, selon le plan Schlieffen appliqué par Von Moltke, le chef du grand État-Major allemand, ont décidé de jeter l'ensemble de leurs troupes, l'actif et la réserve, en Belgique, afin que cela fasse un flot dévastateur. Le 4 août, les Allemands envahissent la Belgique. Joffre attend paisiblement 26 divisions,  il en a 52 sur les bras ! Et il n'a personne à leur opposer.

Pourtant, avant la guerre, le roi Albert a prévenu Joffre des plans d’invasion de la Belgique.

En 1904, le roi des Belges Léopold II, avait rencontré son cousin Guillaume II à Postdam. Lors de cette rencontre, Guillaume II s'était ouvert de ses projets à son cousin en lui disant qu'il envahirait la France et qu'il passerait par la Belgique et « si la Belgique ne marche pas avec moi, je ne me laisserai guider que par des considérations stratégiques », avait-t-il dit à son cousin, le roi des Belges. […] Aussitôt rentré chez lui, Léopold II a fait passer, de sa propre autorité, une loi militaire, la loi de réarmement de la Belgique et de reconstitution de son armée, pays neutre mais qui risque d’être attaqué. Le Roi a décidé cela le jour de sa mort, en 1909. Le sénat a voté la loi militaire ; les fortifications d'Anvers ont été recommencées, et elles ont été terminées en 1914.

Puis Albert Ier a succédé à Léopold II. Albert Ier lui-même est en cousinage, par sa femme avec le duc de Bavière, mais aussi par sa famille avec ce Guillaume II qu'il tient pour un fou. Après une rencontre, Guillaume II lui expliqua qu'il allait faire ce plan Schlieffen que nous connaissons maintenant, et qu'il allait passer sur le corps de la Belgique. Il le lui dit comme cela, comme une espèce de fou, en ne calculant pas aux conséquences ! Albert Ier était un sage. Le “ Roi-chevalier ” était un homme qui aimait accomplir sa tâche. Roi des Belges, il devait défendre l'intégrité de la Belgique contre tout adversaire, fût-ce son cousin.

Ce roi a fait prévenir secrètement l'ambassade de France à Berlin des vues de Guillaume II. La France a été prévenue dès les années 1911-1913 de l'invasion prochaine de la Belgique. Le général Joffre est allé sur place voir comment on pourrait aider les armées belges en cas d'invasion. Le colonel Pétain qui l’accompagnait a proposé le plan suivant : dès que les 600 000 Allemands approcheraient du débouché très étroit de Liège afin d’envahir la Belgique, il faudrait mettre des soldats français dans le train et les masser sur le verrou de Liège où ils contribueraient à barrer la route aux Allemands.

Général Joffre et le roi Albert
Le Général Joffre et le roi Albert I

Mais Joffre ainsi que notre gouvernement ont fait la sourde oreille à ces avertissements. Joffre est revenu persuadé qu’il n’y avait rien à craindre et qu’il ne fallait rien faire.

Alors que la France ne faisait rien, le roi des Belges Albert Ier s’est mis au travail pour sauver la partie. Il a décidé de relever les crédits militaires, d’adopter la conscription à 20 ans, et de porter l’armée belge à 100 000 hommes, ce qui était énorme (les trois quarts de ces hommes étaient des Flamands). Il est demeuré chef des armées malgré les intrigues politiques qui voulaient administrer ces questions par la Chambre. Puis, il a remanié la concentration. Les grands généraux trouvaient que, en cas d'attaque, le mieux était que toutes les armées se groupent autour de Bruxelles. Le Roi leur a dit qu’au contraire les armées devaient courir aux frontières !

Les Français ont l'habitude de calomnier les Belges […]. Or les Belges ont eu la chance d'avoir un roi pour qui le sens de l'honneur n'était pas un vain mot. 

L’INVASION DE LA BELGIQUE

Selon le plan Schlieffen, les trois premières armées allemandes doivent passer entre le Luxembourg et le Limbourg hollandais qui fait une espèce de muraille, puis passer par la porte de Liège, pour pénétrer en Belgique, et ensuite foncer par la Meuse et la Sambre vers l'Oise et conquérir la Belgique en un tour de main.

Voyant que l'Allemagne se prépare à attaquer à Liège, Albert Ier mobilise l'ensemble de son armée dès le 31 juillet, avant qu'aucune armée d'Europe n’ait mobilisé. Sur les 130 000 hommes dont il dispose, il en porte 80 000 à Liège. 

L'invasion allemande de la Belgique commence le 4 août par le siège de Liège. Cette ville est magnifiquement protégée par une ceinture de forts qui sont extrêmement résistants et bétonnés. Les Allemands ont prévu de prendre tout ça par surprise. En fait, les 100 000 Allemands se heurtent à une armée belge de 100 000 hommes, sous la prestigieuse autorité du roi Albert. Les Allemands sont obligés de mener un siège en règle durant huit jours, du 5 au 16 août. Pour détruire les immenses plaques de blindage et de béton des forts, les Allemands font donner leur artillerie lourde, surtout les canons de 420 que seuls les Autrichiens possèdent. Liège doit se rendre le 16 août. La première place forte le long de la Meuse faisant verrou à l'invasion allemande est tombée. C'est le premier désastre de la guerre.

LA MOBILISATION FRANÇAISE

Pendant ce temps, la mobilisation française se déroule, parfaitement préparée par le général de Castelnau. Elle est faite d'une manière tout à fait remarquable. Elle consiste en une première opération : tous les mobilisés rejoignent leur lieu d'incorporation, c’est-à-dire la ville régimentaire la plus proche, comme Rennes, Lyon, Bourges, etc. Le 5 août elle est achevée. Et il y a une deuxième opération, qu'on appelle la concentration des forces. Cette opération consiste à envoyer tous ces paquets d'hommes avec leurs chevaux, sur la frontière est de la France, pour constituer les cinq armées françaises. Elle est achevée le 13 août.

LA DISPOSITION DES ARMÉES

Les forces françaises sont concentrées conformément au Plan XVII de Joffre, face à l'est, sur les lieux où l'ennemi est sensé attaquer, comme si la Belgique n'était pas envahie. Les cinq armées françaises sont disposées le long de la frontière, par ordre croissant, du sud au nord, de Belfort et Thann au sud, jusqu’à Rocroi près de la Meuse au nord.

Étant donné que les Allemands ont envahi la Belgique, Joffre devrait mettre en œuvre le plan recommandé par le colonel Pétain lorsqu’il l’avait accompagné durant son voyage en Belgique avant-guerre : transporter des soldats français sur le verrou de Liège. Si on l'avait fait, la guerre aurait été gagnée instantanément. Joffre ne l’a pas fait. Il devrait aussi déplacer la disposition des armées françaises vers le nord pour faire face à l'aile droite allemande (les quatre premières armées). Au lieu de cela, il garde l’ordre de concentration des troupes face à l'est et au nord-est, sans le changer en rien. C’est absolument inadmissible.

Joseph Joffre
Général Joseph Joffre

Le 3 août, Joffre devenu généralissime automatiquement à la déclaration de guerre, convoque ses commandants d'armées au ministère. Tous ces généraux ont témoigné que Joffre était secret : on lui a demandé quels étaient ses ordres de généralissime, et ce généralissime des armées françaises n'a pas donné un mot de consigne à tous ses commandants d'armées, qui avaient des masses d'hommes à faire avancer en face de l'ennemi. Pas un mot. C’est véritablement une faute de Joffre. Cela est absolument incompréhensible tant qu'on ne connaît pas la véritable personnalité de ce monsieur. Pendant cette guerre, Joffre est resté absolument inerte. C’est la clef de ce personnage : la non-décision, le silence, l'inertie, l'irresponsabilité. 

Son premier ordre d'instruction générale aux cinq armées est un ordre très emphatique, que n'importe qui aurait pu écrire, qui n'a rien de stratégique. C’est l'offensive, l'offensive à tout prix. L'offensive était la doctrine de l'état-major dans sa majorité. Selon cette doctrine, c'est l'enthousiasme et la volonté du chef qui font la victoire, et le reste ne compte pas. Qu'on laisse l'artillerie en arrière, qu'on fonce, qu'on saute à la gorge de l'ennemi, qu'on le démoralise, qu'on lui impose notre volonté, qu'on perce le front, voilà les doctrines stupides que ces activistes avaient répandues ! Joffre ordonne de faire attaquer l'ensemble des armées françaises, mais n’indique aucune direction… Chacun des chefs d'armée doit foncer le plus loin possible, sans prendre aucune précaution.

Nous entrons donc dans le drame.

LES OPÉRATIONS DURANT LE MOIS D’AOÛT 1914

SUR LE FRONT SUD-EST

Les Ire et IIe armées françaises doivent foncer sur la ligne de la Meurthe.

LA BATAILLE DE MULHOUSE

Le premier contact a lieu au sud-est, sur Mulhouse. Le général Bonnot attaque avec son 7e corps d’armée, il franchit la frontière et réussit à entrer dans Mulhouse le 9 août. Il reprend aussi Le Montet, dans l’Alsace du Sud. Enthousiasme délirant des Alsaciens qui croient que leur libération est proche. Mais ce général Bonnot n’a pas d’artillerie. Les Allemands contre-attaquent ; le général Bonnot ne peut pas se maintenir en face d’armées très supérieures. Il cède, quitte Mulhouse et revient sur ses bases de départ au-delà de la frontière. C’est une défaite, mais enfin nos soldats ont tout de même fait sentir leur présence. Mais Joffre révoque Bonnot parce qu’il a reculé, et met à sa place le général Pau. C’est un sage qui ne partage pas la doctrine de l’offensive à tout prix. Le général Pau repart avec le général Buat à la conquête de Mulhouse, arrive jusqu’à Thann. Il réduit cette poche de Thann que la frontière de 1870 nous imposait, de telle manière que depuis l’extrême pointe au sud-est de Belfort jusqu’à la Meurthe, notre front va être aligné, passera par Thann même, par Le Viel Armand, et Le Linge. Pendant quatre ans, on se battra sur cette conquête du général Pau. Après quoi il regroupe ses troupes derrière cette nouvelle frontière en abandonnant Mulhouse. C’était extrêmement sage : il avait fait l’attaque qu’il pouvait faire, après quoi la sagesse était de revenir en arrière. Tout de même, là, déjà, nous avons fait sentir aux Alsaciens notre présence.

Nous verrons que lorsque Joffre a limogé un grand nombre de généraux, certains étaient des incapables, des francs-maçons qui avaient été mis là uniquement à cause de leur anti-cléricalisme violent, mais d’autres généraux ont été limogés parce qu’ils n’étaient pas partisans comme lui ou comme ceux qu’il admirait dans l’armée, de l’offensive à tout prix, parce que c’était une folie de faire une offensive quand on n’a pas d’artillerie lourde, quand on a des pantalons de garance qui se voient à des kilomètres, etc.

En remontant vers le nord, on a la Ire armée du général Dubail et la IIe armée du général de Castelnau qui vont s’opposer au Prince Rupprecht de Bavière. Ce sera la fameuse bataille de Morhange.

LA BATAILLE DE MORHANGE

Cette bataille a lieu le 20 août. Elle a passé pour une défaite. On a dit que c’était les régiments méridionaux qui s’étaient débandés. Ç’a été le premier coup de défaitisme, qui a été vraiment très dommageable. Voyons cela en toute vérité.

Ferdinand Foch
Général Ferdinand Foch

Les attaques des Ire et IIe armées françaises enchaînent sur la bataille de Mulhouse. La Ire armée a dû se retirer devant la masse de la VIIe armée allemande. La IIe armée va avoir un rôle extrêmement important. Elle est commandée par le général de Castelnau [..]. Par l’instruction du 18 août, Joffre donne l’ordre à Castelnau de pousser ses troupes pour entrer en Lorraine, qui est occupée par l’Allemagne depuis 1870. Castelnau doit aller au plus loin… Cette IIe armée doit franchir la Meurthe, gagner Lunéville, franchir la frontière, et atteindre Morhange, vouloir atteindre Sarrebourg, courir au devant de la VIe armée allemande. Les troupes se mettent en position et franchissent la frontière. Elles avancent difficilement au-delà de la Meurthe, car les terrains sont boisés et marécageux. Là-dessus, le général Foch qui commande le 20e corps à l’extrémité gauche de cette IIe armée, fonce sur Morhange. Il a une artillerie tout à fait performante, équipée en particulier d’obus explosifs qui font des ravages. L’avancée de Foch est très brillante, il tue beaucoup d’hommes. Mais le 19 août, le général de Cointet du 2e Bureau de la IIe armée supplie Castelnau de ne pas laisser son 20e corps attaquer Morhange, car ses renseignements révèlent que cette ville est fortifiée. Cette ville est loin de Lunéville, la base de départ de la IIe armée. En arrivant sur Morhange, les troupes du général Foch vont tomber sur des positions allemandes extrêmement retranchées, équipées d’artillerie lourde, et qui attendent probablement l’offensive française. À l’état-major de Castelnau, on comprend que les Allemands se sont retirés vers Morhange, mais que c’est un piège.

Or, Foch est déjà très avancé par rapport aux deux autres corps, le 18e et le 19e. Le 19 au soir, Castelnau lui donne l’ordre de stopper et de ne pas avancer en flèche jusqu’à Morhange. C’était une prudence absolument remarquable. Curieusement, l’ordre a été envoyé, mais dans la suite Foch dira ne l’avoir jamais reçu. […] Duchesne l’a caché à son chef, mais Foch l’a su après. Et ensuite, toute sa vie, Foch a nié que cet ordre ait existé, il a fait disparaître les archives disant que cet ordre existait, et il a raconté des histoires pour voir l’offensive à sa manière. J’en ai trouvé la preuve dans sa correspondance avec Joffre. […]

Foch continue son offensive. Bilan : 4 000 tués, 8 000 prisonniers, 30 canons perdus. Cette affaire nous a donc coûté 12 000 hommes. Alors que si l’on avait simplement suivi l’ordre de Castelnau, on se serait retranché, et on aurait attendu l’attaque allemande, au lieu de cette confusion et ces pertes énormes. […]. Mais Foch prétendra qu’il aurait pu remporter la victoire de Morhange si Castelnau ne la lui avait pas volée. Quand il a été question, à la fin de la guerre, de faire de Castelnau un maréchal, Foch s’y est opposé en disant : « Je ne veux pas faire du vaincu de Morhange un maréchal de France. » Alors que le vaincu de Morhange, c’était lui ! Cela montre à quel point l’orgueil d’un général, exalté par l’action, peut le pousser jusqu’à la désobéissance, à l’indiscipline, à la malhonnêteté, une malhonnêteté qui s’est poursuivie jusqu’à sa mort.

LA BATAILLE DU GRAND COURONNÉ

Édouard de Castelnau
Général Édouard de Castelnau

Nous allons voir une œuvre de Castelnau véritablement remarquable. Foch se croyait, se disait toujours, le Napoléon du XXe siècle […]. Mais le véritable Napoléon, nous allons le voir apparaître ici pour la première fois : le génie de la tactique, c’est Castelnau.

Castelnau reprend en main l’ensemble de son armée et se retranche sur le Grand Couronné pour refaire ses forces. C’est une sorte de bouclier naturel à l’est de Nancy et de la Meurthe. Or, il se rend compte que la VIe armée allemande du Prince Rupprecht de Bavière tente de le séparer de la Ire armée du général Dubail, pour faire une percée entre les deux armées. La Ire armée est assez avancée vers l’est, de sorte qu’une trouée s’ouvre entre les deux armées, ménageant à l’ennemi un passage facile vers Charmes. Cette trouée de Charmes est connue : en traversant la Meurthe, on peut tomber sur la vallée de la Saône et les plateaux de Langres et de Chaumont sans aucune difficulté. Le général de Castelnau s’aperçoit que la VIe armée allemande veut passer là. Il voit les Allemands venant de Morhange, défiler sous son balcon du Grand Couronné en direction du sud, afin de passer au sud de Lunéville, et de marcher vers Charmes. Castelnau, voyant cette armée allemande se présenter de flanc à sa propre armée, lance ses soldats à l’attaque, du haut du Grand Couronné. C’est la contre-offensive de flanc. Le 25 août, l’ennemi surpris est stoppé ; il est obligé de se replier sur Lunéville. C’est une très grande victoire.

Cela montre l’efficacité de la tactique que Pétain préconisait à l’École de Guerre à l’encontre de celle de Foch et de Grand-Maison. La tactique de Pétain était de supporter l’attaque avant de faire la contre-offensive, et de ne pas se jeter au-devant de l’ennemi si on n’a aucune protection d’artillerie lourde. On n’envoie pas des soldats armés seulement de baïonnettes en face des mitrailleuses. Une des grandes découvertes de la guerre, c’était que, dès le début, les Allemands avaient des mitrailleuses, alors que nous n’en avions que quelques-unes, qui n’étaient pas du tout performantes. Aussi, les Allemands avaient une artillerie lourde considérable contre laquelle nos canons de 75 n’étaient que des roquets. Alors, tout cela étant bien vu par Castelnau, il a pu remporter cette première victoire en prenant cette armée allemande de flanc.

Du 4 au 11 septembre, il défend héroïquement le Grand Couronné, reprend l’offensive, et délivre Lunéville. Il réalise ainsi la stabilisation du front. Le front se situe maintenant le long de la Meurthe, comme c’était déjà le cas à Thann. C’est grâce à cette victoire du Grand Couronné que la Lorraine sera défendue pendant les quatre ans de guerre ; c’est à Castelnau qu’on le doit, celui qu’on appelait le “ capucin botté ”. Il était ainsi récompensé de sa prudence et de sa vaillance.

Cette victoire française a tellement dégoûté l’état-major général allemand qu’il va décider de mettre en repos cette partie du front et de reporter le centre de ses troupes sur la Belgique, donc à l’autre extrémité du front.

Quant au général Foch, le 28 août, Joffre lui donne le commandement de la IXe armée, c’est-à-dire qu’il le fait monter en grade avec une soudaineté incroyable, comme s’il avait été un héros de la guerre alors que l’aventure de Morhange est dans toutes les mémoires. On ne peut expliquer la chose que par cette étrange camaraderie de Joffre et de Foch. […] La montée de Foch au début de la guerre a quelque chose d’extraordinaire.

SUR LE FRONT NORD-EST

Ferdinand de Langle de Cary
Général Ferdinand de Langle de Cary

En remontant le front vers le nord-est, nous trouvons la IIIe armée française, commandée par le général Ruffey, et la IVe armée commandée par le général de Langle de Cary. Ces armées vont connaître des malheurs. Le 20 août au soir, ordre leur est donné de passer à leur tour à l’offensive à travers les Ardennes, entre Sedan et Longwy. Ils doivent traverser la frontière à un endroit extrêmement accidentée, boisée, difficile d’accès. Au début du mois, quand les Français avaient reculé de 10 km, les Allemands s’étaient portés sur la frontière. Ils ne l’avaient pas franchie, mais ils s’y étaient retranchés. Depuis trois semaines, les avant-gardes allemandes avaient creusé des tranchées, mis des réseaux de fil de fer barbelés, des mitrailleuses, de l’artillerie lourde : c’était déjà c’était la guerre de siège.

Quand Joffre a donné l’ordre de passer à l’offensive, cela revenait pour Ruffey et De Langle de Cary à envoyer des hommes inexpérimentés à la mort. Ce fut un triste spectacle. C'est au cours de cette offensive que mourut le lieutenant Ernest Psichari. Le 23 août au matin, De Langle de Cary prescrit la retraite. C’est de la sagesse, quand on fait tuer des hommes pour rien. Il y en a d’autres pour qui la gloire passe avant le sang des hommes. Tuer des hommes les laisse complètement indifférents. Pendant toute la guerre, nous le verrons avec consternation. Ruffey retraite à son tour. La France apprend que ces deux armées ont reculé, sans bien se rendre compte des enjeux. Le général Ruffey sera limogé. C’est une injustice.

SUR LE FRONT NORD

OFFENSIVE ALLEMANDE EN BELGIQUE ET CONTRE-OFFENSIVE FRANÇAISE

Face à la frontière franco-belge, Joffre a disposé une seule armée, la Ve armée française, en face de la trouée de la Meuse. Elle va faire une intervention très importante. Cette armée est commandée par le général Lanrezac, qui deviendra la bête noire de Joffre. Joffre avait-il tort ou raison contre Lanrezac ? C’est ce que nous devons étudier.

Une fois que les Allemands ont effectivement envahi la Belgique, Joffre ne bouge pas, parce qu’il est persuadé qu’après avoir conquis Liège, les Allemands vont descendre par la vallée de la Meuse, au sortir de laquelle on n’aura qu’à les cueillir, et puis les prendre à revers par Neufchâteau. C’est un projet idiot. N’empêche qu’il donne l’ordre à Lanrezac d’attaquer dans la direction de Neufchâteau.

Charles Lanrezac
Général Charles Lanrezac

Pendant ce temps, Lanrezac, qui est un homme extraordinairement intelligent, va avoir une suite d’analyses de la situation où il aura toujours raison contre Joffre, qui aura tort successivement pendant toute cette affaire. Lanrezac voit tout de suite que les armées allemandes ne vont pas se jeter toutes en masse dans les Ardennes situées sur la rive droite de la Sambre puis de la Meuse, car ces forêts retardent l’avance des troupes et rendent la bataille très pénible. Il voit au contraire que si les Ire et IIe armées allemandes se sont stationnées si haut en face des Pays-Bas, c’est parce qu’elles pensent ratisser large. Et de fait, la Ire armée commandée par Von Kluck et située la plus à l’ouest, va foncer jusqu’à Bruxelles, puis prendre du large pour aller jusque vers Mons attaquer les Anglais. Et la IIe armée elle-même, contrairement à ce que pensait Joffre, va traverser la Meuse en direction de l’ouest, au nord de Namur, pour prendre de l’air et se répandre dans la plaine belge. Lanrezac voit très bien cela, et il explique à Joffre que la IIIe armée allemande, quant à elle, va franchir la Meuse entre Namur et Givet pour gagner, par la trouée de Chimay, les sources de l’Oise. Or, l’Oise c’est la voie d’invasion traditionnelle. En 1940, les Allemands emprunteront encore cette voie ; ils savent leur géographie !

Lanrezac étant, dans le dispositif de nos armées, à l’aile gauche, s’il obéit à l’ordre de Joffre de foncer vers Neufchâteau, il va se détourner de la région située entre la Meuse et la mer, de sorte que, depuis la mer jusqu’à Rocroi, les Allemands n’auront plus personne en face d’eux. La route vers Paris sera libre ! L’ordre de Joffre est délirant. Il a pourtant été donné par le généralissime des armées françaises ! N’ayant pas de réponse du GQG - Joffre ne répond jamais aux messages - le 2 août, Lanrezac prend sur lui d’étendre légèrement son armée vers le nord. C’est-à-dire que la Ve armée monte, non pas par la vallée de la Meuse, mais par la forêt entre Chimay et Givet, de telle manière qu’elle monte à la rencontre des Allemands, pour les prendre de flanc si possible à Dinant.

L’attaque allemande s’exécute en Belgique. Les forts de Liège sont bombardés. Les Belges tiennent très bravement pendant huit à dix jours, au bout desquels Liège doit se rendre. Les Belges se retirent jusqu’à Bruxelles. Lanrezac envoie son chef d’état-major au GQG à Chantilly : cette fois c’est clair, c’est le débordement en grand par la Belgique. Pas de réponse de Joffre. Lanrezac se rend lui-même au GQG. Il faut voir Blond raconter la scène ! Joffre dit à Lanrezac que les Allemands n’ont pas disposé de forces dans cette région. En fait, 52 divisions sont en train de foncer ! C’est dément ! Le 15 août, la nouvelle parvient au GQG que la IIIe armée allemande tente de franchir la Meuse à Dinant. Le 33e régiment d’infanterie de la brigade Pétain s’oppose à ce que les Allemands se précipitent dans la vallée de la Meuse. Pétain n’est encore que colonel parce qu’il avait été victime de l’Affaire des Fiches et il allait être mis en retraite quand la guerre a été déclarée. Il a reçu le commandement de la IVe brigade quoique n’étant encore que colonel. Après cette opération effectuée d’une manière très remarquable, Pétain va bientôt être nommé général de brigade.

En fait, cette attaque de la IIIe armée allemande n’est que la couverture du mouvement du gros de l’armée allemande débordant par le nord-ouest, entre Liège et Namur. La Ire armée commandée par Von Kluck a pris large vers l’ouest, et le 20 août, elle entre à Bruxelles. La pauvre petite armée belge fuit vers Anvers où elle va tenir jusqu’à la fin du mois de septembre, faisant une défense très énergique qui, là aussi, immobilise un certain nombre d’Allemands. Sans perdre de temps, Von Kluck descend vers Mons où il se heurte aux Anglais (22 août). Le 19 août, toute la Ve armée française se trouve entre Sambre et Meuse, entre Dinant et Charleroi, pour faire barrage à la IIIe armée allemande à l’est (Dinant) et à la IIe armée allemande l’ouest (Charleroi), et essayer de les prendre de flanc. Le 1er corps d’armée, commandé par le général Franchet d’Espèrey, se trouve en bordure de la Meuse, devant Dinant. Les 3e et 10e corps se trouvent sur les hauteurs sud de la Sambre, devant Charleroi. Le 21 août au matin, Lanrezac reçoit l’ordre de prendre pour objectif le groupement ennemi du nord. Ce même jour, la IIe armée allemande de Von Bülow franchit la Sambre entre Namur et Charleroi, mais son objectif est évidemment d’aller vers l’ouest.

LA DÉFAITE DE CHARLEROI

Lanrezac doit faire face à cette IIe armée allemande de Von Bülow qui franchit la Sambre. Le 22 août, voulant ralentir l’avance allemande, les commandants des 3e et 10e corps d’armée, au lieu de se retrancher, contre-attaquent.

Karl von Bulöw
Général Karl von Bulöw

La disproportion des forces est épouvantable : il y a 15 divisions françaises contre 26 divisions allemandes, et d’autre part, 3 divisions françaises contre 6 divisions allemandes. Les 3e et 10e corps se jettent sur l’ennemi sans en référer à Lanrezac. […] Les divisions d’Afrique du 3e corps sont lancées baïonnettes au canon sur des pentes nues, et sont décimées. « À la nuit tombante, écrit un témoin, le champ de bataille offrait un spectacle saisissant. Les lignes grises allemandes, se confondant avec le brouillard du soir ou déjà dissimulées comme il convenait derrière de nombreux retranchements, restaient à peu près invisibles. Elles laissaient les compagnies françaises dévaler sur elles en courant puis, à quelques mètres, elles ouvraient sur nos soldats un feu meurtrier. Les mitrailleuses les fauchaient comme des épis murs. Vêtus des uniformes éclatants, conservés en dépit des leçons de la guerre turco-bulgare, les colonels, les commandants, les chefs de section, tombaient à leur place, rangés comme à l’exercice. […]. En fin de journée, nos troupes étaient repoussées à une dizaine de kilomètres au sud de la Sambre. » Voilà le résultat de la désobéissance ! Il y avait eu désobéissance parce que, de haut, là-bas au GQG ou dans l’École des Hautes Études Militaires, on avait décidé que l’agressivité était la force principale de l’armée, avec le moral, et l’audace du chef, et parce que ces généraux de corps d’armée n’avaient absolument pas voulu que les généraux d’armée leur imposent la manœuvre, la dissimulation, l’attente des renforts et de l’artillerie. Résultat : c’est un massacre ! Le 23 août, l’avant-garde de la IIIe armée allemande commandée par Von Hausen, venue au secours de Von Bülow, bouscule, sur la droite de la Ve armée française, la 51e division d’infanterie. Ce même jour, Lanrezac donne l’ordre à son armée de retraiter pour empêcher qu’elle soit encerclée par les armées de Von Kluck et de Von Bülow. « Je sais que je signe ma condamnation, dit-il, mais moi je ne compte pas, il n’y a que la France qui compte. » 

Le 25 août, Namur étant prise, Von Moltke envoie sur le front de l’est deux corps prélevés sur ses IIe et IIIe armées. Nous saluons donc de loin le tsar Nicolas II qui, pendant ce temps, en vertu de l’accord loyalement passé avec la France, attaque les Autrichiens et les Prussiens dans leurs demeures, en Silésie, et avec succès ! Ce succès contribue à soulager nos armées parce que les meilleures armées allemandes sont obligées d’aller au secours de leur front de l’est. Il ne faut pas l’oublier. 

À l’ouest, Von Kluck attaque violemment les Anglais du général French. C’est à Mons que, pour la première fois, les Anglais, après avoir beaucoup renâclé parce qu’ils sont peu nombreux et peu préparés à la guerre, heurtent le meilleur de l’armée allemande, l’armée de Von Kluck. Ils perdent une très grande quantité d’hommes. French en prend une sorte de maladie : il ne pensera plus qu’à retraiter, retraiter, et se rapprocher des ports pour regagner l’Angleterre si les événements deviennent trop périlleux ; on le comprend.

Et donc, l’armée anglaise retraite très rapidement, d’ordre du gouvernement anglais qui ne veut pas la voir anéantie.

LA VICTOIRE FRANÇAISE DE GUISE

Joffre envoie une instruction de retraite générale, et de fait, Lanrezac doit retraiter devant ce débordement des ennemis. Toutefois, il faut arrêter les Allemands ; mais où ? Maubeuge a succombé, tous ses forts sont tombés sous l’artillerie allemande. Les Allemands ont remonté la Sambre, et ils arrivent aux environs de Saint-Quentin où les Anglais ont retraité. Lanrezac, lui, est en train de descendre l’Oise. Le colonel Alexandre lui apporte un ordre de Joffre de lancer une offensive sur Saint-Quentin pour libérer les Anglais de la pression ennemie, et attaquer l’aile droite allemande, c’est-à-dire la Ire armée de Von Kluck, de flanc, par l’intérieur, donc vers Saint-Quentin. Lanrezac doit quitter la vallée de l’Oise pour courir à l’ouest au secours des Anglais, alors que les Allemands sont sur ses talons et arrivent au débouché de la forêt des Ardennes, à Guise. Lanrezac trouve qu’il est insensé de faire front à deux armées à la fois, l’une vers Saint-Quentin et l’autre vers Guise. Il réitère son ordre de la veille, de se regrouper sur l’Oise pour faire front contre la IIe armée allemande.

Le général Haig qui commande le détachement anglais offre de coopérer à l’entreprise. Joffre supplie le général French d’aider l’armée française pendant deux jours. French refuse parce qu’il a des ordres de Kitchener. Kitchener est un ennemi des Français. Depuis Londres, il estime que pour aider les Français, il faut un million d’hommes. Il ne les aura pas avant huit mois ; d’ici ces huit mois, il faut se garder de faire tuer tous ses soldats pour rien. Haig ne doit pas s’engager au combat au point de risquer la vie d’une grande quantité d’Anglais ; il faut retraiter. Du coup, French désapprouve le général Haig, son subordonné. Et sans attendre, l’armée anglaise retraite. Elle va descendre vers Laon, laissant l’armée française sans appui sur son aile gauche. Alors, quand Lanrezac leur demande de soutenir sa contre-attaque, il les voit filer comme des rats. Lanrezac les traite de perfides. Les Anglais n’auront jamais l’idée qu’ils font la guerre pour défendre la France ; ils font la guerre pour leurs intérêts, ils nous le montreront bien, on ne peut pas le leur reprocher.

Joffre fait alors quelque chose qui est génial ou du moins qui va être une des causes de notre victoire. Il s’est enfin rendu compte de sa faute d’avoir groupé toutes nos armées à l’est, de sorte que la masse des Allemands a pu se précipiter en Belgique, et, de là, inonder la France, sans trouver rien en face d’elle sinon l’armée anglaise. Et encore ! Les Anglais ayant retraité, Joffre s’aperçoit qu’il faut les remplacer pour faire face à la masse des armées allemandes qui déferlent depuis la Belgique. Le 26 août, il confie au général Maunoury, qui commandait en Lorraine, le soin de créer une armée qu’il va transporter depuis Nancy jusqu’en Picardie. Ça donne à Joffre, qui est polytechnicien, l’occasion de manifester ses talents de conducteur de chemins de fer. C’est une prouesse d’arriver à déplacer toute une division sur les arrières du front, du sud vers le nord, au même moment où des quantités de trains circulent d’ouest en est pour alimenter la batailleen hommes et en munitions. Pour concilier ces deux déplacements perpendiculaires, il faut tout un savant travail d’aiguillage (voir Georges Blond dans La Marne). Mais il le fallait puisque la Picardie était occupée ! Cette VIe armée Maunoury est d’abord stationnée en renfort des Anglais, mais dans la pensée de Joffre elle est destinée à la défense approchée de Paris.

Philippe Pétain
Colonel Philippe Pétain

Quant à Lanrezac, les 29 et 30 août il réalise le coup de boutoir de Guise, qui est absolument sauveur. Cette victoire est obtenue grâce à la façon dont il dispose ses troupes face aux Allemands, et parce qu’il sera obéi.

Lanrezac explique à Joffre ce qu’il faut faire. Joffre nie qu’il y ait des Allemands du côté de Guise. À ce moment-là, arrive une estafette qui annonce que les Allemands sont à Guise. Que faut-il faire ? Joffre ne dit rien. Lanrezac prend le parti de faire face aux Allemands sur la rive gauche de l’Oise, tandis que les Allemands sont déjà groupés sur la rive droite et essayent de passer. Dans cette Ve armée de Lanrezac, le 1er corps d’armée est commandé par Franchet d’Espèrey que nous retrouverons tout au long de la guerre, et dans ce 1er corps, il y a la brigade de Pétain, absolument remarquable. Pétain, qui est général de brigade depuis la veille (28 août), fait distribuer l’artillerie, puis prépare son offensive par un pilonnage. Quand le moment est venu, on voit Pétain monter tout seul sur le coteau dominant l’Oise pour repérer les ennemis, sans craindre les bombardements et les tirs de l’infanterie. Et il fait venir sa troupe là-haut, afin qu’elle dévale vers l’Oise, en se défilant, en évitant de se faire remarquer. C’est une très grande victoire. Lanrezac a montré son génie militaire, et Pétain a montré son courage, l’amour de ses hommes, la pitié qu’il a eu de ceux qui étaient tombés.

Cette victoire de Guise va avoir des conséquences infinies. Je lis dans le Quid : « 29 août : Guise. Lanrezac bat Bülow, 5 800 Allemands meurent dans la bataille, l’armée de Kluck se dirige vers l’est de Paris au lieu de Rouen pour soutenir Bülow. »

En effet, le plan de Von Schlieffen, que Von Kluck aurait dû observer, prévoyait que la Ire armée descende de Bruxelles vers Valenciennes […], pour arriver à prendre Paris par l’ouest, par Pontoise, dans un mouvement comme celui d’une main qui se recourbe, tandis que la IIe armée de Von Bülow, dans laquelle se trouve l’Empereur, doit ouvrir les portes de Paris.

Alexander von Kluck
Général Alexander von Kluck

Survient la victoire française de Guise […]. Le coup d’arrêt imposé par la Ve armée française à la IIe armée allemande à Guise est si violent que Von Bülow, très impressionné par sa demi-défaite, et voyant Von Kluck partir vers l’ouest de Paris, se sent tout à coup un peu seul en face de la masse de l’armée française. Il prend peur et demande à Von Kluck de resserrer les rangs avec lui pour l’aider.  Von Kluck doit donc obliquer vers le sud-est, vers Compiègne puis vers Villers-Cotterêts.  Le grand État-Major allemand valide cette demande et modifie le plan initial : plutôt que de prendre Paris puis battre les armées françaises, les généraux allemands décident de commencer par défaire les armées françaises à l’est de Paris, et prendre Paris ensuite. Les deux armées doivent donc modifier leur course : elles ne marchent plus vers l’ouest, mais elles doivent obliquer vers le sud, sud-est. Du coup, Von Kluck doit marcher sur Compiègne et Von Bülow sur Laon.

Von Kluck se déporte donc complètement de son parcours initial, de telle manière que les Ire et IIe armées allemandes vont se trouver toutes les deux entre Compiègne et Soissons ; et de là, elles vont bientôt arriver sur les bords de l’Ourcq, la franchir et aller vers la Marne. Si bien qu’elles vont glisser en présentant leur flanc droit à Paris. Cela va permettre la grande victoire française de la Marne. Cela ne se serait pas passé si la victoire de Guise n’avait été tellement concluante.

En effet, si Von Kluck avait continué sa marche sur Paris telle que prévue par le plan de Von Schlieffen qui était parfaitement raisonnable, il aurait envahi Paris, elle serait tombée entre ses mains et, à ce moment-là, très probablement la guerre se serait terminée aussi lamentablement que celle de 70. Le voilà qui se dévie vers l’est. Cette modification du parcours de Von Kluck va permettre la victoire de la Marne. Là, vraiment, la Providence est venue à notre aide, parce que c’est par cela même que les Allemands vont perdre la guerre.

Résultat : le plan allemand de prise en pince des armées françaises, a échoué. D’abord du fait de la pugnacité de nos armées de l’est. Ensuite du fait du détournement des Ire et IIe armées allemandes de leur route prévue initialement pour provoquer la capitulation de Paris.

CONCLUSION

Charles Lanrezac
Général Charles Lanrezac

En réfléchissant d’une manière générale sur l’évolution des choses dans ce premier mois de la guerre, on peut dire que l’ensemble des généraux français s’est montré à la hauteur de l’événement. Et pourtant, les généraux des IIe, IIIe et Ve armées vont être frappés par Joffre de sanctions diverses. Le général de Castelnau (IIe armée) va être considéré comme un tiède, on lui reprochera la défaite de Morhange comme si c’était son fait. Le général Ruffey (IIIe armée) va être limogé. Quant au général Lanrezac (Ve armée), Joffre est venu le trouver le 3 septembre, pour lui annoncer qu’il se privait de ses services. C’est un acte particulièrement répréhensible de Joffre. Le général Lanrezac était un homme tellement remarquable qu’il avait très bien deviné, compris la tactique des Allemands, et il avait trouvé la riposte voulue, sans obtenir de Joffre aucun consentement ni interdiction. En fait, Lanrezac agissait en homme supérieur. Joffre ne pouvait pas supporter sa présence et il l’a éloigné. Il l’a évincé pour ne pas paraître tellement inférieur à sa tâche. […]

Fayolle dira de Lanrezac : « Lanrezac a dégagé son armée de la façon la plus opportune. Il a évité à l’armée française une catastrophe. Il a préparé et facilité la victoire de la Marne. » Cette victoire de la Marne, Joffre pensait bien qu’on allait l’acquérir, il voulait que ce soit lui, Joffre, qui en soit le grand victorieux et non pas un autre que lui. Quant à Von Kluck qui s’y connaissait en hommes, quand il apprit le limogeage de Lanrezac, il se frotta les mains et s’écria : « Tant mieux ! Les Français viennent de se priver des services de leur meilleur général ! » Ça fait mal au cœur.

Nous verrons, dans cette étude sur la Guerre de 14, qu’il y avait vraiment deux sortes d’officiers supérieurs. Certains étaient carriéristes : ils ne pensaient qu’à leur gloire personnelle, quitte à faire mourir des dizaines de milliers d’hommes. D’autres étaient tout près de la troupe, cherchant à épargner le sang humain et pensant faire litière de leur gloire et de leur avancement. Lanrezac était de ces derniers.

Bref, tous ces généraux ont été jugés coupables par Joffre du seul fait qu’ils avaient retraité. Pourtant, ils retraitaient devant une puissance énormément supérieure à eux. Elle avait le bénéfice des moyens matériels, de l’offensive, de la préparation et de l’illégalité de la violation du territoire de la Belgique. Ces armées françaises avaient donc à supporter un poids très lourd.  En lisant avec attention les auteurs militaires, on voit que leur retraite a été graduée, elle a su s’arrêter pour faire front contre les Allemands, bref, faire respecter tout de même un certain ordre dans cette déroute.

TABLEAU D'AVANCEMENT DES PERSONNALITÉS MAJEURES

Je me suis appliqué à faire un tableau d’avancement de la guerre, pour Août 1914. À la fin de ce mois d'août, nous avons à distribuer des blâmes et des louanges. Et cela, en dehors de toute coterie et indépendamment des thèses officielles.

Le blâme majeur est à la République, c’est évident ; nous sommes tous d’accord. Le blâme surprenant est à Joffre dont nous n’avons vu que des sottises ou des silences absolument infâmes. Le blâme le plus surprenant, le plus étonnant, c’est le blâme adressé à Foch, mais pour des choses absolument documentées : c’est l’affaire de Morhange. Ce n’est que la première, car d’autres suivront. C’est aussi son départ sur la pointe des pieds de cette armée qui, d’ailleurs, va être encore victorieuse après son départ, et l’avancement stupéfiant qu’il reçoit de Joffre ; nous aurons à traiter de ces choses-là. Blâme aussi à donner aux cent cinquante officiers généraux que Joffre va être obligé de limoger et de disqualifier pour leur absolue incompétence. Parmi ces cent cinquante officiers généraux, certains n’étaient pas bien vu de Joffre parce qu’ils étaient opposés à l’offensive à tout prix ; il y a donc eu des injustices, certainement, mais ils se comptent sur les doigts d’une main. À part ceux-là, c’étaient tous des francs-maçons qui encombraient l’armée pour y répandre tout simplement l’esprit républicain. Autre blâme : celui qui doit être infligé aux officiers qui, à l’École de Guerre et à l’École Supérieure des Études Militaires, ont enseigné, dans les années 1911 à 1914, cette théorie folle de l’offensive à tout prix. Ces offensives à tout prix, dans des conditions d’habillements, d’armes, de matériels, absolument désastreuses, nous ont coûtés 329 000 morts dans les huit premières semaines de la guerre, et cette grande débâcle, ces troupes d’hommes qui vont faire des centaines de kilomètres à pieds, dans des conditions innommables ; ce sont eux qui seront les héros de la Marne.

Parmi les bons généraux, il faut décerner des louanges à des gens qu’on ne connaît plus, parce qu’ils étaient catholiques, parce qu’ils étaient gens de Droite, et qu’il y avait dans l’armée un sectarisme épouvantable contre eux. C’est Castelnau, qui a remporté la première grande victoire de la guerre, celle du Grand Couronné. Après cette victoire, le front restera inchangé et sera ensuite défendu jusqu’à la fin, sans qu’on recule d’un millimètre. C’est ensuite le général Lanrezac, qui est absolument admirable. Puis, dans l’armée de Lanrezac, Franchet d’Espèrey, qui va devenir un des grands généraux de la guerre de 1914-1918. Il y a aussi celui qui n’était que colonel, commençant une ascension fulgurante, et auquel on n’aura rien à reprocher d’autre que d’avoir prévenu de tout ce qui devait arriver. Il disait que l’offensive à tout prix, c’était véritablement se lancer dans des massacres inutiles. Il avait toute une théorie du feu qui tue, une théorie de la défensive. Dans son génie, cet homme avait vu avec quinze ans d’avance quelles étaient les nouvelles conditions de la bataille, celles qui deviendront les lois imprescriptibles de la guerre au XXe siècle : c’était le Maréchal Pétain.

TABLEAU RÉCAPITULATIF

publié dans la CRC n° 297, décembre 1993, page 11

NOM
Commandement
DATE DE NAISSANCE AVANT-GUERRE AOÛT 1914 NOTE
Joffre
Généralissime
12 janvier 1852 Chef d’État-Major général (1911) ; y élabore le plan XVII d’offensive à l’est ; bien vu des ministres de la guerre successifs. Le 3 août, ne donne aucune consigne à ses commandants d’armées ; suit imperturbablement son plan malgré l’invasion de la Belgique ; a perdu la bataille des frontières ; obligé de limoger 150 officiers généraux et supérieurs qui se sont révélés incapables -3
Castelnau
Chef de la IIe armée
24 décembre 1851 Ier sous-chef d’État-Major (1911) ; y met en place le plan de mobilisation. Brise le 25 août l’avance de la VIe armée bavaroise dans la Trouée de Charmes par une contre-offensive de flanc à partir du Grand Couronné. +2
Lanrezac
Chef de la Ve armée
31 août 1852 Tacticien renommé ; professeur à l’École de Guerre (1905) ; partisan résolu de la défensive-offensive soutenue par Pétain. Très lucide sur la manœuvre allemande ; sauve son armée le 23 août après le désastre de Charleroi ; organise et réalise le coup de boutoir vainqueur de Guise (29-30 août). +3
Franchet d’Espèrey
Chef du 1er Corps
25 mai 1856 Officier de l’armée coloniale ; s’illustre en Indochine et au Maroc (où il modère l’agressivité de Mangin). En flanc-garde le long de la Meuse, face à l’est ; manœuvre remarquablement ses divisions ; contribue pour une large part au succès de Guise. +2
Foch
Chef du 20e Corps
2 octobre 1851 Général commandant l’École de Guerre (1907 – 1912) ; y impose les principes de l’offensive à outrance. Le 20 août, désobéit à son chef, Castelnau, en se portant inconsidérément à l’assaut des hauteurs de Morhange ; rappelé au GQG où Joffre lui confie la IXe Armée en préparation. -2
Pétain
Chef de la 4e brigade
24 avril 1856 Professeur à l’École de Guerre (1905 – 1911) ; y enseigne une tactique adaptée aux exigences de la guerre moderne : « le feu tue ! » ; remet sur pied le 33e R.I. de Saint-Omer ; mais barré dans son avancement ; s’apprête à prendre sa retraite avec le grade de colonel. Le 33e R.I. s’illustre à Dinant (15 août) ; Pétain s’illustre à la tête de sa 4e brigade, au cours des combats de Guise ; promu général le 28 août. +2

LE PERSONNEL POLITIQUE

POINCARÉ Président de la République : le dernier responsable des quinze années de préparation militaire. 0
VIVIANI Président du Conseil : fait reculer nos troupes de couverture de dix kilomètres en deçà de la frontière. -3
MESSIMY Ministre de la guerre : sectaire et franc-maçon ; prétend la mener « comme en 1793 » ; il est « débarqué » le 26 août. -3
JAURÈS Chef du parti socialiste français : assassiné le 31 juillet ; a cru jusqu’au dernier moment que les socialistes allemands refuseraient de prendre les armes contre les “ camarades ” français. -5

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 16 octobre 1993 (F 37),
avec des emprunts aux conférences F38 et F39.