Il est ressuscité !

N° 199 – Juin 2019

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Saint Pie X, phare du vingtième siècle

 Conférence de frère Bruno de Jésus-Marie, vendredi 24 août 2018.

LE 14 octobre 2018, le pape François procédera à la canonisation sacrilège de Paul VI, le pape du « culte de l’homme qui se fait Dieu ». Par toute sa pensée et ses œuvres, notre Père l’a démontré maintes fois, Paul VI s’est manifesté comme l’anti-Pie X par excellence. Heureusement, moins de dix ans avant le déluge conciliaire, le 29 mai 1954 Pie XII avait canonisé son saint prédécesseur lequel « fut pendant sa vie le champion illustre de l’Église et se trouve par là aujourd’hui le Saint que la Providence présente à notre époque » (discours prononcé lors de la canonisation de Pie X). Effectivement, si saint Pie X n’avait pas été canonisé, nous serions aujourd’hui, au comble de la désorientation – diabolique ! – dans une impasse doctrinale.

Car si Léon XIII est Lamennais sur le trône pontifical, Paul VI est le digne successeur de Léon XIII.

En revanche, saint Pie X, c’est Mgr Freppel sur le trône pontifical, et la révolution du concile Vatican II repoussée de cinquante ans.

Saint Pie X rappelle aussi par bien des côtés saint Louis-Marie Grignion de Montfort. Bref, il incarne toute la lignée des enfants de Marie face à la descendance de Satan.

À la mort de Léon XIII, survenue le 20 juillet 1903, la franc-maçonnerie crut enfin toucher au but : le cardinal franc-maçon Rampolla, secrétaire d’État de Léon XIII, celui-là même qui avait qualifié la lettre de mère Marie du Divin Cœur de « scrupules de bonne sœur », paraît devoir être élu.

C’est alors que « les voix des conclavistes se portèrent, comme guidées par la divine Providence, sur le cardinal Sarto », écrit notre Père dans la CRC n° 96. En fait, il semble à peu près certain que la plupart des cardinaux dirigèrent leur choix vers ce brave curé de campagne devenu archevêque de Venise à son corps défendant avec l’espoir de pouvoir continuer leurs affaires tranquillement. Grossière erreur : « C’était le 4 août 1903. L’Église serait sauvée par Rome une nouvelle fois [...]. Le cardinal Giuseppe Sarto était la droiture même. D’une sainteté sûre et évidente, éminente, il avait manifesté en chacun des états où Dieu l’avait placé précisément les qualités et vertus qui y étaient souhaitables. Et chaque fois élevé à un degré plus élevé, comme sans effort, il avait su y faire paraître un génie supérieur et une vertu égale à ses nouveaux devoirs. » (CRC n° 96, septembre 1975).

UN SAINT TAILLÉ POUR LE COMBAT.

Né le 2 juin 1835 du cursore (agent communal) et d’une couturière de Riese, en Vénétie, « né pauvre, j’ai vécu pauvre et je suis sûr de mourir très pauvre », écrira-t-il dans son testament... et enfant de Marie qu’il aimera et honorera toute sa vie. Enfant, déjà aimé de tous, il entraîne régulièrement ses camarades au sanctuaire de la Madone des Cendroles où, après avoir organisé la prière, il improvise souvent un petit sermon... à dix ans ! Il aimait aussi prier sa Reine dans la cathédrale de Castelfranco Veneto où se trouve la très belle Vierge à l’Enfant de Giorgione. Comme Jacinthe de Fatima soixante-dix ans plus tard, il confie un jour à sa mère : « Oh ! Maman, quand je regarde la Madone, je sens comme un feu qui me brûle ! » Ce feu, cet amour de Jésus et de Marie ne s’éteindra plus, et il n’aura de cesse de le répandre sur la terre. C’est donc sans réserve qu’il consacre sa chasteté à la Vierge Marie et qu’il se met à son service et à celui de son Divin Fils. Il entre à quinze ans au séminaire de Trévise où il revêt la soutane avec allégresse. « Éminent en toutes matières », il obtient une bourse qui lui permet de continuer ses études au séminaire de Padoue... où il reste bon premier : « En discipline n’est inférieur à personne. Intelligence supérieure. Mémoire parfaite. Donne tout à espérer », notent ses supérieurs !

Le 18 septembre 1858, il est ordonné prêtre. Et le voilà tout de suite vicaire à Tombolo où il restera neuf ans. Il s’y dépense de tout son cœur sous la direction d’un excellent curé qui le forme au ministère paroissial où il révèle ses multiples talents. Il est déjà doué d’une force athlétique. Un jour, il entend deux paroissiens se disputer et prononcer d’affreux jurons, malgré leur promesse de s’en abstenir. Don Sarto les entend, d’un bond il est dans la rue, empoigne le premier jureur, puis le second, met l’un à sa droite, l’autre à sa gauche et flanque à chacun d’eux une gifle magistrale. « Deux confirmés de plus ! » commentent les spectateurs amusés. Plus tard, les deux récipiendaires se feront une gloire d’avoir pu mesurer les biceps du futur Pape.

En 1867, il est nommé curé de Salzano où on le surnomme bientôt « don Giuseppe Santo », c’est tout dire. Dans cette paroisse, il n’innove ni ne démolit, il restaure. Il s’attache à étendre le règne du Christ et donc réconcilie les âmes avec leur Dieu, donne les sacrements, rénove le culte divin, enseigne la doctrine chrétienne, et aussi soulage la misère des pauvres gens qui abondent en ces temps où la franc-­maçonnerie partout victorieuse assoit le règne du capitalisme sauvage. Lors d’une épidémie de choléra en 1873, il se dévoue héroïquement pour aider ses paroissiens, et dès cette époque-là, il fait des miracles en leur faveur. Il a le cœur sur la main et ne sait rien refuser. Tout y passe : argent, bois de chauffage, vêtements, nourriture. Si ses sœurs, qui le servaient au presbytère, voulaient préserver quelque chose, elles devaient le cacher afin qu’il ne mît pas la main dessus. Mais il comprend surtout qu’il faut des institutions pour aider les pauvres dans la durée et fonde avec succès une des toutes premières Caisses rurales en Italie. Car don Sarto sait qu’on ne secourt pas la misère par des discours, mais par une vraie et solide doctrine qui se traduit ensuite par des actes de charité organisés. Cet homme beau, robuste, bien découplé, dont le regard direct vous pénètre jusqu’au fond de l’être et dont on a dit que le sourire, dont on ne pouvait se défendre, était « un de ces bienfaits dont le Ciel fait cadeau à la terre », attire la vénération totale de ses paroissiens.

Neuf ans plus tard, en 1875, il est promu chanoine de la cathédrale de Trévise, directeur spirituel du séminaire et chancelier épiscopal de Mgr Zinelli. Pratiquement, c’est lui qui gouverne le diocèse. Il se révèle un directeur spirituel hors du commun, travaillant « comme quatre ». Un soir, son voisin de chambre le voyant fatigué, mais travaillant toujours, lui dit : « Allez vous reposer, don Giuseppe, celui qui travaille trop travaille moins bien.

 Oui, oui, don Francesco, vous avez raison, allez au lit et dormez bien ! »

C’est avec raison que le successeur de Mgr Zinelli, Mgr Santanela dira bientôt à ses prêtres : « Au milieu de nous, souvenez-vous-en, nous avons un saint. » Sa sainteté saute aux yeux de tous, et c’est ­d’ailleurs pour cette raison qu’il est nommé évêque de Mantoue par Léon XIII en 1884. Désormais, il ne sera plus seulement enfant de l’Église, mais il en sera le gardien, comme son patron saint Joseph, dont il est la fidèle image, était gardien de la Sainte Famille. Protecteur de sa virginité, de sa divine vérité contre les fausses doctrines inspirées par le diable.

SUR LE SIÈGE DE MANTOUE.

Pendant neuf ans, il déploie à Mantoue une activité débordante pour relever ce diocèse de l’état lamentable où l’ont plongé les idées révolutionnaires et franc-maçonnes, tant capitalistes que socialistes.

Les évêques précédents s’y sont acharnés sans succès, mais avec lui, c’est différent.

Il commence par relever son séminaire qui était réduit à rien : un prêtre et un diacre à ordonner ! L’année suivante, ils sont cent quarante-sept séminaristes. Tournée pastorale, synode, renouvellement de l’enseignement catéchétique, il est sur tous les fronts pour, déjà, restaurer tout son diocèse dans le Christ. En même temps, il poursuit ses actes de charité continuels. Un jour, sa sœur l’appelle :

« On vient de voler notre pot-au-feu !

 Voler ? Non, ce doit être le chat.

 Le chat ! C’est impossible, le plat a disparu. Les chats n’emportent pas les plats !

 Eh bien ! Le chat... c’est moi. Un pauvre homme est venu, sa femme est malade. Pas moyen de lui préparer un bouillon ; alors je lui ai donné tout fait. Quant au repas, Dieu y pourvoira. »

Pour faire pièce à la franc-maçonnerie, il développe l’Action catholique. Il la veut « non un quelconque parti de l’ordre, mais le Parti de Dieu, un mouvement dirigé par Lui où l’on ne se préoccupe point des égoïsmes privés, mais des intérêts suprêmes de la religion, du peuple, de la société », particulièrement « du sort des classes laborieuses et de la défense de leurs droits ». Hors de question de cloisonner vie privée et vie publique, évidemment. Et les résultats sont là : en peu de temps, les œuvres sociales abondent. Et même en dehors de son diocèse, l’évêque sera l’âme de l’œuvre des Comités catholiques italiens.

On commence surtout à saisir la stature de cet homme de Dieu en lisant sa lettre pastorale du 7 février 1887. Il y prend la mesure d’un mal qui commence à s’infiltrer dans l’Église sous prétexte de science. C’est le « moderne christianisme » que professent ceux qui « ayant oublié la folie de la croix » prétendent que « les dogmes de la foi doivent s’adapter aux exigences de la nouvelle philosophie », que « le droit public de l’âge chrétien doit se présenter timidement devant les grands principes de l’âge moderne et confesser au moins timidement la légitimité de sa défaite ». Il est le premier évêque en Italie à percer à jour avec une acuité tout à fait géniale cette erreur philosophique qui commence à s’introduire dans le clergé, maladie de l’esprit qui jette le doute sur toutes les affirmations chrétiennes et auquel il portera vingt ans plus tard un coup mortel en condamnant le modernisme. On est en 1887, alors même que le mot de “ modernisme ” n’apparaîtra qu’en 1890.

À un tel mal, il indique déjà le remède : l’adhésion la plus stricte au Pape et à l’Église, et la dévotion à la Reine des Victoires qui triomphera par le Rosaire :

« Parce que la caractéristique de notre temps est l’indocilité de l’esprit qui vise à la destruction des dogmes et la corruption du cœur qui entraîne la subversion de la morale chrétienne, il n’y a pas d’autre moyen pour la défense de la foi et des mœurs que de méditer les mystères proposés par le saint Rosaire. » (Lettre au clergé, 21 septembre 1885)

Notre-Dame de Fatima ne dira pas autre chose.

En l’occurrence, la victoire de la Sainte Vierge est que le pape Léon XIII le nomme cardinal le 12 juin 1893, en témoignage de sa grande estime, puis trois jours après, patriarche de Venise.

LES CLOCHES DE LA DÉLIVRANCE.

La franc-maçonnerie sait à qui elle a affaire, et lui refusera pendant quinze mois l’exequatur, c’est-à-dire l’autorisation de prendre possession de son diocèse. Mais à peine le gouvernement Crispi a-t-il cédé, le 5 septembre 1894, le patriarche envoie une lettre pastorale qui n’est rien d’autre qu’une déclaration de guerre au culte de l’homme sous toutes ses formes. Le cardinal voit se dresser, à l’horizon de ce siècle rebelle à son Dieu, la grande apostasie universelle prédite par Notre-Seigneur pour la fin des temps.

Après avoir dénoncé l’athéisme bétonné des gouvernements anticléricaux, « crime capital de l’ère moderne », qui désirent « substituer, par un sacrilège, l’homme à Dieu », il dénonce les plus perfides ennemis : les catholiques libéraux. « Nulle race n’est plus dangereuse et, pour s’en convaincre, il suffit de remarquer l’obstination avec laquelle ces catholiques libéraux propagent leurs fausses doctrines, prétendant amener l’Église à leur manière de penser. »

La foi « est menacée, plus encore que par la négation ouverte de l’incrédule, par l’astuce et le mensonge de ce perfide catholicisme libéral qui, s’arrêtant à peine au bord de l’erreur condamnée, s’efforce d’apparaître comme suivant une doctrine très pure [...]. Le prêtre conscient de sa mission doit dévoiler leurs trames perfides, leurs méchants desseins » et « combattre, non avec des compromissions, mais avec courage ; non en secret, mais en public ; non à portes closes, mais à ciel ouvert ».

Fait extraordinaire, comme une approbation du Ciel : les cloches de l’église où était conservée la dépouille de saint Laurent Justinien, premier patriarche de Venise, se mirent à sonner toutes seules dans la nuit du 4 au 5 septembre 1894, et quelques heures après, on apprenait que l’exequatur était accordé.

Dès le 24 novembre, jour de son entrée triomphale à Venise, il conçoit le dessein de déloger les francs-­maçons de la municipalité aux prochaines élections, car pour lui, « combattre la maçonnerie est une œuvre religieuse et éminemment sociale » (29 août 1896).

C’est lui qui organise toute l’offensive, par exemple en écrivant deux cents lettres de sa main en trois jours pour faire prier les prêtres, les religieuses, etc., à l’approche des élections. Et la journée du 28 juillet 1895 est un succès retentissant ! D’un seul coup Venise retrouve les crucifix dans les hôpitaux, l’enseignement catholique à l’école, les processions publiques avec les autorités civiles, etc. Bref, il rétablit le règne du Christ pour « que sa pensée gouverne nos intelligences, que sa morale gouverne les mœurs, sa vérité nos institutions, sa justice notre législation, son culte notre religion, sa vie notre vie » (Congrès eucharistique de 1897).

Plus encore qu’à Mantoue, il se tient au courant des progrès du modernisme et fait une étude spéciale des œuvres de l’abbé Loisy. Dès ces années 1895, il connaît à fond la doctrine des modernistes et, bien sûr, il réprouve avec force les affirmations contraires à la foi...

Le cardinal Sarto est aussi à la pointe du combat concernant l’action sociale en Italie. En particulier, il est l’âme de l’Œuvre des Congrès, qui regroupe les catholiques sociaux italiens, et c’est dans ce contexte qu’il se rend compte que toute une partie du clergé italien adopte les idées socialistes de Lamennais. Le cas emblématique est celui de don Murri, un jeune prêtre italien enthousiaste et séduisant, version italienne de Lamennais, auquel d’ailleurs il se comparait volontiers. Fondateur de la Fédération d’Universitaires Catholiques Italiens (FUCI), ce mouvement dont l’abbé Montini, futur Paul VI, sera l’aumônier trente ans plus tard, don Murri profitait des ouvertures faites par Léon XIII pour établir une démocratie chrétienne selon la doctrine de l’abbé Toniolo.

« Au lieu de l’ancienne lutte “ Pour Dieu, pour la Patrie et pour les pauvres ”, menée par les catholiques sous la direction de leurs évêques, le fondateur de la Fuci soufflait un enthousiasme révolutionnaire : “ Tout pour le Peuple et par le Peuple. ” » (cf. La Grande apostasie, CRC n° 97, octobre 1975) Il rompait avec la réaction catholique et lançait les fidèles dans la révolution aux côtés des socialistes. Léon XIII ayant laissé faire, la tension au sein de l’Action catholique italienne était à son comble. Don Murri et ses jeunes gens contraignirent le comte Paganuzzi, président de l’Œuvre des Congrès, à démissionner, au grand déplaisir du cardinal Sarto.

Ce dernier saisit très bien l’ambiguïté qui désorientait les catholiques sociaux : sous le nom de justice sociale, le clergé ne prêchait plus l’effort de vertu personnel aux patrons et aux ouvriers comme autrefois, mais prétendait imposer les revendications du peuple souverain et libre à l’État démocratique. Mais, rappelle le cardinal Sarto : « Dans le langage de l’Écriture, comme dans celui de tous les peuples, la condition libre par excellence, la plus en opposition avec l’esclavage, c’est la condition filiale. » Et non pas l’égalité démocratique, qui n’existe pas. « Mais cette condition est subordonnée à l’obéissance [...]. Devenir libre ne signifie donc pas sortir du rang des esclaves pour rentrer en celui des rebelles, mais secouer le joug d’un maître pour passer sous l’autorité d’un père. »

Sur tous les fronts où les idées libérales et révolutionnaires assaillent l’Église, le cardinal Sarto a une claire vision du champ de bataille et une doctrine inébranlable qui peut sauver l’Église de la tentation d’apostasie dans laquelle l’a plongée le libéralisme de Léon XIII.

L’ÉLECTION DE CELUI QUE JÉSUS AIME.

Ce n’est pas tout. Ce saint pratique la pauvreté effective autant que de cœur pour aider les pauvres : « Je ne serai heureux que quand je serai le dernier mendiant de Venise », disait-il. Il en était souvent réduit à emprunter quelques centaines de lires pour subvenir aux frais de sa propre maison, tant sa charité l’avait démuni. Aussi expliquait-il à un curé dans le besoin : « J’ai honte de répondre à votre appel par cette mince offrande, mais je ne puis faire plus. Si, à Mantoue, j’ai été pauvre, ici, je suis le roi des gueux ! »

Cependant, il a été à maintes reprises l’objet de prédictions selon lesquelles il serait Pape, comme le rappelle notre Père dans la CRC n° 237, de novembre 1987.

Par exemple, au temps où il n’était que simple vicaire à Tombolo :

« Les vicaires des paroisses voisines, connaissant son activité qui tenait du prodige, l’avaient appelé “ le vicaire des vicaires ”. Ils s’amusaient de ce surnom, et don Sarto en riait volontiers avec eux. Un jour qu’ils s’étaient particulièrement égayés, don Sarto, mettant le poing de sa main droite dans le creux de sa main gauche, leur dit :

 Vicaires, vous devrez venir ici une fois ou l’autre !

 Quel orgueil ! Mais nous serons bientôt curés ! s’écria le vicaire de Galliera, le plus joyeux de tous.

 Et les curés aussi viendront, riposte don Sarto, en répétant son geste.

 Oui, oui, et nous verrons également les évêques sous vos ordres, dirent-ils d’un ton railleur.

 Oui, les évêques sous les ordres du “ vicaire des vicaires ”, conclut don Sarto, moitié sérieux, moitié plaisant. Et tous les interlocuteurs rirent de plus belle. »

Une autre fois, un prêtre raconte : « J’accompagnais Mgr Sarto à la maison des Pères jésuites où résidait un frère coadjuteur très simple et bon, nommé Tacchini. Celui-ci, chaque fois qu’il voyait l’évêque, disait :

 Voilà un Sarto qui ajustera bien les vêtements de l’Église [sarto, en italien, signifie “ tailleur ”]. Il sera d’abord cardinal, puis patriarche, puis pape.

 Erreur évidente, dit un jour Mgr Sarto, car, en tout cas, je serais d’abord patriarche, et ensuite cardinal !

 Non, insista le frère Tacchini, il sera d’abord cardinal, ensuite patriarche, et enfin... il sera pape. » (Dal-Gal, Pie X, p. 226)

Ce qui fut !

Il faut lire sa biographie par le R. P. Dal-Gal pour se rendre compte de son humilité, de son alacrité, de sa science en tous domaines, de son amour de Jésus-Hostie, de son ardeur à lui reconquérir tous les cœurs égarés, de sa dévotion pour les saints.

Mais notre Père est véritablement entré dans l’âme de ce saint en montrant qu’il avait vu venir le grand siècle de l’apostasie. Ce fut là la cause profonde de son agonie au moment de son élection.

« En 1903, une pieuse fille, Paola, vivait à Rome dans le couvent de Saint-Joseph-de-Cluny [...]. Elle y était entrée quelques années auparavant, en offrant sa vie pour l’Église et pour l’élection du futur Pape [...]. Pendant les dernières années de sa courte existence, elle eut des visions, concernant surtout l’Église, la Papauté et la France [...].

« Plusieurs fois, elle prononça l’éloge du futur Pape, qui “ mène la vie d’un saint, d’un pauvre et d’un ardent ministre du sanctuaire ”. En mai 1901, elle dit même : “ Le nouveau Pape sera Pie, Pie de nom et de fait ; sa vie sera une copie de celle de Jésus : pauvreté et dignité. ” » (CRC n° 245, ­juillet-août 1988)

Elle prédit la mort de Léon XIII en 1903.

« Mais voici, avec le 2 août, l’ouverture du conclave. Paola croit voir les anges qui conduisent les cardinaux, chacun à sa place. Elle ajoute : “ Dans la cellule où est celui que Jésus aime, c’est un enfer. Les démons, comme des bêtes féroces, veulent l’étouffer. Il souffre à faire pitié même aux pierres, et ne se plaint pas. Il est tout occupé à prier pour l’Église et ne dit pas autre chose que : Jésus, me voici prêt à faire votre sainte volonté. ”

« Le 3 août fut une journée de vives douleurs pour Paola. Dans la soirée, elle recommanda de “ prier beaucoup pour le nouvel élu qui vient d’avoir la majorité des voix. Sa profonde humilité le fait suer comme du sang ; il se sent mourir, il gémit comme Jésus dans le Jardin, et prosterné dans sa cellule, il ne prend pas de repos, à peine de la nourriture... Quelle nuit terrible ! L’enfer est en furie, surtout les démons qui s’acharnent contre l’Église de France. ” »

De fait, Mgr Merry del Val, le camerlingue du conclave, a raconté dans ses Mémoires dans quelle agonie il avait trouvé le cardinal Sarto au moment de lui demander de la part du cardinal-doyen d’accepter la charge du souverain pontificat.

« Le 4 août fut le jour décisif. À 7 heures du matin, Paola annonce que l’élection est faite : “ C’est celui de Venise, c’est le cardinal Joseph, celui qu’elle attendait tant, mais auquel le monde ne pensait pas ; c’est le saint annoncé, l’élu de Jésus. ” Elle insista sur ces pensées, remercia Dieu d’un tel choix et ajouta : “ Maintenant, mon sacrifice est accompli. Faites de moi ce que vous voudrez. ” » Et elle mourut dans les heures qui suivirent.

Effectivement, le cardinal Sarto s’était rendu aux objurgations des cardinaux malgré son angoisse extrême : « S’il n’est pas possible que ce calice s’éloigne de moi, que la volonté de Dieu soit faite ! J’accepte ce Pontificat comme une croix. »

« Parce que les Papes qui ont le plus souffert en ce siècle pour l’Église ont porté le nom de Pie, je prendrai ce nom. » Angoisse profonde qui contraste avec l’optimisme de son prédécesseur.

LE SALUT PAR L’IMMACULÉE

Cependant, à peine avait-il accepté cette croix qu’il la porta avec une énergie incroyable et décida de lutter pied à pied contre cet esprit d’apostasie qui infiltrait de plus en plus ouvertement l’Église. Dès sa première encyclique E Supremi Apostolatus, du 4 octobre 1903, il dénonce le mal sans ambages ; c’est, avec soixante ans d’avance, la condamnation mot à mot du discours de “ saint Paul VI ” déclarant que l’Église a plus que quiconque le culte de l’Homme qui se fait Dieu :

« Vraiment qui pèse ces choses – cette apostasie rampante dont il vient d’expliquer qu’elle était la cause de son agonie – doit nécessairement et fermement craindre qu’une telle perversion des esprits ne soit le signe annonciateur des maux annoncés pour les derniers temps et comme leur prise de contact avec la terre et que véritablement le fils de perdition dont parle l’Apôtre n’ait déjà fait son avènement parmi nous.

« L’homme, avec une témérité sans nom, a usurpé la place du Créateur en s’élevant au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu. C’est à tel point que, impuissant à éteindre complètement en soi la notion de Dieu, il secoue cependant le joug de Sa Majesté et se dédie à lui-même le monde visible en guise de temple, où il prétend recevoir les adorations de ses semblables. Il siège dans le temple de Dieu, où il se montre comme s’il était Dieu lui-même. »

Ce sont les paroles mêmes de l’Apôtre aux Thessaloniciens (cf. 2 Th 2, 4) qui annoncent les temps de la grande Apostasie où l’Antichrist lui-même se fera adorer dans le Temple de Dieu comme étant Dieu lui-même ! Voilà ce que Pie X voit s’accomplir.

Ce nonobstant, il déclare qu’il mettra toute son énergie à tout restaurer dans le Christ, par la médiation de Notre-Dame du Rosaire qu’il invoque à la fin de son encyclique, publiée au mois d’octobre, mois du saint Rosaire.

Car c’est par l’Immaculée Conception que viendra la victoire. Le Pape, qui développe une activité prodigieuse, l’annonce dans sa deuxième encyclique, en six mois ! du 2 février 1904, Ad Diem Illum Lætissimum, publiée à l’occasion du cinquantenaire de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception par “ l’angélique Pie IX ”. C’est un monument de doctrine mariale qui annonce, avec treize années d’avance, l’intervention de Notre-Dame à Fatima. Cette doctrine est véritablement le fond du cœur de saint Pie X, car il est clair que si Pie X a accepté la tiare malgré l’horreur qu’il avait de ce combat qu’il aurait à mener contre Satan lui-même, c’est parce qu’il avait au cœur une ardente dévotion à la Vierge Marie et l’absolue certitude de sa victoire. Ce document fondateur de son pontificat répond par avance à toute la théologie antimariale de Vatican II, disons-le une fois pour toutes.

Après avoir rappelé le flot de grâces que valut à l’Église la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, à savoir les apparitions de Notre-Dame elle-même à Lourdes et le concile Vatican I, il ajoute : « Tant et de si insignes bienfaits accordés par Dieu sur les pieuses sollicitations de Marie, durant les cinquante années qui vont finir, ne doivent-ils pas nous faire espérer le salut pour un temps plus prochain que nous ne l’avions cru ? [Treize ans avant Fatima !] Aussi bien est-ce comme une loi de la Providence divine, l’expérience nous l’apprend, que des dernières extrémités du mal à la délivrance il n’y a jamais bien loin. »

Mais pour que cette délivrance arrive, c’est-à-dire pour que tout soit restauré dans le Christ, il faut passer par l’Immaculée, « car, qui ne tient pour établi qu’il n’est route ni plus sûre ni plus facile que Marie par où les hommes puissent arriver jusqu’à Jésus-Christ ? »

De plus, Elle seule a reçu la promesse d’écraser toutes les hérésies, en particulier le rationalisme et le modernisme selon lesquels les dogmes de la foi ne sont que des fables : « Que les peuples croient et qu’ils professent que la Vierge Marie a été, dès le premier instant de sa conception, préservée de toute souillure : dès lors, il est nécessaire qu’ils admettent, et la faute originelle, et la réhabilitation de l’humanité par Jésus-Christ, et l’Évangile et l’Église, et enfin la loi de la souffrance : en vertu de quoi tout ce qu’il y a de rationalisme et de matérialisme au monde est arraché par la racine et détruit. »

De même, l’anarchisme qui répudie « tout respect et toute obéissance à l’égard de l’autorité de l’Église, voire même de tout pouvoir humain » est dissipé « par le dogme de l’Immaculée Conception de Marie, par l’obligation qu’il impose de reconnaître à l’Église un pouvoir, devant lequel non seulement la volonté ait à plier, mais encore l’esprit. Car c’est par l’effet d’une soumission de ce genre que le peuple chrétien adresse cette louange à la Vierge : “ Vous êtes toute belle, ô Marie, et la tache originelle n’est point en vous. ” »

C’est déjà la condamnation des doctrines de l’abbé Murri et du Sillon de Marc Sangnier, comme nous allons le dire.

« Il y a cinquante ans [après la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception] on vit, Nous l’avons rappelé, une abondance incroyable de grâces se répandre sur la terre [...]. Qu’est-ce donc qui nous empêche d’attendre quelque chose de mieux encore pour l’avenir ? » Mieux que Lourdes ? Mieux que Lourdes ! Mieux que le premier concile du Vatican ? Mieux que le premier concile du Vatican !

« Certes, Nous traversons une époque funeste, cependant, du milieu de ce qu’on peut appeler un déluge de maux, l’œil contemple, semblable à un arc-en-ciel, la Vierge très clémente, arbitre de paix entre Dieu et les hommes. » Voilà ce que faisait briller le pape Pie X en 1904 ; voilà ce qui, de fait, physiquement, brillera à la Cova da Iria à la vue de soixante-dix mille pèlerins ! Il était vraiment prophète. « Que la tempête se déchaîne donc, et qu’une nuit épaisse enveloppe le ciel : nul ne doit trembler. La vue de Marie apaisera Dieu et il pardonnera. »

Au principe même de son pontificat, Pie X place donc la Vierge Marie. Ne confia-t-il pas un jour, lui qui récitait chaque jour son chapelet :

« Je me suis toujours senti uni à Marie par des liens très étroits, et j’ai toujours trouvé dans l’Immaculée l’appui nécessaire dans les heures difficiles que j’ai traversées. » Et une autre fois : « Vous vous sentirez toujours tranquille et sûr quand vous vous placerez sous la protection de la Madone. »

L’ÉGOUT COLLECTEUR DE TOUTES LES HÉRÉSIES

Le génie de ce Pape éclate dans la manière dont il s’attaque au modernisme, perversion rampante et sournoise de la foi catholique. Les modernistes le croyaient incapable d’intervenir dans des questions exégétiques et scientifiques.

En fait, ce paysan prétendument ignorant avait déjà lu les œuvres des principaux modernistes : Loisy, Tyrrel, Le Roy, ou Buonaiuti. Il savait fort bien leur manière de louvoyer avec la hiérarchie et de corrompre le dogme de la foi. Dès le 16 décembre, il inscrit à l’Index cinq livres de Loisy, malgré l’intervention de deux évêques favorables au modernisme qui agirent auprès du gouvernement Combes et provoquèrent une intervention diplomatique. C’était mal connaître Pie X ! Léon XIII était mort et bien mort ! Puis viendra le tour des ouvrages de Houtin, de Laberthonnière, d’Édouard Le Roy, du roman de Fogazzaro en 1906. Les uns après les autres, les modernistes sont débusqués.

Ainsi, lorsque l’encyclique Pascendi dénoncera leurs doctrines perfides, tous ces auteurs ne pourront plus jouer les innocents. Ils auront déjà été démasqués par Rome.

Le 17 avril 1907, Pie X prononce une allocution consistoriale qui annonce la condamnation proche : « La guerre terrible, celle qui tire des larmes, est celle qui provient de cette aberration des esprits qui fait méconnaître [les doctrines de l’Église] et répéter dans le monde le cri de révolte pour lequel les anges rebelles ont été chassés du Ciel.

« Et rebelles ne sont que trop ceux qui professent et répètent, sous des formes subtiles, des erreurs monstrueuses sur l’évolution du dogme, sur le retour à l’Évangile pur [...], sur l’émancipation de l’Église [...], enfin sur l’adaptation aux temps présents en toutes choses, dans la manière de parler, d’écrire et de prêcher une charité sans foi, très indulgente envers les incroyants, mais qui ouvre à tous la voie de la ruine éternelle »... c’est-à-dire de l’enfer ! Tout le programme de Vatican II, dénoncé soixante ans à l’avance !

« Nous qui devons défendre de toutes nos forces le dépôt qui nous a été confié, n’avons-Nous pas raison d’être angoissé devant cet assaut qui n’est pas une hérésie, mais le résumé de toutes les hérésies qui tendent à ébranler les fondements de la foi et à anéantir le christianisme ?

« Oui, l’anéantissement du christianisme ! Car la Sainte Écriture n’est plus, pour ces hérétiques modernes, la source de toutes les vérités qui appartiennent à la foi, mais un livre quelconque ; l’inspiration des Livres saints se réduit pour eux aux doctrines dogmatiques entendues à leur façon et assez semblables à l’inspiration poétique d’Eschyle ou ­d’Homère. L’Église est l’interprète légitime de la Bible, mais ils la soumettent à une prétendue science critique qui s’impose à la théologie et la rend esclave. Quant à la tradition de l’Église, tout est relatif et sujet au changement, ce qui ramène à rien l’autorité des saints Pères. Tout cela, et mille autres erreurs, ils le propagent dans leurs brochures, leurs revues, leurs ouvrages ascétiques, jusque dans le roman [allusion à Il Santo, de Fogazzaro], et en termes ambigus, d’une manière nébuleuse, afin d’éviter une condamnation et de prendre les naïfs dans leurs filets. »

Ce discours inflexible contre l’hérésie est suivi, le 3 juillet 1907, du décret Lamentabili sane exitu énumérant soixante-cinq des erreurs les plus essentielles des modernistes, dont la plupart sont issues des livres de Loisy, que l’on retrouve aujourd’hui dans l’encyclopédie Jésus de Mgr Doré :

« 13. Ce sont les Évangélistes eux-mêmes et les chrétiens de la seconde et de la troisième génération qui ont artificiellement élaboré les paraboles évangéliques, et ont ainsi rendu raison du peu de fruit de la prédication du Christ chez les juifs. »

Jésus-Christ ayant échoué dans sa prédication, les Évangélistes se sont débrouillés pour inventer des paraboles pour faire comprendre aux gens que Jésus était quand même Dieu, même s’il a échoué.

« 14. En beaucoup de récits, les Évangélistes ont rapporté, non pas tant ce qui est vrai que ce qu’ils ont estimé, quoique faux, plus profitable aux lecteurs. »

Par exemple, Jésus n’a pas mangé de pain après sa Résurrection. Les Évangélistes ont inventé cette lé­gende pour faire comprendre aux gens que Jésus était vivant alors que tout le monde le savait mort. C’est une image prise dans notre vie quotidienne pour dire... l’inexprimable. Benoît XVI écrira, en parfait moderniste, que « pour les témoins qui avaient rencontré le Ressuscité, cela n’était pas facile à exprimer », ou encore « qu’ici Luc, en son zèle apologétique, aurait exagéré » (cf. Il est ressuscité n° 110, p. 6 et 7). On croirait qu’il a copié cette proposition condamnée par le décret de saint Pie X :

« 36. La résurrection du Sauveur n’est pas proprement un fait d’ordre historique, mais un fait d’ordre purement surnaturel, ni démontré, ni démontrable, que la conscience chrétienne a peu à peu déduit d’autres faits. » Anathema sit !

Évidemment, ce décret sera accueilli par des torrents d’injures par les modernistes comme par leurs amis francs-maçons qui y voyaient avec raison un nouveau Syllabus. Les modernistes ont l’audace de se réunir en août à Molveno, dans le Trentin, pour organiser leur résistance. Sont présents : von Hügel, Fogazzaro, Murri, Houtin, Sabatier, Buonaiuti. Loisy et Tyrrel se sont fait représenter... Ils savent qu’ils vont se faire écraser par Pie X et protestent de leur innocence dans une lettre ouverte au Pape, Ce que nous voulons. Mais en secret, ils ont décidé de dissimuler leur révolte en demeurant dans l’Église... pour la “ réformer ”.

Pie X le sait et il précipite la publication de son encyclique Pascendi Dominici Gregis, le 8 septembre 1907, jour de la Nativité de la Sainte Vierge. C’est « la plus grande, la plus importante encyclique qu’ait jamais adressée un Pape à ses frères dans l’épiscopat du monde entier, affirme notre Père. C’est l’explication systématique, complète, indiscutable, de l’erreur moderniste en son fond et sous tous ses aspects. » (CRC n° 96)

Il faut se rendre compte que jusque-là, les modernistes prenaient garde de ne pas affirmer toutes leurs thèses d’un seul coup. Il s’agissait de les faire passer petit à petit dans les esprits en jouant au maximum sur la confusion, les nuances et ambiguïtés, pour faire passer des idées de plus en plus osées, touchant non seulement une partie de la doctrine catholique, comme dans les hérésies passées, mais tout l’ensemble du dogme de la foi. D’où la désignation du modernisme comme « égout collecteur de toutes les hérésies ». En effet, chaque moderniste attaquait la foi catholique dans sa spécialité : histoire, exégèse, philosophie, etc. Cela rendait d’autant plus difficile l’appréhension de l’ensemble du corps de doctrine moderniste.

Pie X ne se contente donc pas de condamner l’hérésie par le seul argument d’autorité de son magistère suprême ; les modernistes ne pourront pas prétendre qu’on ne les a pas compris. Au contraire, ils pensent avoir été trahis par l’un des leurs, tellement le Pape analyse leur système avec exactitude. Leur pensée, explique-t-il, s’appuie sur une philosophie kantienne, donc agnostique, selon laquelle, l’homme ne peut rien connaître en dehors du sensible. Donc, pas de monde surnaturel. Mais comme le moderniste ne peut nier le fait religieux, il faudra qu’il l’explique par un besoin subconscient et immanent, c’est-à-dire inné, intrinsèque, du divin. D’où un sentiment religieux, qui unit “ en quelque sorte ” l’homme à Dieu... Et quand l’âme prend conscience de ce sentiment, c’est “ une sorte ” de Révélation.

Bref, tout le vocabulaire catholique, tous les dogmes de la foi catholique vont être transposés dans un nouveau système construit de toute pièce et qui ne fait absolument plus appel à un monde surnaturel existant en dehors de nous. Le Pape entre dans leur raisonnement et le démolit avec tout son réalisme catholique.

Par exemple, au point 54, il explique que les modernistes essaient de rendre concrète l’existence du “ sentiment ” en parlant de “ l’expérience religieuse ”, aujourd’hui chère aux groupes charismatiques. Le Pape répond : mais “ l’expérience ”, qu’ajoute-t-elle au sentiment ? Rien s’il n’est pas objet de l’intelligence. « En matière de sentiment religieux et d’expérience religieuse, vous n’ignorez pas, Vénérables Frères, quelle prudence est nécessaire, quelle science aussi pour diriger la prudence. Vous le savez par votre expérience des âmes, de celles surtout où le sentiment domine. Vous le savez aussi par la lecture des ouvrages ascétiques, ouvrages que les modernistes prisent fort peu, mais qui témoignent d’une science autrement solide que celle qu’ils s’arrogent. En vérité, n’y a-t-il pas une folie, ou tout au moins une souveraine imprudence, à se fier sans nul contrôle à des expériences comme celles que prônent les modernistes ? » C’est par avance une condamnation de l’imprudence charismatique tellement attirante par son côté sentimental. En réalité, notre religion ne se fonde pas sur un sentiment ou une expérience, mais sur une Vérité révélée hors de laquelle toute religion est sans fondement. C’est pourquoi il peut conclure en toute vérité : « Le premier pas a été fait par le protestantisme [et le libre arbitre], le second est fait par le modernisme [qui fait de la religion une fable, au sens propre], le troisième mènera à l’athéisme. » Nous y sommes aujourd’hui !

Le génie de ce Pape éclate à tous les paragraphes de cette encyclique où non seulement il détruit le système de pensée moderniste, mais où il prévoit aussi leur réaction logique. Car le Pape n’est pas dupe :

« Ils vont leur chemin : réprimandés et con­damnés, ils vont toujours, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes. Ils courbent hypocritement la tête, pendant que, de toutes leurs pensées, de toutes leurs énergies, ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé.

« Cela est chez eux une volonté et une tactique », dénonce saint Pie X, qui consiste « à stimuler l’autorité, plutôt qu’à la détruire », et à « rester au sein de l’Église pour y travailler à modifier peu à peu la conscience commune ».

Quelle clairvoyance ! « Cette dénonciation et la condamnation qui l’accompagne, commente notre Père, rendent dès lors impossible toute participation au modernisme de quiconque se prétend encore membre de l’Église. Il faut choisir ! Et puisque les sectateurs de l’hérésie font précisément profession de ne pas choisir, mais de demeurer pour séduire et conquérir du dedans l’Église de Dieu, saint Pie X, armé de la force d’En-Haut, les recherchera, les dénoncera au peuple fidèle qu’ils abusent et corrompent, les excommuniera sans pitié. Pour sauver l’Église ! » (CRC n° 96) Loisy sera excommunié le 7 mars 1908, Tyrrel, d’abord sécularisé en 1906, sera exclu des sacrements en octobre 1907. Tous les obstinés seront frappés sans merci. Mais Pie X sait très bien que nombre de modernistes se feront plus discrets, n’en penseront pas moins, et dès qu’ils le pourront, reprendront la diffusion de leurs idées.

D’où l’institution d’un serment antimoderniste, le 1er septembre 1910, par le motu proprio Sacrorum Antistitum. Désormais, tous ceux qui auront des fonctions séculières ou régulières dans l’Église devront prêter un serment qui, sous forme ramassée, rejette les assertions modernistes. Ce serment, notre Père lui-même le prêtera avant d’être ordonné sous-diacre, et une nouvelle fois lorsqu’il sera nommé curé de Villemaur. C’est Paul VI qui le supprimera en 1967, sous prétexte que le modernisme n’existait plus !

Comme le disait le philosophe italien Giovanni Gentile dans le journal La Critica du 20 mai 1908 :

« L’auteur de l’encyclique a pénétré jusqu’au fond et très exactement interprété la doctrine répandue dans les exigences philosophiques, théologiques, apologétiques, historiques, critiques, sociales du modernisme et l’on peut dire qu’il l’a jugée d’un point de vue supérieur. Quant aux ripostes de Loisy, elles font piètre figure en face de la philosophie qui s’exprime dans l’encyclique. »

Il est désormais impossible de croire en la bonne foi des modernistes, saint Pie X le montre lumineusement par des arguments imparables. Il est d’ailleurs à noter que s’ils avaient été aussi impartiaux dans leur foi qu’ils le proclamaient, les modernistes auraient été ébranlés par la réputation de sainteté de Pie X lui-même. Car ce saint Pontife rayonnait en toutes ses actions la charité du Christ jusqu’à réitérer les miracles du Sauveur, preuve s’il en était besoin que l’on pouvait croire à ceux de l’Évangile sans faire appel à une invention subconsciente de la communauté primitive. Qu’on en juge par ces quelques exemples, tirés de l’admirable biographie de Pie X par le R. P. Dal-Gal :

« Le 19 juin 1945, un vieux Camérier d’honneur, de cape et d’épée, nous faisait parvenir le témoignage suivant :

« Un jour que j’étais de service à Saint-Pierre, en traversant la salle du Trône, au milieu de rangées de fidèles, presque tous Italiens, la mère d’une fillette aveugle sollicita de Sa Sainteté, pour celle-ci, une bénédiction particulière.

« Le Saint-Père s’arrêta, il prit à la dérobée un peu de salive et fit une onction sur les yeux de la petite aveugle. La fillette cria tout à coup : “ Maman, je vois ! je vois ! ”

« Le Saint Pontife imposa à tous le silence et nous recommanda à nous, Camériers l’accompagnant, avant d’entrer dans ses appartements, après sa bénédiction, de n’en parler à personne. »

« Une autre fois, un évêque du Brésil avait sa mère malade de la lèpre. Attiré par la renommée de sainteté de Pie X, il se rendit à Rome, dans les premiers mois de 1914, afin d’implorer la guérison de sa mère.

« Il insista vivement auprès de Pie X. Celui-ci le pressa de se recommander à la Madone ou à quelque saint. L’évêque lui dit : “ Au moins, Très Saint-Père, daignez répéter la parole de Notre-Seigneur : Volo mundare (je le veux, sois purifié). ” Pie X répondit : “ Volo mundare. ”

« Quand l’évêque rentra au Brésil, il trouva sa mère complètement guérie. »

Innombrables furent les guérisons qu’il opéra par ses prières et ses bénédictions. Certaines personnes furent même guéries par des songes durant lesquels le saint Pape leur apparaissait de son vivant et les assurait de leur guérison. L’une d’elles, voulant le remercier, ayant à peine pénétré dans la salle d’audience, eut la stupéfaction de l’entendre dire : « Je t’ai guérie. Sois bonne ! » Ses bas eux-mêmes suffisaient à guérir des malades, ce qui faisait sourire le Pape. Il disait : « C’est bien amusant. Je mets tous les matins mes bas et je continue à souffrir des pieds. D’autres les mettent et leurs douleurs s’en vont. C’est proprement curieux ! » En toute vérité, le pape Pie X méritait le titre de « doux Christ en terre », comme disait sainte Catherine de Sienne.

LA CONDAMNATION DU SILLON

En condamnant le modernisme, Pie X s’attaquait aussi aux conséquences sociales de cette hérésie selon laquelle « tracer et prescrire au citoyen une ligne de conduite [et en particulier en politique], sous un prétexte quelconque, est un abus de la puissance ecclésiastique [du cléricalisme ?], contre lequel c’est un devoir de réagir de toutes ses forces » (n° 28).

Telle était déjà la “ politique ” de Léon XIII, déclarant « pernicieuse l’erreur de ceux qui ne distinguent pas assez les affaires sacrées des affaires civiles, et font servir le nom de la religion à patronner des partis politiques » (encyclique Per grata nobis, aux évêques portugais, du 14 septembre 1886).

Eh bien ! Pie X, lui, condamnera formellement cette affirmation impie et délirante de la démocratie chrétienne dans le deuxième document le plus important de l’histoire moderne de l’Église, la Lettre aux évêques de France Notre charge apostolique, du 25 août 1910, fête de Saint Louis, date évidemment choisie à dessein. Cette Lettre plus communément appelée “ Lettre sur le Sillon ” « est un chef-d’œuvre de littérature, disait notre Père, de pensée politique, de pensée morale, de vie religieuse ; c’est un document absolument extraordinaire, dont jamais personne ne parle, sinon quelques intégristes traditionalistes et puis nous » (Commentaire de la Lettre sur le Sillon, 1994). Et pour cause : c’est la condamnation sans appel de toute l’idéologie démocrate-­chrétienne qui commence à infester l’Église en 1910.

Marc Sangnier, dont plus personne ne se souvient aujourd’hui si ce n’est à cause de sa condamnation par Pie X, était imbibé de cet esprit. Ce fils de bourgeois de vingt et un ans, aux idées très généreuses, a commencé dès 1893, donc juste après le ralliement à la République décrété par Léon XIII, à vouloir secourir les pauvres ouvriers de Paris, ce qui était très bien. Mais il s’est laissé lui-même gagner par les idées révolutionnaires et, peu à peu, le Sillon, son mouvement fondé en 1899, s’est mué en un projet, en une mystique de révolution radicale de la société pour rendre tous les hommes, chrétiens ou non, fraternels, libres et égaux entre eux. Et grâce à son éloquence et à la fascination qu’il exerçait, il commençait à rallier beaucoup de monde, y compris dans le clergé.

Pie X condamne ce mouvement par un texte magistral qui est une critique implacable de l’hérésie progressiste naissante, utopie d’un monde meilleur fondé sur la démocratie et rassemblant à égalité les hommes de bonne volonté et de toutes croyances.

« Notre charge apostolique Nous fait un devoir de veiller à la pureté de la foi et à l’intégrité de la discipline catholique, de préserver les fidèles des dangers de l’erreur et du mal, surtout quand l’erreur et le mal leur sont présentés dans un langage entraînant, qui, voilant le vague des idées et l’équivoque des expressions sous l’ardeur du sentiment et la sonorité des mots, peut enflammer les cœurs pour des causes séduisantes, mais funestes. »

Quelles sont ces « causes séduisantes, mais funestes » ? Rien d’autre que le Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle avant la lettre ! Pie X dénonce la religion du Sillon, sa mystique démocratique, en l’expliquant dans le détail pour la démolir ensuite point par point.

Quel est le but du Sillon ? « C’est le rêve [des chefs du Sillon] de changer les bases naturelles et traditionnelles [de la société humaine] et de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes, qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants, que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle. » Ils veulent donc bâtir une autre cité que celle voulue par Dieu. Et quelles en seront les fondations ? « La liberté, entendue en ce sens que, sauf en matière de religion [à l’époque, on n’osait pas encore réclamer la liberté religieuse], chaque homme est autonome. » Principe fondamental absurde et impie dont les sillonnistes tirent qu’aussi bien dans le domaine politique que dans les domaines économique et intellectuel, les hommes doivent chercher leur émancipation. Et donc, refuser l’autorité, l’inégalité sociale, l’obéissance. Ainsi obtiendra-t-on l’égalité parfaite qui est la vraie justice humaine, dans une totale liberté et une grande fraternité.

« 25. Enfin, à la base de toutes les falsifications des notions sociales fondamentales, le Sillon place une fausse idée de la dignité humaine. D’après lui, l’homme ne sera vraiment homme, digne de ce nom, que du jour où il aura acquis une conscience éclairée, forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, ne s’obéissant qu’à elle-même et capable d’assumer et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités. Voilà de ces grands mots avec lesquels on exalte le sentiment de l’orgueil humain ; tel un rêve qui entraîne l’homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans la voie de l’illusion, où, en attendant le grand jour de la pleine conscience, il sera dévoré par l’erreur et les passions. » C’est ce que sœur Lucie appellera la “ désorientation diabolique ”.

« 29. Le souffle de la Révolution, – satanique dans son essence –, a passé par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux et son éducation funeste.

« 30. Mais alors, que devons-nous penser de son action dans l’Église, lui dont le catholicisme est si pointilleux que d’un peu plus, à moins d’embrasser sa cause, on serait à ses yeux un ennemi intérieur du catholicisme et l’on ne comprendrait rien à l’Évangile et à Jésus-Christ ? » La question est importante, car « c’est précisément son ardeur catholique qui a valu au Sillon, jusque dans ces derniers temps, de précieux encouragements et d’illustres suffrages », dans le clergé même, préparé par le ralliement de Léon XIII à la République.

« 31. D’abord, son catholicisme ne s’accommode que de la forme du gouvernement démocratique, qu’il estime être la plus favorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique » et comme les sillonnistes sont démocrates, lorsque l’État franc-maçon a spolié l’Église de ses biens en 1905, ils n’ont pas bougé le petit doigt, tandis que l’Action française était le fer de lance de la résistance.

C’est ce qu’explique le Pape : « C’est précisément parce que la religion doit dominer tous les partis, c’est en invoquant ce principe que le Sillon s’abstient de défendre l’Église attaquée [...]. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le sillonniste : l’individu, qui est catholique ; le sillonniste, l’homme d’action, qui est neutre. » Sous le nom de libéralisme, c’est une trahison !

Qui conduit au Masdu : un moment vint où le Sillon « laissa à chacun sa religion ou sa philosophie. Il cessa lui-même de se qualifier de “ catholique ” et, à la formule : “ La démocratie sera catholique ”, il substitua cette autre : “ La démocratie ne sera pas anticatholique ”, pas plus d’ailleurs qu’antijuive ou antibouddhiste. Ce fut l’époque du “ plus grand Sillon ”. On appela à la construction de la cité future tous les ouvriers de toutes les religions et de toutes les sectes. On ne leur demanda que d’embrasser le même idéal social, de respecter toutes les croyances et d’apporter un certain appoint de forces morales. »

Les chefs du Sillon « demandent donc à tous ceux qui veulent transformer la société présente dans le sens de la démocratie de ne pas se repousser mutuellement à cause des convictions philosophiques ou religieuses qui peuvent les séparer, mais de marcher la main dans la main, non pas en renonçant à leurs convictions, mais en essayant de faire sur le terrain des réalités pratiques la preuve de l’excellence de leurs convictions personnelles. Peut-être sur ce terrain de l’émulation entre âmes attachées à différentes convictions religieuses ou philosophiques l’union pourra se réaliser. » (Marc Sangnier, Discours de Rouen, 1907)

À entendre Marc Sangnier : « Tous, catholiques, protestants et libres penseurs, auront à cœur d’armer la jeunesse non pas pour une lutte fratricide, mais pour une généreuse émulation sur le terrain des vertus sociales et civiques. » (Paris, mai 1910) Tout le projet de Paul VI est déjà là : celui d’un grand mouvement d’animation spirituelle qui ira chercher ses énergies dans toutes les religions, chacun dans la sienne, sans plus de lutte, pour construire la démocratie universelle puisque c’est là le but avoué du Sillon.

« 37. Que faut-il penser de ce respect de toutes les erreurs et de l’invitation étrange, faite par un catholique à tous les dissidents, de fortifier leurs convictions par l’étude et d’en faire des sources toujours plus abondantes de forces nouvelles ? Que faut-il penser d’une association où toutes les religions et même la libre-pensée peuvent se manifester hautement à leur aise ? [...] Que penser, enfin, d’un catholique qui, en entrant dans son cercle d’études, laisse son catholicisme à la porte, pour ne pas effrayer les camarades qui [citation de Sangnier :] “ rêvant d’une action sociale désintéressée, répugnent de la faire servir au triomphe d’intérêts, de coteries ou même de convictions quelles qu’elles soient ” ? » Même catholiques !

« 38. Étrange insinuation, vraiment ! On craint que l’Église ne profite de l’action sociale du Sillon dans un but égoïste et intéressé, comme si tout ce qui profite à l’Église ne profitait pas à l’humanité !

« Mais, plus étranges encore, effrayantes et attristantes à la fois, sont l’audace et la légèreté d’esprit d’hommes qui se disent catholiques, qui rêvent de refondre la société dans de pareilles conditions et d’établir sur terre, par-dessus l’Église catholique “ le règne de la justice et de l’amour ”, avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyances, pourvu qu’ils oublient ce qui les divise : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises “ où ils peuvent ”.

« Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de forces, de science, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église, et le dévouement de tous les héros de la charité, et une puissante hiérarchie née du Ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-Nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère. »

La vérité est que la doctrine sillonniste « ne forme plus dorénavant qu’un misérable affluent du grand mouvement d’apostasie organisé, dans tous les pays, pour l’établissement d’une Église universelle qui n’aura ni dogmes, ni hiérarchie, ni règle pour l’esprit, ni frein pour les passions et qui, sous prétexte de liberté et de dignité humaine, ramènerait dans le monde, si elle pouvait triompher, le règne légal de la ruse et de la force, et l’oppression des faibles, de ceux qui souffrent et qui travaillent ».

Au contraire, à ce flot de l’apostasie ne peut résister que la sainte tradition de l’Église, défendue par des prêtres formés à l’école de Pie X, et c’est la conclusion de ce texte qui sera la ligne de conduite de notre bien-aimé Père, quarante ans plus tard :

« 44. Pendant que vos prêtres se livreront avec ardeur au travail de la sanctification des âmes, de la défense de l’Église, et aux œuvres de charité proprement dites, écrit-il aux évêques, vous en choisirez quelques-uns, actifs et d’esprit pondéré, munis des grades de docteur en philosophie et en théologie et possédant parfaitement l’histoire de la civilisation antique et moderne, et vous les appliquerez aux études moins élevées et plus pratiques de la science sociale, pour les mettre, en temps opportun, à la tête de vos œuvres d’action catholique. Toutefois, que ces prêtres ne se laissent pas égarer, dans le dédale des opinions contemporaines, par le mirage d’une fausse démocratie ; qu’ils n’empruntent pas à la rhétorique des pires ennemis de l’Église et du peuple un langage emphatique plein de promesses aussi sonores qu’irréalisables. Qu’ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d’hier ; que, de tout temps, l’Église et l’État, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organisations fécondes ; que l’Église, qui n’a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n’a pas à se dégager du passé et qu’il suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l’évolution matérielle de la société contemporaine : car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes. »

CONCLUSION

Pie X s’est opposé à cette montée de l’apostasie de toute la force de son autorité, mais il savait que cette épouvantable révolte de l’homme contre Dieu appelait les plus grands châtiments.

C’est pourquoi il empêcha tant qu’il put la ruine de l’Église conduite par l’hérésie progressiste et moderniste, en lançant ses anathèmes pour conjurer toute désorientation diabolique et en cherchant à « tout restaurer dans le Christ ». Mais « le monde n’en a pas fait cas ». Pire : « Ils l’ont assassiné » (CRC n° 96, p. 14 ; septembre 1975, vingt-cinq ans avant la divulgation du troisième Secret !). « Comme saint Augustin le dit des juifs qui firent crucifier Jésus, ils l’ont tué par leurs langues mensongères. » Ainsi firent les libéraux faussement catholiques, les démocrates prétendument chrétiens, les modernistes apparemment croyants. Première réalisation anticipée, figurative, au début du siècle, du troisième Secret de Fatima, Pie X, « Évêque vêtu de Blanc », homme seul, même si un groupe de disciples fidèles et d’âmes saintes l’ont accom­pagné jusqu’au bout, s’est heurté à ces trois groupes d’hommes ennemis : les ambitieux, les chimériques et les apostats. Depuis le laisser-­aller du règne précédent ils étaient trop nombreux, ils occupaient trop de places élevées – Loisy lui-même, le nouvel Arius, n’avait-il pas failli être évêque ? – ils étaient trop soutenus par l’ennemi du dehors, la toute-puissante franc-maçonnerie, pour n’être pas en mesure d’étouffer cette lumière, d’emprisonner cette énergie en action dans un réseau d’intrigues, dans le piège mortel.

Les dernières paroles de Pie X, au consistoire du 27 mai et dans son exhortation du 2 août 1914, comme les dernières photos que nous avons de lui, montrent le cœur mortellement blessé, le visage ravagé du prophète qui a reçu ces coups dans la maison de ses frères...

Prophète, il le fut en prédisant, dès 1906, le malheur qui s’abattrait sur le monde : au cardinal Merry del Val, en 1911, il dit avec angoisse : « Éminence, les choses vont mal ! La Grande Guerre arrive... » Et encore ceci, d’une stupéfiante précision : « Je plains mon successeur ! Je n’y assisterai pas ; mais c’est malheureusement vrai que Religio depopulata est imminente... Éminence, nous ne passerons pas 1914. »

Affligé de douleurs et de peines, il se savait impuissant à éviter la conflagration mondiale. Alors, se tournant vers Dieu, « il l’implorait en ces termes : “ Seigneur, prenez ma misérable vie, mais arrêtez le massacre de tant de mes enfants. ” Puis, quand le sang commença à couler aux quatre coins cardinaux de l’Europe, il se consacra en victime sainte avec les soldats tombant au champ d’honneur : “ J’offre en holocauste ma misérable vie pour empêcher le massacre de tant de mes enfants ”, répétait-il en pleurant.

« Ainsi mourut le saint pape Pie X [ignis ardens], comme l’un des premiers héros de cette guerre par laquelle le Bon Dieu allait purifier le monde de son orgueil et de ses crimes, au prix du sang de millions de victimes consentantes... le 20 août 1914. » (CRC n° 308, décembre 1994, p. 2)

Moins de trois années plus tard, comme en réponse à cette Victime d’agréable odeur, dont la doctrine demeurait comme une pierre d’attente pour le relèvement de l’Église, Notre-Dame descendait du Ciel pour faire cesser la guerre et sauver les âmes de l’Enfer.

frère Bruno de Jésus-Marie