7 AOÛT 2016

CREDO

VI. Le règne de la Grâce

Agneau

TEL est ce monde sorti de la première création, tel il pourrait rester dans sa suffisante bonté et son inachèvement chronique (D. B. 1021, 1005). Le flux et le reflux des choses mécaniques, la naissance et la mort des formes vivantes se répéteraient dans leur succession routinière. L’homme, dans cet éternel retour, saurait qu’il n’est ni ange ni bête et se contenterait des médiocres satisfactions de ses instincts divergents, pendant le temps de vie qui lui est départi. Tout irait ainsi, à la bonasse, comme une troupe sans maître, un navire sans pilote, un peuple dispersé. Dieu cependant entretenait d’autres desseins et brûlait de dire enfin à ses créatures ce qu’un roi en exil écrivait jadis à son peuple : « Je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j’ai mission et autorité pour cela. » (Comte de Chambord, 27 octobre 1873) Une telle révélation de ses volontés adorables, cette proposition d’un règne personnel, Dieu sans doute les caressait dès l’origine comme sa plus merveilleuse, sa plus chère intention et le comble de ses bienfaits. Il n’avait imaginé ce chœur désaccordé que pour en être le Chorège et ce troupeau que pour en prendre soin comme vrai Pasteur. C’est ce que met en pleine lumière la théologie nouvelle dite « concrète et historique » : Dieu n’a jamais eu qu’un dessein et c’est l’ordre surnaturel que nous connaissons maintenant par la foi ; Dieu n’a créé l’univers que pour offrir à ses créatures spirituelles d’entrer en communion avec lui et de partager sa béatitude. Mais ce qu’elle en tire aussitôt est faux, et des plus dangereux pour l’essence même de notre religion : Que ce dessein de grâce est déjà caché dans la nature, que la divinisation de toutes choses est dès l’origine en œuvre dans les mécanismes matériels et l’évolution des espèces vivantes, comme si tout le cosmos, toute l’histoire, tendaient de leurs propres énergies vers ce Point Oméga où ils s’épanouiraient en forme divine ! Ce naturalisme confond la matière, la vie et l’esprit, la vie présente et la vie future, la nature et la grâce, renversant toutes les barrières comme si l’univers emporté par son élan premier allait monter, de vive force, par évolution créatrice, immanquablement, jusqu’à la perfection suprême dont il porterait en lui la vertu. Entendez Teilhard : « Le temps est passé où Dieu pouvait s’imposer à nous du dehors, simplement, comme un maître et un propriétaire. Le Monde ne s’agenouillera plus désormais que devant le centre organique de son Évolution. » (L’Énergie humaine, p. 137) Ah ! rien n’est plus opposé que cette fausse science et cette « Foi au Monde » à l’admirable pédagogie divine fondée nécessairement sur l’inébranlable distinction de la nature et de la grâce.

« Apprenez de moi, lisons-nous dans saint Augustin à Matines de ce jour, non pas à créer toutes les choses visibles et invisibles, à faire des prodiges dans ce monde ni à ressusciter les morts, mais à être doux et humble de cœur comme je le suis. » Notre Seigneur et Père veut que, mesurant les limites de notre nature et l’infinité de nos vœux, nous attendions à genoux la venue de son règne et l’accueillions comme un don de sa grâce, pénétrés d’humilité, de reconnaissance et de joie. Et même si tout nous est donné d’emblée, ces deux ordres de bontés demeurent distincts, de peur que nous en venions à croire que notre être naturel a, de naissance, pouvoir et droit d’entrer dans les demeures inaccessibles de la divinité.

Dieu n’a qu’un seul dessein, sans doute, mais en forme de diptyque et de triptyque même comme nous le verrons, afin que ses créatures y pénètrent pas à pas, en connaissant leur peu de mérite à mesure des grandeurs qui leur sont offertes. Cela ne doit jamais être oublié. L’ordre de la nature reste décevant, au même moment où l’ordre de la grâce s’emploie à le transfigurer. « Gratia non tollit naturam sed perficit »... La grâce ne détruit pas la nature et ne permet jamais d’en négliger les lois ni les limites, alors même qu’elle la porte à son achèvement, un achèvement où d’elle-même elle n’aurait jamais su parvenir. Le dogme est ici formel, fondé sur la Parole divine. Créés pour Dieu et gouvernés par lui seul, nous pourrions encore le délaisser si l’insuffisance de notre nature ne nous préparait à le rencontrer dans nos vies, dans notre histoire, nous disant avec douceur : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. »

Voilà pourquoi Lamennais, Hegel, Marx et plus que tous Teilhard de Chardin sont rebelles à Dieu dans leurs visions d’un Monde qui se construit d’un seul tenant, d’une Humanité qui se rend par son seul effort heureuse et fraternelle, d’un Esprit qui monte au zénith et atteint à la perfection. Tous ainsi dotent la Nature d’une si grande plénitude que Dieu ne peut plus, entrer dans notre Histoire, elle-même prétendue divine. Jamais l’Écriture sainte n’a enseigné rien de tel, toujours l’Église a condamné ce naturalisme comme la plus mortelle contradiction de sa foi. Certes, avec saint Thomas, nous reconnaissons aux natures créées leur consistance propre et leur rôle de causes secondes ; avec saint Augustin, allons jusqu’à supposer dans la matière des « raisons séminales », virtualités cachées, telles que certaines formes vivantes pourraient apparaître soudain là où elles étaient enfouies invisibles. Mais tout cela n’ira jamais ni plus loin ni plus haut que certaines limites et certains horizons en deçà desquels se trouve à jamais cantonnée la Nature, de par ordre de Dieu. Vouloir y discerner du divin, y voir les marques d’une perfection à venir, annoncer comme vérité scientifique (!) une irrésistible convergence vers un Point Oméga, c’est fermer ce monde sur soi et, l’affublant d’attributs divins, rendre impossible à Dieu d’y instaurer le Règne de sa grâce.

Toute notre science, notre philosophie, notre foi s’accordent au contraire à laisser cette Sphère en attente d’un achèvement qui ne peut lui venir que d’En-Haut. C’est ainsi que Dieu veut entrer Lui-même en société avec ses créatures, comme un Père ou un Roi parmi ses sujets et au milieu de ses enfants. Alors sa Parole enseigne de nouvelles vérités, sa Volonté ordonne de nouveaux cheminements, son Amour emplit ses créatures d’une nouvelle vie qui n’aurait jamais pu sourdre de leurs entrailles. Ainsi, par révélations et miracles, une Hypersphère englobe la Sphère créée, un Ordre plus universel englobe notre Histoire (de Pot., q. 6a. 1).

Ce monde-ci voit éclater ses cadres trop étroits et Dieu même instaure un monde nouveau, un Règne transcendant. Tel est l’ordre surnaturel, le seul qui soit historique et concret, définitif. Que l’ange et l’homme soient dépaysés, décentrés, surcentrés à l’annonce d’une transfinalisation qui les arrache à leur nature propre pour les transfigurer, il le faut. Telle est la rançon nécessaire de cette sublime élévation. Notre adhésion finale est la condition décidée de notre entrée dans la nouvelle et éternelle Vie. Il est d’ailleurs urgent de répondre à l’Appel divin car ce monde-ci est déjà préparé pour le feu (II P 3, 7). Ces vérités ne sont plus à la mode, mais la Parole de Pierre demeure éternellement.

Ce que Dieu veut de nous, c’est d’abord cet arrachement à notre liberté naturelle, à la prospective terrestre, c’est le renoncement à cette prétendue évolution cosmique, progressive et unifiante, qui ferait par une suite de mutations heureuses, de la matière la vie, de la vie l’esprit, et de l’esprit naître un dieu. Nous voici au contraire pressés d’entrer dans la grande Histoire sainte que Dieu seul conduit. Il n’y a pas continuité énergétique ni épanouissement biologique de l’une à l’autre, ni assomption pure et simple de notre humanisme. Il y a rupture et dépassement. «  La mystique néo-humaniste d’un En-Avant se heurte à la mystique chrétienne de l’En-Haut » (Teilhard), mais celle-ci a raison contre celle-là. Car tel est l’ordre de Dieu et telle est l’épreuve fixée à l’origine à ses créatures spirituelles : Ce passage de l’autonomie naturelle à l’adhésion religieuse et aimante des fils de Dieu.

Ainsi notre méditation nocturne arrive à son terme et nous avons trouvé la Sagesse. Il y a un détachement des créatures qui est le fruit de leur connaissance exacte et la loi de la Religion révélée, car ce monde, dont l’Écriture dit qu’il était bon et qu’il est donné à l’homme en patrimoine, ne peut sans injustice se refermer sur lui-même et se préférer à l’autre, surnaturel, où Dieu veut le conduire. Il y a un respect sacré des créatures qui ne peut nous venir de leur nature essentiellement limitée, mais de leur nouvelle vocation, lorsque Dieu, « se promenant dans le jardin à la brise du soir » (Gn 3, 8), les appelle à converser avec lui. Il y a enfin un amour et un service de la famille humaine qui, loin de lui bâtir une cité terrestre définitive, malgré ses ambitions insensées, l’engagent dans le dialogue avec son Dieu et la rangent à sa loi de grâce... Mais toute cette œuvre sainte est au-delà des apparences et des forces et des orientations de la création présente. Là est l’épreuve, là surgit le drame du destin éternel des anges et des hommes. Voici le monde appelé à trouver son centre au-delà de lui-même, en Dieu qui y survient pour l’élever jusqu’à lui. Voici la béatitude qu’il propose, toute spirituelle, dans l’attente de la transfiguration eschatologique. Voici enfin, en rupture avec nos projets terrestres, l’Au-delà d’un Royaume céleste où Dieu nous invite à entrer. Dans ces seules conditions de son dessein universel, les créatures privilégiées de Dieu pourront atteindre à la perfection dont elles ont soif, et le monde pourra sortir des cycles indéfinis du temps et de ses vaines courses dans l’espace, pour entrer dans son repos.

Mais voici l’Ange, voici l’Homme, dans le présent de l’histoire et dans leur neuve liberté. Ils s’éveillent à la vie et regardent. Vont-ils, créatures faibles mais fières, entrer dans le dessein de Dieu ?

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes amis n° 223, tome III, 24 février 1966.