28 AOÛT 2016

CREDO

VIII. Le combat temporel des Anges et des Démons

II. L’ÉVANGILE DE JÉSUS ANNONCÉ AUX ANGES

Imaginons-les à chaque instant, dans leur candeur sereine et ardente. Un élan rapide les élève vers Dieu pour un hymne de louange indicible. Je les vois comme les montre l’Angelico, se donnant la main, entraînés l’un par l’autre en un chœur gracieux, leurs pieds nus courant sur des prés verdoyants émaillés de fleurs. Ils jubilent en présence de leur Créateur et vont s’adonner à leurs tâches cosmiques, l’un guidant Pluton dans sa course, l’autre faisant germer le grain de sénevé, le troisième surveillant la croissance de l’embryon. Ils s’exaltent de ce grand œuvre dont ils seront les fastueux régisseurs, comme les avait devinés le monde païen mieux que nous, qui les invoquait comme des divinités naturelles. Bossuet l’a bien vu, dans sa Préface au Commentaire de l’Apocalypse. C’est en cet instant que Dieu les arrête et les tient en suspens, étonnés, soudain attentifs. Voici qu’il leur propose un nouveau et très mystérieux dessein. Ce n’est pas une correction mais une extraordinaire reprise du premier œuvre, sur les bases d’une Sagesse si haute qu’un mouvement d’indécision parcourt les Neuf Chœurs. Nul de nous, pauvres humains, ne saurait dire ce qui leur a été dévoilé alors ! Les Pères ont gardé là-dessus une réserve craintive. Mais assurément la Sagesse de Dieu dut leur apparaître, à eux aussi, folie et scandale. Ils entraient de tout l’attrait de leur nature ignée dans le mouvement d’horloge de l’univers, fiers d’en assurer la régularité. C’était, aux dires de saint Augustin, la joie d’une « connaissance vespérale », comme pour une grande veillée d’armes. Et voici qu’au Matin, arrivent de nouveaux ordres qui bouleversent les anciens, de leurs chaînes de « miracles » inouïs : folie ! Dans cette « connaissance matutinale » leur sont assignées des missions incroyables et sans rapport avec leurs dignités premières : scandale ! Nous ne pourrons jamais, esprits opaques, volontés lentes et indécises que nous sommes, imaginer dans quelle clarté, avec quelle force, quelle passion brûlante, tous furent l’un après l’autre saisis par cette Révélation. Dieu qui les avait créés ses ministres, là se déclarait leur Maître souverain, imposait sa Volonté sainte en même temps qu’il les invitait, si l’on ose dire, humblement à choisir d’entrer dans ses desseins par amour, d’unir ainsi librement leur volonté à la sienne et de goûter les intimes secrets de son Cœur.

Je crois qu’ils lurent, dans ce Cœur ouvert à leurs regards, le nom de Jésus, et cela dut les stupéfier. Ils comprirent qu’au-dessus d’eux, préféré à tous, existait pour le Père céleste Quelqu’un dont seul apparaissait le Visage humain. Ils y devinèrent une sollicitude stupéfiante de ce Cœur pour les vers de terre que nous sommes, une patience, un excès d’amour incompréhensibles. Que virent-ils exactement et dans quelle clarté, nous ne le savons pas. Un Dieu qui s’abaisse, un Homme mourant comme un voleur mais chéri de Dieu, une Femme qui monte jusqu’auprès de son Trône ?... Leur rôle nouveau apparut cependant aux Anges en traits fulgurants. Ils devraient louer Dieu de cette condescendance, l’adopter dans leur propre conduite et se vouer eux aussi au salut des hommes, dans une philanthropie méritoire (Tt 3, 4) ! Ils devinèrent qu’ils seraient soumis aux commandements, exorcismes ou prières, de ces créatures viles, de chair et de sang ! Ils surent que certains d’entre eux trouveraient là leur ruine et d’autres leur exaltation. Chrétiens, revoyez toute notre Histoire Sainte, ainsi proposée dans ses principes divins aux Hiérarchies sublimes des Esprits purs, vous comprendrez leur épreuve ! Entreraient-ils dans les voies des abaissements divins, accepteraient-ils l’humilité évangélique dont révélation leur était donnée ? Alors, unis de cœur à l’anéantissement du Sauveur, entrés résolument dans son labeur à titre de coopérateurs, ils seraient enfin glorifiés avec lui. Refuseraient-ils, dans la superbe de leur dignité blessée, s’élèveraient-ils contre la résolution divine : « À Dieu ne plaise, Seigneur ! » qu’ils entendraient bientôt la Voix terrible de l’Amour contredit et bafoué : « Arrière, Satan ! » (Mt 16, 22-23) « Celui qui perd sa vie la trouvera. Celui qui prétend la garder la perdra », tout l’Évangile, ramassé en quelques traits de lumière, saisit les Hiérarchies angéliques et les passa au feu de l’épreuve. Signe de contradiction, révélation des cœurs, il les scinda en deux camps à jamais désunis, Anges et Démons.

Aussitôt ce fut parmi eux une mêlée, une lutte d’Esprit à Esprit, plus terrible que les nôtres, mais pour nous combien mystérieuse ! Plus liés encore, de par leur création, que les membres d’une famille le sont entre eux, leur soudain et surnaturel amour ou leur haine du Père qui les éprouvait, soudain les divisèrent et dressèrent les uns contre les autres. Dans ce combat, la Charité devait l’emporter : « Michel et ses Anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, appuyé par ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel » (Ap 12, 7). Les voilà maintenant qui battent l’estrade, sur terre, se sachant déjà vaincus là encore et promis à l’enfer éternel préparé pour eux (Mt 25, 41).

Que s’était-il passé dans ces Esprits supérieurs en cet instant prodigieux ? Les uns surent entendre et aimer le dessein de Dieu. Ils contemplèrent peut-être la Face humaine et humiliée de leur Sauveur. Saisis de pitié et non de mépris, ils adorèrent ce mystère et entrèrent dans les voies de cet Évangile. « La même grâce qui a relevé l’homme tombé, dit admirablement saint Bernard, a opéré dans les Anges saints de ne tomber pas. Elle n’a pas délaissé l’homme dans sa chute, mais elle n’a pas permis que les Anges bienheureux ne tombent. » (Gant. 22, 6) Le Christ ainsi leur donnait d’avance la grâce et la vie. En le servant, ils allaient apprendre jour après jour les révélations des profondeurs de la Sagesse et enfin accéder au Mystère des Personnes divines dans lequel ils reposeraient à jamais. Ainsi entrèrent-ils dès ce moment dans une première béatitude qui devrait cependant connaître jusqu’à l’Ascension du Christ de continuels accroissements.

Lucifer et les autres démons eurent alors, au contraire, un mouvement de crainte, de détestation et de révolte, pour Celui qui faisait ainsi son apparition entre Dieu et eux, comme un usurpateur. Cette révolte ne vint pas de leur nature ni de leur caractère personnel, car, sortis des mains du Créateur, ils étaient magnifiques et bons. Mais, dans l’éclair d’un jugement spontané, et libre, ils comparèrent et opposèrent l’ordre premier de la nature et le rang qu’ils y occupaient, avec le nouvel ordre, surnaturel, et la vocation de serviteurs qui leur était assignée. Tout cela dépasse trop nos horizons et nos rythmes pour qu’une telle décision nous paraisse possible, lucide, ferme, irrévocable... Ce fut pourtant ! Au sein de la contemplation pleine d’amour qui faisait leur bonheur, et jaillie de la foi qu’ils éprouvaient naturellement, pleine de certitude et d’assurance, pour les desseins que Dieu leur révélait, naquit une flamme inextinguible de haine qui ne s’éteindra plus jamais ! Le péché était grand, à la mesure de la perfection angélique. La chute fut définitive. Et nous voici effrayés, terrorisés, face à ce gouffre de malheur, de souffrance et de feu où tombent pour y être enfermés éternellement les mauvais Anges, créatures plus belles, plus capables et plus fortes que nous, maintenant perdues sans recours et sans rémission. Ne nous essayons pas à justifier les arrêts terribles de Dieu ni à les réformer, nous n’en avons ni le pouvoir ni le droit. C’est ainsi, pour nous apprendre, Chrétiens, la grandeur de Dieu, ses droits imprescriptibles, la jalousie de son Amour. Nulle créature ne peut lui résister, fût-ce le premier des Anges, sans connaître bientôt les rigueurs de sa Justice. Elle est aussi formidable que sa Bonté est immense. Toute la réalité de ce premier drame nous avertit de croire en la réalité du second, où nous sommes engagés, libres mais sujets de Dieu, en face d’un Ciel et d’un Enfer ouverts devant nous.

III. LE COMBAT TEMPOREL DES ANGES ET DES DÉMONS

L’histoire humaine allait commencer. Les Saints Anges y aideront les hommes dont ils sont établis les gardiens, et tiendront dans le meilleur ordre possible les forces de l’univers pour l’honneur de Dieu et l’accomplissement de ses desseins de miséricorde. Les Mauvais, au contraire, dans l’exercice de leurs dons naturels et de leurs pouvoirs sur les choses, vont travailler avec acharnement à la ruine des œuvres de Dieu et à la perte des hommes dont ils sont jaloux, ainsi que les apostrophe notre Bossuet : « L’homme que Dieu avait mis au-dessous de vous, est devenu l’objet de votre envie, et dénués de la charité qui devait faire votre perfection, vous vous êtes réduits à la basse et malicieuse occupation d’être premièrement nos séducteurs, et ensuite les bourreaux de ceux que vous avez séduits. » (Élévations, IV, 3) La lutte dont le Ciel fut le théâtre se poursuit maintenant sur la terre, et c’est encore dans les desseins de Dieu.

Ainsi notre tragique histoire est d’abord la leur, et quoi qu’il en coûte à notre orgueil comme au sentiment instinctif de notre sécurité, nous n’en sommes pas tant les maîtres que les Anges de lumière et les Princes des ténèbres. Elle leur appartient plus qu’à nous. Mais non pas également aux deux armées rangées en bataille. Ici, c’est la convulsion désespérée, mais dangereuse, de ceux qui sont déjà tombés du Ciel (Lc 10, 18), et là c’est la marche victorieuse des légions d’Anges sous les ordres du Christ Sauveur, Pantocrator, Dieu des Armées. Réglée, décidée en un instant dans les Hauteurs, cette guerre se fait sur terre au rythme du temps et à mesure d’homme. Dieu recherche ici chacun de nous, l’appelant par son nom, l’invitant à suivre ses sentiers, librement, fidèlement, à longueur de vie. Les dévastations sataniques, les victoires éclatantes des Anges en sont également retenues, de telle manière que ces forces supérieures soient pour ainsi dire rangées au service des hommes, prêtes à répondre à leur appel mais non pas à enjamber sur leur liberté. Chose prodigieuse, ils ne peuvent presque rien sans notre consentement ou nos prières mais, sollicités par nous, ils déploient toute leur puissance et font alors l’histoire à leur gré plus qu’au nôtre. Voici les Démons qui emplissent l’air de leurs blasphèmes. Ils ne peuvent toucher aux hommes sans une permission de Dieu. Usant de leur fonction cosmique, ils font les tremblements de terre, les famines, les épidémies. Ce n’est rien encore. Ils veulent atteindre les âmes innocentes et pervertir la société tout entière.

Ils mettent les hommes à l’épreuve et attendent, avec impatience la chute de quelques-uns pour régner sur le grand nombre. Ils ne peuvent forcer le sanctuaire intime des volontés, mais ils agissent sur les sens et l’imagination jusqu’à ce qu’enfin le péché le leur livre. Alors ils s’emparent, grâce à ceux qu’ils infestent et qui se sont remis à leur pouvoir, de tous les instruments sociaux, politiques et religieux de domination des hommes, ceux du moins que ne défend pas le Nom de Jésus-Christ (I Cor 10, 21). Ils prennent possession de tout ce qui s’éloigne de Dieu, de tout ce qui l’ignore ou le méprise. Ils se servent de tous les rouages d’un monde dont ils sont devenus les Princes pour corrompre et perdre à jamais le troupeau des âmes tièdes. Entré dans le cœur de l’homme, Satan peut déployer avec une audace et une force inouïes tous ses maléfices. Séducteur, menteur et homicide, il l’est depuis le commencement. Il lance dans le monde des idées, institue le culte des faux dieux, jette sur les sociétés humaines le réseau secret de convents et de partis, s’empare de tous les moyens d’oppression des âmes, enfin il accablerait bientôt toute l’humanité, prise dans le filet de son esclavage, s’il n’était retenu par une autre Puissance...

Anges et Saints de Dieu ne demeurent pas en effet inactifs. Ils font monter leurs louanges dans le Ciel comme la fumée de l’encens et leurs prières intercèdent pour les saints de la terre. Ils reçoivent alors mission de leur venir en aide (He 1, 14). Dès que leur parviennent nos appels, dès que l’Église implore leur secours, ils surviennent pour protéger nos âmes des tentations, nos cités de l’irruption des forces sataniques, le monde des grands cataclysmes qui nous écraseraient. Nous ne sommes pas spectateurs de cette grande lutte, notre société n’en est pas le champ sans que nous y soyons mêlés autrement qu’en sinistrés. Nous sommes les coopérateurs des Anges et ils le sont de notre action à laquelle ils donnent orientation, cohésion et puissance, sous les ordres du Christ, en la compagnie des Saints du Ciel. C’est ainsi toute une armée, une communauté, une Cité sainte qui se forme dans les combats de la terre. Nous y trouvons le salut, mais les Anges y poursuivent eux-mêmes leur propre bien. Dans les merveilles terrestres de la grâce, ils découvrent chaque jour davantage les grandeurs inconnues de l’amour divin, et ce je ne sais quoi de mystérieux les ravit de bonheur. Écoutons encore Bossuet : « Ils voient ces entrailles de miséricorde et cet amour paternel par lequel il embrasse ses créatures ; ils voient que, de tous les titres augustes qu’il se donne lui-même dans ses Écritures, c’est celui de bon et de charitable, de Père de miséricorde et de Dieu de toute consolation dont il se glorifie davantage. Ils sont ravis d’admiration, Chrétiens, de cette bonté infinie et infiniment gratuite, par laquelle il délivre les hommes pécheurs de la damnation qu’ils ont méritée. » (Serm., fête des Saints Anges Gardiens) Et puis, s’il faut en croire les Pères, nous sommes appelés à combler dans leurs rangs les vides creusés par la défection de leurs frères... De toute manière, la nouvelle Jérusalem qui se construit dans le Ciel rassemblera la grande et immortelle famille des Anges et des hommes sauvés, selon une hiérarchie de mérites, d’amour et de sainteté qui en sera toute la gloire, à la louange de leur commun Rédempteur et unique Seigneur Jésus-Christ, et c’est ce bien de tous que nos Anges Gardiens recherchent comme leur propre bonheur.

Voilà en quel règne supérieur tout se construit, tout converge, tout concourt au bien de ceux que Dieu aime, et non pas dans notre monde cassé, impitoyablement livré à la guerre des deux Cités. C’est une belle histoire ? Non, mais c’est le prélude et la préfiguration de la nôtre.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes amis n° 224, tome III, 7 mars 1966.