Il est ressuscité !

N° 208 – Avril 2020

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Le Cœur de Jésus et la peste de Marseille

DANS la vie des peuples et particulièrement en sainte et doulce France, il est des événements chargés de sens, dont la commémoration est elle-même riche de leçons. Ainsi de la peste de Marseille en 1720, il y a juste trois cents ans. Les rapprochements que l’on peut faire avec la pandémie actuelle du coronavirus sont parlants, moins par ses effets qui ne sont pas aussi terrifiants – pas encore ! – que par les remèdes proposés, quand la Main de Dieu se fait sentir sur une humanité désemparée.

Il y a trente-trois ans, quand l’épidémie du Sida commença à sévir, notre Père nous confia que c’était un signe divin, de châtiment et plus encore de miséricorde : « Ce qui est possible, – je ne le désire pas, mais je connais Dieu et quand on compte les abominations qui se commettent aujourd’hui dans notre monde –, c’est que, en l’an 2000, ce Sida soit devenu un fléau analogue à la peste de Marseille. Peut-être, à ce moment-là, le Pape de l’époque lira le livre que je vais vous résumer, d’Armand Praviel, Belsunce et la peste de Marseille (1936). Peut-être que cela lui donnera des idées, qu’il se rappellera ce qui est dit dans le Secret de Fatima et qu’il fera ce que la Sainte Vierge a demandé. Peut-être que tout d’un coup ils retrouveront un peu de catholicisme dans le fléau, c’est probablement pour ça que Dieu matraque l’humanité. »

Sœur Lucie ne parlait pas autrement, dans son entretien avec le Père Fuentes, en décembre 1957 : « Souvenons-nous que Jésus-Christ est un très bon Fils et qu’il ne permet pas que nous offensions et méprisions sa très Sainte Mère. Nous avons comme témoignage évident l’histoire de plusieurs siècles de l’Église qui, par des exemples terribles, nous montre comment Notre-Seigneur Jésus-Christ a toujours pris la défense de l’honneur de sa Mère. »

Frère Bruno a suivi le conseil de notre Père, en commençant à nous lire en communauté le livre d’Armand Praviel. Résumons-le ici, en nous aidant de la conférence que fit notre sœur Camille de l’Enfant-Jésus au cours du camp de la Phalange sur le dix-huitième siècle français (1998). Ce drame qui fut, au jugement de notre Père, « comme la répétition générale de ce que la France devrait faire », se déroula en cinq actes.

Ier ACTE : 
PRÉLIMINAIRES. L’AVERTISSEMENT CÉLESTE

On était alors sous la régence du duc d’Orléans, qui marque une « première prise de possession » de la France par Satan, après le refus du roi Louis XIV de se consacrer, lui et son royaume, au Sacré-Cœur de Jésus. « L’impiété est sur le trône », comme l’avait annoncé saint Louis-Marie Grignion de Montfort. De fait, le pouvoir était tombé, dès la mort du grand Roi (1715), entre les mains d’une coterie manœuvrée par des intérêts privés, par l’argent et par l’opinion. Notre diplomatie était à la botte de l’Angleterre, où la première Loge maçonnique était créée (1717), instrument d’hégémonie contre la Monarchie française et le catholicisme dont elle est l’appui, tandis que l’immoralité s’introduisait partout, jusque dans le domaine de la finance, subjugué par les mystifications de l’écossais Law, transférant la fortune de France aux mains d’agioteurs sans scrupules. Le Royaume se débattait au milieu d’une crise sans précédent : après avoir vécu, au milieu des illusions les plus dorées, après s’être adonné à de folles spéculations, on sentait le terrain s’effondrer, le papier-monnaie perdait tout son crédit

Les villes portuaires connaissaient encore un grand afflux de richesses, comme à Marseille, devenue le carrefour du commerce de toute l’Europe et qui passait pour l’une des plus florissantes cités du Royaume. Mais on avait assisté aussi dans la cité phocéenne à un débordement de vanités et de libertinage, indigne de sa traditionnelle piété, et ce n’est pas le clergé, en grande partie gagné au jansénisme, qui pouvait le combattre efficacement.

Cependant le Sacré-Cœur n’abandonnait pas son dessein de miséricorde sur le Royaume des lys ; il s’était choisi à Marseille une confidente dans la personne de sœur Anne-Madeleine Rémuzat, entrée à quinze ans aux “ Grandes Maries ”, le premier monastère de la Visitation de Marseille, et devenue, sous la conduite d’un jésuite remarquable, le R. P. Milley, la digne émule de sainte Marguerite-Marie. Elle fonda en 1717, à la demande de Notre-Seigneur lui-même, l’Association de l’Adoration perpétuelle du Sacré-Cœur. L’évêque de Marseille fut le premier à s’enrôler sous la bannière du Sacré-Cœur. Mgr de Belsunce, issu d’une famille protestante du Périgord et revenu avec toute sa famille dans le bercail de l’Église catholique dès l’âge de douze ans, avait été formé par les jésuites. Le roi Louis XIV ayant remarqué ses qualités et vertus, lui confia en 1710 le prestigieux siège épiscopal de Marseille. C’était un modèle d’évêque de Contre-Réforme, qui n’avait en vue que l’unité de la foi et la sainteté de son troupeau, mais se trouva dès le début en butte aux attaques passionnées et conjuguées des jansénistes, des gallicans et des parlementaires. Nouveau Chrysostome, il s’attaqua, par le moyen de grandes missions populaires, aux désordres qui se multipliaient dans son diocèse, à la faveur de la Régence. Cependant, en dépit de tous ses efforts, Marseille ne revint pas de sa frénésie de gain, de ses licences et désordres de mœurs, ni la partie contaminée de son clergé de sa rébellion et de son hérésie.

Lors des Quarante Heures de l’année 1718, les Marseillais reçurent un avertissement céleste : le Saint-Sacrement étant exposé dans l’église des Cordeliers, tout à coup, Notre-Seigneur Jésus-Christ se montra visiblement dans l’Hostie : « Son visage était si éblouissant de majesté, son regard à la fois si tendre et si sévère que personne ne pouvait en soutenir la vue. » Au monastère de la Visitation, sœur Anne-Madeleine recevait en même temps communication que le Ciel était irrité contre Marseille et que ce prodige eucharistique se produisait afin que la ville se convertisse. Sinon, elle serait frappée d’une manière si terrible que l’univers en serait épouvanté.

La même année, le grand amiral de France, Louis de Bourbon, prévenait le sieur Le Bret, intendant de Provence, que la peste rôdait autour de Marseille, et prescrivait des mesures sévères pour l’arrêter par une quarantaine imposée à tous les navires venant des pays d’Orient infectés par la contagion. De nouveau, en 1719, le chevalier Nicolas Roze, consul de Modon en Morée, avertit les Échevins de Marseille que la peste régnait en Grèce et dans une grande partie de l’Empire turc, les exhortant à prendre toutes les précautions nécessaires pour écarter le redoutable fléau. Mais on ne l’écouta pas plus qu’on n’appliqua les mesures prescrites par le grand amiral. Commerce oblige... Les affaires sont les affaires !

Et la ville insouciante et frivole ne se rendit pas aux avertissements du Ciel relayés par son vigilant pasteur ; chacun continua dans sa voie, de péché pour le grand nombre, d’indifférence aux volontés du Ciel pour les “ justes ” ou prétendus tels.

ACTE II : 
« UN MAL QUI RÉPAND LA TERREUR »

Deux ans ne s’étaient pas écoulés, après l’avertissement céleste, que le châtiment s’abattait sur Marseille, par le moyen de la peste, qui fit son entrée dans le port, le 25 mai 1720, dans les flancs du navire de commerce, “ le Grand Saint-Antoine ”, capitaine Chataud, en provenance d’un port de Syrie, Saïda, l’ancienne Sidon.

À l’arrivée du navire et dans l’intérêt du négoce, on fit d’abord silence sur la maladie, malgré le nombre de morts survenus à bord lors de la traversée. La mise en quarantaine de rigueur fut abrégée et des facilités accordées au déchargement des marchandises, à cause de l’approche de la grande foire de Beaucaire et des sollicitations des armateurs qui attendaient avec impatience cette cargaison de soie et de coton d’une valeur, disait-on, de cent mille écus. L’amour du lucre l’emporta sur les précautions sanitaires d’usage. À partir du 15 juin, le poison pestilentiel commença à s’introduire par le moyen des marchandises et des personnes débarquées dans le port, et bientôt plusieurs cas de morts foudroyantes furent signalés.

Les autorités civiles et sanitaires commencèrent par temporiser, on parla de “ fièvre vermineuse ”, de “ fièvre quinte ” ; la déclaration d’une épidémie de peste à Marseille aurait semé la panique, non seulement dans la ville mais dans toute la province, avec des conséquences économiques et sociales incalculables. « Le jour où vous reconnaîtriez ce fléau sans que son évidence soit démontrée, s’écria un Échevin, vous auriez à répondre des troubles qu’une pareille déclaration ne manquerait pas d’entraîner. Vous signeriez l’arrêt de mort de notre ville. »

Mais au début juillet, il n’était plus possible de nier l’évidence : la terrible maladie avait gagné tout un quartier de la ville, à partir de la rue de l’Escale, où chaque logis avait ses malades. On décida de placer des gardes autour et de transporter aux Infirmeries ceux qui étaient atteints. Entre le 11 et le 21 juillet, on crut discerner une diminution de la contagion, et les négociants, craignant une interruption du commerce, s’opposèrent autant qu’ils le purent à toutes les mesures de précautions ; les Échevins écrivirent même le 15 juillet aux différents ports de l’Europe que la santé était bonne à Marseille, et que la contagion n’existait qu’aux Infirmeries ! Ce fut une grande faute, car en ne prenant pas d’emblée connaissance exacte du danger, on ne prit pas non plus les solutions qui s’imposaient. Les chaleurs de l’été allaient redoubler l’intensité du fléau. « L’amour du gain et ce fatal aveuglement qui est presque toujours le prélude des châtiments de la justice divine allaient livrer toute la population de Marseille aux horreurs de la peste », écrit le biographe de Mgr de Belsunce, dom Théophile Bérengier.

L’évêque, lui, se montrait plus soucieux de la garde de ses ouailles. Ce même 15 juillet, il prescrivait à tous ses prêtres de réciter à la messe l’oraison de saint Roch, le grand protecteur des chrétiens contre toutes les contagions, et il leur recommandait d’exhorter les fidèles à la pénitence pour l’expiation de leurs péchés, ainsi qu’à « une entière et parfaite soumission d’esprit et de cœur aux sacrées décisions de l’Église, moyens sûrs et uniques d’arrêter le bras d’un Dieu irrité ». Le 21 juillet, un orage épouvantable éclata sur la ville, « les coups de tonnerre étaient si violents, écrit le P. Giraud, que l’on crut qu’ils avaient été comme le signal de la peste, Dieu déclarant ainsi la guerre à son peuple ». Et, de fait, dans les derniers jours de juillet torride, le mal se répandit comme une traînée de poudre dans toute la ville. La contagion franchissait toutes les barrières, se jouant de tous les obstacles, frappant à l’improviste, avec des symptômes effrayants : brûlés de fièvre, criblés de pustules, les malheureux se tordaient de douleurs. La mort survenait en peu de jours, parfois en quelques heures.

Le 31 juillet, un arrêt du parlement d’Aix établissait un cordon sanitaire autour de Marseille et de son territoire, isolant la malheureuse région du reste de la Provence et la privant des ressources nécessaires à son alimentation. Il fallut cette mesure sévère pour prévenir le départ de deux ou trois mille vagabonds que les échevins voulaient expulser de la ville, déjà affamés, et dont le départ aurait fait circuler le venin pestilentiel dans toutes les veines du Royaume. C’en était fait : Marseille la pestiférée était abandonnée à elle-même.

Quant à l’archevêque, il n’avait pas attendu l’arrêt du Parlement pour écrire à son président qui était en même temps Intendant de Provence : « Pour moi, je me destine à demeurer avec les pestiférés, à les consoler, à mourir, s’il le faut, et de peste et de faim... Je viens de faire un mandement pour ordonner des prières et des jeûnes, M M. les échevins m’ayant prié de ne pas faire de procession à l’imitation de saint Charles [Borromée]... L’épouvante est grande ; j’ay cependant confiance en la miséricorde de Dieu. »

ACTE III : 
VAINES MESURES ET HÉROÏQUES DÉVOUEMENTS

À la maladie qui semblait avoir pris la cité dans son étreinte mortelle, s’ajoutèrent le chômage, la misère, la famine, le vol et le brigandage. Ce fut alors un spectacle d’horreur, de jour en jour plus affreux. On compta bientôt trois cents, quatre cents morts par jour, puis huit cents dans les mois les plus chauds de l’été ! Les hôpitaux, vétustes, étaient absolument insuffisants et la ville, en pleine crise financière, ne pouvait en construire d’autres. Et puis, il était trop tard...

Ce n’était pourtant pas les médecins et les remèdes qui manquaient à la malheureuse cité, mais n’ayant pas encore découvert le bacille de la peste et son traitement, la médecine en était, écrit sœur Camille, « au même point que les docteurs Purgon et Diaforus brocardés par Molière cinquante ans auparavant : “ Purgare, saignare ”. Cela ne faisait que hâter les décès. » Un certain docteur Sicard, qui le premier avait porté le bon diagnostic, eut l’idée, avec l’aide des pouvoirs publics et la collaboration enthousiaste de la population, de faire exécuter un traitement de désinfection générale, en entretenant durant trois jours d’immenses brasiers de soufre destinés à détruire les molécules pestilentielles répandues dans l’atmosphère. Déjà écrasée sous la chaleur du mois d’août, Marseille fut transformée en une espèce de four gigantesque. Et plus l’atmosphère s’avérait irrespirable, plus les bonnes gens se réjouissaient : « Hé bé ! si elle résiste à ça, la peste, qu’est-ce qu’il lui faut ! » Mais il fallut se rendre à l’évidence : le mal, loin d’être enrayé, n’avait fait que progresser.

Par peur de mourir sans secours, les malades fuyaient leurs demeures et se dirigeaient vers les infirmeries déjà surchargées. Ils se faisaient refouler. Alors, on assista à un spectacle incroyable, que rien ni personne ne put empêcher : les malades organisant des lazarets en pleine rue, un véritable camp de pestiférés s’installa au grand air. « Tout le pavé d’un côté et d’autre était couvert de malades et de mourants étendus sur des matelas sans aucun secours. La ville n’est bientôt plus qu’un vaste cimetière qui n’offre à la vue que le triste spectacle de corps morts entassés à monceaux les uns sur les autres. »

Pendant que les médecins les plus dévoués ne s’aventuraient plus dans les hôpitaux qu’avec un luxe de précautions et un accoutrement qui prêterait à rire n’était le tragique de la situation, Mgr de Belsunce lui ne prenait aucune précaution. Tout le monde à Marseille avait alors une perche de distance pour écarter animaux et personnes dangereuses, l’évêque, non. « On le voyait, raconte un témoin, parcourir les rues à travers les tas de cadavres et de meubles infectés. Il entrait dans les maisons où la puanteur était extrême ; il y réconciliait les pécheurs, souvent couchés avec des morts dans le même lit. En même temps il répandait dans les mains des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu’il avait d’argent, se privant du nécessaire pour les secourir. »

Il n’était pas le seul, son exemple galvanisait le zèle de ses meilleurs prêtres. Beaucoup de ceux que n’avait pas atteints la gangrène du jansénisme rivalisèrent avec leur évêque et plus de cent cinquante tombèrent victimes de leur dévouement. Le 18 août, on apprend par le journal de Goujon, le secrétaire de l’évêque, que celui-ci visita en détail la sinistre rue de l’Escale, premier foyer du fléau. Il circulait, accompagné de deux saintes femmes, les sœurs Jourdan, qui portaient du bouillon aux malades, et du P. Milley, jésuite, qui avait fait de ce terrible quartier son champ d’action. Comme cet héroïque religieux y passait presque tout son temps, sans prendre aucune précaution, il tomba gravement atteint, le 27 août, et écrivit à l’évêque cette touchante lettre d’excuses : « Je n’ai pas osé me rendre au lieu désigné, me sentant déjà comme tout infecté et contraint de ne pas vous revoir », ajoutant : « Votre Grandeur n’a rien à craindre pour sa sûreté personnelle, parce que Dieu, toujours bon, toujours clément, n’affligera pas le troupeau dans la personne du bien-aimé pasteur, si nécessaire à ses ouailles. » Quelques jours après, il expirait.

Les églises ayant été fermées, c’est tantôt devant le porche de celles-ci, tantôt sur une place que l’intrépide évêque célébrait le Saint-Sacrifice de la Messe, distribuait la communion aux pestiférés ou administrait les sacrements. Le 3 septembre, on assista à une scène bouleversante : « Quand Mgr de Belsunce sortit, l’aspect de la ville était plus lamentable que jamais. La moitié de son peuple y regardait mourir l’autre. Dans la Grand-Rue, il broncha presque sur un agonisant à demi-nu qui râlait dans le ruisseau plein d’immondices. Alors Henri de Castelmoron de Born de Gavaudan, frémissant de pitié, s’agenouilla près de cet homme : rejetant délibérément toutes les précautions qu’on imposait à Sa Grandeur, il le releva, prit dans ses bras ce pauvre corps saignant, brûlant d’une fièvre mortelle : à cette chair que dévorait déjà la pourriture, il parla du ciel. Le moribond, rouvrant ses yeux vitreux, reconnut son évêque, qui venait à lui au nom de Jésus-Christ ; il lui murmura ses aveux suprêmes... Et devant les témoins de cette scène sublime, qui frissonnaient d’épouvante et d’admiration, le pasteur consola ce misérable qui, sans lui, périssait abandonné, lui donna l’absolution, et reçut son dernier soupir. » (Praviel, p. 124)

Les forçats réquisitionnés pour transporter les tombereaux de cadavres ne s’en acquittaient que sous menace de pendaison. Mgr de Belsunce monta lui-même sur la première de ces charrettes de la mort, pour les encourager et réciter des prières tout le long du trajet. Il y eut d’autres exemples de courage héroïque, tel celui du chevalier Nicolas Roze qui, avec quarante hommes dévoués, dégagea la place de la Tourette encombrée de deux mille cadavres en putréfaction. On cite également le nom du chef d’escadre des galères Charles-Claude Andrault de Langeron, énergique marin qui, envoyé de Paris, réussit à rétablir l’ordre dans la ville livrée à l’anarchie. Des orphelins vaguaient dans les rues, sans ressources, abandonnés. L’évêque et le chevalier Roze ouvrirent plusieurs maisons pour les recueillir et les nourrir.

La Chrétienté tout entière priait et souffrait, unie de cœur à ces héros de la charité. Le 14 septembre, le pape Clément XI envoyait un bref d’encouragement à Mgr de Belsunce : « Notre affection particulière et notre tendresse paternelle pour votre ville nous ont fait ressentir une vive et juste douleur, en apprenant par les nouvelles publiques qu’elle est affligée de la peste. Quoique nous craignions que les péchés des hommes, et les nôtres principalement, n’aient pas peu contribué à cette calamité, puisque le Seigneur a coutume de se servir de ces sortes de fléaux pour faire éclater d’une manière indubitable sa colère contre les peuples, cependant notre cœur affligé n’a pas été peu consolé par la pensée que cette même ville est gouvernée par un évêque plein de probité, de vigilance, de piété et de zèle, qui ne manquera pas un seul moment de procurer exactement à ceux qui sont atteints de cette maladie, tous les secours spirituels et temporels qui pourront dépendre de lui, mais qui encore, dans ces jours de colère, faisant les fonctions de réconciliateur, fera tous ses efforts pour détourner l’indignation divine par ses pieuses et ferventes prières. »

Le Pape ne s’en tint pas là, il expédia, depuis ses État pontificaux, deux mille charges de blé. Les galères furent arraisonnées par les pirates barbaresques, mais quand ceux-ci apprirent que le blé était destiné aux pestiférés de Marseille, ils les laissèrent passer...

ACTE IV : 
« ARRÊTE ! LE CŒUR DE JÉSUS EST LÀ ! »

À la fin de l’été, il était évident que tout remède humain s’avérait impuissant devant le châtiment céleste. En trois mois, la ville avait été réduite de moitié, avec quarante mille morts. « Il y aura dans moins de huit jours, écrit un contemporain, quinze mille cadavres sur le pavé, tous pourris, par où on sera tout à fait contraint de sortir de la ville et de l’abandonner peut-être pour toujours à la pourriture, au venin et à l’infection qui y croupira. »

Au cœur de la ville cependant, comme de véritables arches de Noé, les deux monastères de la Visitation traversaient le déluge sans qu’aucune sœur ne succombât au mal. « La protection dont notre très honorée Mère s’est servie pour nous garantir de la peste, témoigne l’une d’elles, ont été beaucoup de prières, neuvaines, processions et pratiques de vertu ; de bénir l’air tous les jours avec une image miraculeuse de la Sainte Vierge et prendre de l’eau où il y avait des reliques de notre saint fondateur. »

Enfin, le Ciel parla. Le 17 octobre 1720, au trentième anniversaire du dies natalis de Marguerite-Marie, la sainte de Paray, le Sacré-Cœur fit connaître à sa confidente des “ Grandes Maries ” que : « La miséricorde avait eu plus de part que la justice au dessein qu’Il s’était proposé en affligeant cette ville de la contagion ; qu’Il voulait purger l’Église de Marseille des erreurs dont elle est infectée, en lui ouvrant son Cœur adorable comme la source de toute vérité [Il n’aide que ceux dont la foi est pure, Il ne sauve qu’un peuple soumis à la vérité. C’était aussi la pensée du saint évêque] ; qu’Il demandait une fête solennelle au jour qu’Il s’est choisi lui-même [...] pour honorer son Sacré-Cœur ; qu’en attendant qu’on lui rendît l’honneur qu’Il demandait, il fallait que chaque fidèle se dévouât, par une prière au choix de l’évêque, à honorer selon le dessein de Dieu, le Cœur adorable de son Fils ; que par ce moyen, ils seraient délivrés de la contagion, et qu’enfin tous ceux qui s’adonneraient à cette dévotion ne manqueraient de secours que lorsque ce Sacré-Cœur manquerait de puissance. »

Le message fut transmis à Mgr de Belsunce, qui répondit aussitôt, avec empressement et à la lettre, à toutes les demandes du Sacré-Cœur. Dès le 22 octobre, il établissait par ordonnance la fête du Sacré-Cœur dans son diocèse, et le 1er novembre, fête de tous les Saints, il voulut le consacrer au divin Cœur. Il fit dresser à cet effet un autel à l’entrée du Cours transversal à la Canebière, vers lequel on le vit s’avancer pieds nus, la corde au cou, tenant la croix entre les bras, accompagné de douze prêtres. Ignorant le danger, des hommes sortaient des maisons. Des femmes, leurs enfants à la main, couraient à lui, criant : « Miséricorde ! » Mais lui montrait l’autel. Quand il fut arrivé aux premières marches, une véritable foule l’entourait et se jeta à genoux. Malgré l’émotion qui couvrait son visage de larmes, l’évêque réussit à prononcer à haute voix la consécration de sa personne et de ses diocésains au Cœur de l’adorable Sauveur, puis il célébra la messe en son honneur et distribua lui-même la communion.

Ni le Gouverneur ni les Échevins n’assistaient à la cérémonie de réparation et de consécration. Au reste, Mgr de Belsunce ne leur avait pas demandé leur consentement pour la procession. « Il ne m’est point nécessaire, et en pareille chose je ne dépens de personne, écrivait l’évêque à un de ses amis. Si M M. les Échevins y avaient assisté, je crois qu’ils auraient fait leur devoir et édifié le peuple. Mais enfin la procession est faite... Il me paraît que tout le mal diminue et j’espère que le Cœur de Jésus aura été touché des larmes du pasteur et du troupeau réunis pour apaiser sa colère. »

De ce jour, l’évêque distribua dans toute la ville des scapulaires-sauvegardes, morceaux d’étoffe de laine blanche sur lesquels était cousue l’image du Cœur de Jésus représenté en rouge. Autour du Cœur, on lisait ces mots : « Arrête ! Le Cœur de Jésus est là ! » Et Mgr de Belsunce ne se contenta pas de la cérémonie de la Toussaint : le 15 novembre, il montait en haut de la galerie du clocher de l’église Notre-Dame des Accoules, qui domine le vieux port. Là, « aux regards de toute cette multitude dont il n’a fait qu’un cœur et qu’une âme, Belsunce se prosterne devant la majesté suprême, se recueille quelques instants avec une onction touchante et une admirable ferveur qui remue tous les assistants ; puis, se relevant, au nom de l’Église, en son auguste qualité de médiateur entre le ciel et la terre, et avec toutes les formes si imposantes de la religion, il purifie, exorcise, sanctifie toute la ville, le territoire et le diocèse par une bénédiction générale, donnée d’abord avec la vraie croix, dont Clément XI avait fait présent à l’évêque de Marseille, et ensuite avec le Très Saint-Sacrement qu’il montra successivement aux quatre parties de la ville et du terroir, au bruit de toutes les cloches et des canons de la galère la Réale. »

Cet acte de piété et d’autres encore, que l’évêque ne craignit pas de multiplier, comme une procession autour des remparts le 31 décembre au chant du Miserere, toujours en lien spirituel avec ses chères Visitandines, plurent au Ciel, car le fléau perdit alors beaucoup de sa malignité, et bon nombre de pestiférés revinrent à la santé. L’atmosphère parut plus limpide, plus pure, les sons plus clairs. La peste décrocha, vaincue par la contre-offensive surnaturelle. Mais surtout les Marseillais avaient réappris de leur évêque à prier, à tourner les yeux et le cœur vers le Ciel

ACTE V : 
RÉCIDIVE. LA LEÇON CAPITALE

L’année 1721 se passa dans l’action de grâces, pour la délivrance de la Cité ainsi que pour la guérison du petit roi, le futur Louis XV, et la première fête du Sacré-Cœur, le 20 juin, ne connut jamais de pareille à Marseille. Multipliant les missions pour que s’instaurent dans son peuple des mœurs pures et charitables, « meilleur moyen d’éviter le retour des calamités », l’évêque ne manquait pas une occasion de renouveler l’Amende honorable et l’Acte de consécration au divin Cœur, auquel il voulut associer “ la Bonne Mère ”, Notre-Dame de la Garde, ainsi que saint Michel, protecteur de la France : « Nos gémissements et nos cris se sont fait entendre à lui, son Cœur a été touché de nos maux, il a dit à l’ange exterminateur : “ C’est assez, retenez votre main ”, et la dure plaie dont il nous a si longtemps frappés, a entièrement cessé. »

Mais le Ciel n’était pas entièrement satisfait : les Échevins, dont certains étaient acquis aux idées sceptiques ou corrompues de la Régence, n’avaient pas participé à la consécration au Sacré-Cœur de Jésus. Pire : arguant du risque de ranimer la contagion, ils s’opposèrent à la réouverture des églises que demandait Mgr de Belsunce, tout en s’abritant derrière une décision du Régent : « Son Altesse royale croit qu’en ouvrant les églises, pour y remettre de la chaux, il en pourrait sortir des exhalaisons capables de ranimer la maladie ; et désire pour cette raison qu’on les fasse au contraire sceller le plus solidement qu’il sera possible avec défense de les ouvrir qu’après une année expirée. » C’était la solution la moins chrétienne évidemment. Revanche de Satan.

La preuve qu’il n’était pas encore vaincu, c’est que la fin du fléau s’accompagna d’une grande licence de mœurs. Un sacrilège fut même commis dans une église de la ville : un ciboire fut volé, des hosties profanées. En conséquence, le 1er mai 1722, la peste reparut à Marseille, et de nouveau, c’est la panique. « Le corps de la ville ne sera converti que quand l’âme sera gagnée, explique notre Père. Or, l’âme de Marseille, ce sont les Échevins, bourgeoisie dominante qui n’a pas participé à la cérémonie de consécration. Le fléau recommence donc. Il ne reculera définitivement que lorsque les Échevins donneront l’exemple et engageront publiquement la ville dans ce culte rendu au Sacré-Cœur. »

C’est ce que comprit Mgr de Belsunce, qui s’empressa d’adresser une monition auxdits Échevins. Le respect qu’il témoignait à l’égard des autorités civiles ne l’empêchait pas de leur tenir un langage ferme et direct : « Les précautions, Messieurs, que M. le Gouverneur et vous prenez pour arrêter le progrès de ce qui cause nos justes alarmes, sont dignes du zèle et de la sagesse des véritables pères de la Patrie. Mais, vous le savez, Messieurs, vos soins, vos peines et vos travaux deviennent inutiles, si Dieu Lui-même ne daigne les bénir. Je viens donc vous exhorter aujourd’hui à commencer par un acte de religion qui soit capable de désarmer le bras vengeur qui paraît s’élever de nouveau contre nous.

« Vous vous souvenez sans doute qu’au jour de la Toussaint 1720, je consacrai la ville et ce diocèse au Sacré-Cœur de Jésus, source inépuisable de toutes les grâces et de toutes les miséricordes, et que, dès ce même jour, nos maux diminuèrent sensiblement, continuellement et sans rechute. Mais vous devez vous souvenir aussi que M M. Les Échevins ne purent alors paraître entrer dans cette consécration, ni prendre part à aucune des saintes cérémonies qui furent faites ensuite en l’honneur de Jésus-Christ, notre Libérateur... Pour réparer cela, Messieurs, je crois devoir vous proposer de faire incessamment, mais sans cérémonie, un vœu stable au divin Cœur de Jésus, notre Sauveur. »

Suivaient les détails pratiques du vœu... À quoi, cette fois, les Échevins répondirent avec conviction à l’appel de leur évêque :

« Il a été unanimement délibéré que nous, Échevins, ferons un vœu ferme, stable et irrévocable entre les mains de Monsieur l’Évêque, par lequel, nous engagerons nous et nos successeurs à perpétuité, d’aller toutes les années au jour duquel il a fixé la fête du Sacré-Cœur de Jésus, entendre la sainte Messe dans l’église du premier monastère de la Visitation, dite des Grandes-Maries, y communier et offrir en réparation des crimes commis en cette ville un cierge ou flambeau de cire blanche du poids de quatre livres, orné de l’écusson de la ville, pour brûler ce jour-là devant le Saint-Sacrement, et d’assister sur le soir du même jour à une procession générale d’actions de grâces, que nous prierons et requerrons Monsieur l’Évêque de vouloir établir aussi à perpétuité. »

La cérémonie eut lieu le 4 juin 1722, en la fête du Sacré-Cœur, au milieu d’un grand concours de peuple. Ce même jour, la peste diminua si sensiblement qu’on ne put s’empêcher de crier au prodige. La délivrance, cette fois, était définitive : jamais la peste ne reparut à Marseille. Mgr de Belsunce le reconnaissait dans son Mandement du 21 septembre 1722 :

« Peuple, que le Dieu des vengeances a deux fois frappé dans son indignation, mais qu’Il a aussi, dans sa miséricorde, délivré deux fois et d’une manière sensible, cesse de craindre désormais et tressaille d’allégresse, parce que le Cœur adorable de Jésus, auquel tu t’es solennellement voué, s’est déclaré et a fait de grandes choses en ta faveur. Que le souvenir de ces prodiges soit à jamais gravé dans vos esprits et dans vos cœurs ! Racontez-les souvent à vos enfants, que vos enfants les disent aux leurs et ceux-là aux races suivantes, et que la mémoire en passe aux siècles futurs ! Annoncez votre délivrance et la publiez aux extrémités du monde, publiez la gloire de votre Libérateur parmi les nations et ses merveilles parmi tous les peuples chez qui le commerce vous conduira désormais. »

Refusant les offres de cardinalat, marié qu’il était à sa diocèse, Mgr de Belsunce resta toujours fidèle à la “ ville du Sacré-Cœur ”, et il aurait voulu, comme sœur Anne-Madeleine, que le Pape étende l’établissement de la fête du Sacré-Cœur à l’Église universelle. Il multiplia les suppliques à cet effet, mais l’approbation romaine se fera attendre encore trente-cinq ans. Il n’empêche : le miracle de la délivrance de Marseille par le Sacré-Cœur, dès lors qu’on Lui obéissait entièrement, eut un grand retentissement dans tout le royaume et la Chrétienté ; il contribua à en répandre le culte et la dévotion, en faisant connaître aux âmes bien disposées cet aimable secret, cette Volonté divine, durant tout le dix-huitième siècle et jusqu’à la Révolution.

L’application à notre triste aujourd’hui tient à une autre Volonté du Ciel, tout aussi aimable, douce et contraignante, qui ne fait qu’une avec la précédente, comme sainte Jacinta le rappelait à sa cousine Lucie, il y a juste cent ans : « Dis à tout le monde que Dieu nous accorde ses grâces par le moyen du Cœur Immaculé de Marie, que c’est à Elle qu’il faut les demander ; que le Cœur de Jésus veut qu’on vénère avec Lui le Cœur Immaculé de Marie. »

Frère Thomas de Notre-Dame du Perpétuel Secours.