Il est ressuscité !

N° 238 – Décembre 2022

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


En route vers Notre-Dame !

« Ah ! si je pouvais mettre dans tous les cœurs le feu
que j’ai là, dans ma poitrine, et qui me brûle et me fait tant
aimer le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie !
 »

(sainte Jacinthe de Fatima)

À l’appel de frère Bruno de Jésus-Marie, nos  phalangistes se mobilisent pour multiplier les pèlerinages de dévotion réparatrice. L’objectif de cette “ opération spéciale ”, aux allures de Croisade eucharistique et mariale, est de répandre partout dans nos sanctuaires, dont la France est si riche, le feu de la petite “ dévotion réparatrice ”, demandée par Notre-Dame à Fatima et à Pontevedra. Nous commençons ici une chronique, qui sera alimentée chaque mois par le récit de ces pèlerinages.

En France, il est bien connu que « tous les chemins mènent à Marie ». Pour donner corps à l’article sur Notre-Dame du Grand Retour, paru le mois dernier, nous avons commencé par aller la vénérer dans son sanctuaire de Boulogne-sur-mer, l’un des plus anciens de la Chrétienté, où nous fûmes accueillis par nos amis et par les membres d’une Association se dévouant au service de ceux qui s’en vont « servir Dieu et ses saints », comme on dit dans le Nord.

SAINTE GODELEINE EN BOULONNAIS

C’est au fond d’un vallon solitaire, sous un chaud soleil automnal illuminant la petite chapelle de sainte Godeleine, – dans les Flandres, on dit : Godelieve, « celle que Dieu chérit » –, que se rejoignirent un bon groupe de nos familles, environ quatre-vingts marcheurs de tous âges, pour débuter notre pèlerinage. Qu’elle est attachante cette petite sainte de chez nous, devenue la sainte patronne de la Flandre, qu’on représente tenant en main quatre couronnes ! Frère Edward, qui est un peu son protégé, nous donna l’explication de ces couronnes.

Née au milieu du onzième siècle, Godeleine était la fille du porte-oriflamme du comte de Boulogne, et fut formée à la sainte dévotion et aux œuvres de miséricorde par la bonne comtesse Ide. Demandée en mariage par un vassal du comte de Flandre, nommé Berthulf, elle quitta son pays pour Ghistel. Mais le soir du mariage, son époux, monté contre elle par une mère jalouse, la repoussa et commença à la haïr. Après la couronne des vierges et celle des épousailles, Godeleine reçut celle de l’épouse abandonnée.

Objet de persécutions continuelles, elle témoignait cependant d’une héroïque patience, d’une sérénité et d’une admirable bienveillance envers tous, amis comme ennemis. Après un bref retour à la maison familiale, dans quel état ! elle fut reprise par son farouche mari et, sur l’ordre de celui-ci, étranglée par deux valets, recevant alors la couronne du martyre. Mais tout de suite après sa mort, elle commença à faire des miracles, jusqu’à convertir Berthulf qui s’était remarié, et guérir miraculeusement Édith, la fille du second mariage, qui édifia un monastère au lieu même du martyre. Ce monastère existe encore aujourd’hui, près d’Ostende, et une source miraculeuse y répand d’innombrables bienfaits, tout comme dans la chapelle de Wierre-Effroy en Boulonnais, là où Godeleine planta sa quenouille avant de partir.

Si le nom de Godeleine a été rayé du calendrier propre du diocèse d’Arras après le concile Vatican II ( !), son culte populaire subsiste, nous l’avons priée d’intercéder en faveur de nos patries infidèles et de conduire notre pèlerinage. La grande leçon que nous laisse cette sainte est de répondre aux injures par la bonté, de chercher toujours dans l’amour de Dieu la consolation aux épreuves présentes, et se dévouer sans compter au soin des pauvres, au secours des persécutés et à la consolation des affligés. Vocation d’une admirable fécondité surnaturelle, comme notre Père le rappelait en donnant l’habit à notre mère Godelieve de l’Eucharistie :

« Une longue persévérance et une longue fidélité obtiendront de Dieu le salut de l’Église. Nous connaîtrons des jours difficiles, notre vocation est marquée du signe de cette épreuve, mais un jour viendra où, tel ce couvent de Ghistel, de nombreux monastères et couvents seront de nouveau bâtis pour la restauration de l’Église et son élan missionnaire. » (15 avril 1974)

Une marche de quinze kilomètres en récitant et chantant le Rosaire nous conduisit jusqu’à Boulogne, où est vénérée la “ Vierge nautonière ”, qui vint sur nos rivages donner son Cœur d’or et recevoir le nôtre. Car c’est par son Cœur Immaculé qu’Elle veut régner en France, nous l’avons mieux compris en écoutant le récit de cette histoire plus que millénaire.

CELLE QUI VINT DE LA MER

Sur un pilier de l’ancienne église, détruite à la Révolution et reconstruite au dix-neuvième siècle, on lisait ces vers, gravés en latin : « Vous qui, de loin, vers ce rivage, tournez votre barque voyageuse, pour visiter la Mère de Dieu dans son temple vénérable, et vous qui, par routes de terre, portez vers ce lieu vos pas dévots, lisez les vers que contient cet écrit :

« L’an du Seigneur 633, le sanctuaire qui s’élevait ici depuis longtemps déjà, ayant été dévoré par des flammes, s’écroulait tout en ruine. Mais, de peur qu’il ne restât toujours désert et abandonné, voici qu’il fut bientôt réparé par ordre de la Vierge. En effet, la croyance populaire et de vieilles traditions nous assurent que Marie vint un jour aborder dans ce port, sur un vaisseau conduit par les anges...

« Hâtez-vous, pieux voyageur, de lui rendre vos hommages, car Elle se plaît à exaucer ceux qui l’invoquent. »

Cette “ légende des origines ” est beaucoup moins légendaire qu’on imagine à première lecture. En effet, l’étude du premier tiers du septième siècle dans le Nord de la France révèle une efflorescence de fondations monastiques et de missions évangélisatrices entreprises par de grands évêques comme saint Omer et saint Éloi, avec le soutien des rois mérovingiens, en particulier le “ bon roi Dagobert ”, – l’expression est plus vraie que n’en dit la chanson –, dans un contexte de « Chrétienté en marche », écrit Jean Leroy (Elle vint de la mer, Sainte-Marie de Boulogne, étude sur son origine, 1985, p. 153). Comme si la Sainte Vierge venait en renfort des évêques missionnaires, eux-mêmes soutenant de leur pouvoir spirituel les rois francs qui favorisaient leur apostolat. D’autant qu’Elle ne se contenta pas d’apporter une image d’Elle-même, Elle apparut en personne dans l’oratoire de la ville haute et une vieille chronique rapporte les paroles qu’Elle adressa aux fidèles en prière :

« Mes amis, sachez que je suis l’avocate des pécheurs, le sentier des dévoyés, la source de la grâce, la fontaine de bonté et de la miséricorde... Je veux qu’une lumière divine descende sur vous et sur votre ville. C’est mon plaisir d’y élire ce lieu où je veux qu’on me serve et qu’on me révère. » Langage de souveraine, déjà !

Un fragment de la statue de la Vierge abordant sur un “ vaisseau sans voiles ”, à l’embouchure de la rivière de la Liane, au pied de l’ancien castrum romain, statue qui fut vénérée durant douze siècles dans le sanctuaire édifié en son honneur, avant d’être brûlée par l’impiété révolutionnaire, a été analysé après la Seconde Guerre mondiale. Le résultat n’a jamais été publié, mais notre auteur, bien renseigné, affirme : « L’Image miraculeuse de Sainte-Marie de Boulogne ne date, ni du Bas-Empire, ni du douzième ou du treizième siècle, comme on a voulu le faire croire, mais bien d’une période comprise entre le sixième et le huitième siècle. » (ibid., p. 234)

Elle provenait vraisemblablement de la Syrie, et cette analyse confirme ce qu’écrivait le chanoine Le Roy en 1680 : « On ne sçait pas au vray de quel lieu est venue l’image de Nostre-Dame de Boulogne, mais, si l’on regarde le temps de son arrivée, l’on pourra facilement donner dans la pensée de ceux qui ont cru qu’elle venait de l’Orient, envahi par les Sarrasins, ce qui donna lieu de faire transporter par divers moyens plusieurs reliques dans l’Occident, où l’Église jouissait, pour lors, d’une profonde paix. Et ainsi la ville de Boulogne, quoy que située dans un coin des plus reculez de l’Occident, pourrait bien avoir profité, dans cette occasion, des dépouilles de l’Orient, et l’Image avec les reliques, dont nous avons parlé, pourrait bien estre une partie des richesses qui luy furent alors enlevées. Comme si Dieu, dans le temps que ces barbares s’emparaient de la Terre sainte, avait voulu, par un dessein tout particulier de sa Providence, que l’Image de sa Sainte Mère, chassée en quelque façon de la Palestine, trouvast son azile, justement dans une ville, qui devait un jour donner la naissance à l’invincible Godefroy de Bouillon, ce grand restaurateur de son Saint Nom dans les païs du Levant. »

Un hymne acathiste, composé en Orient au septième siècle, chantait déjà en l’honneur de la Mère de Dieu : « Salut, Nacelle de tous ceux qui veulent leur salut ! Salut, Havre aux navigateurs en cette vie ! Salut, Muraille inexpugnable du Royaume ! »

« À LA BATAILLE, NOTRE-DAME ! »

Non seulement Boulogne est une terre mariale depuis ces temps reculés de la Chrétienté, mais c’est aussi une terre de Croisade. La vie de sainte Ide, mère de Godefroy de Bouillon, – natif de Boulogne –, en est l’illustration, comme nous le montra frère Thibaud. Passionnante plongée dans cette histoire sainte, vieille de dix siècles ! Originaire de Bouillon dans les Ardennes, Ide épousa en 1057 Eustache II, comte de Boulogne, et vint séjourner dans la “ ville de Notre-Dame ”, où elle fut pour ses sujets, par sa piété, sa douceur, sa charité débordante envers les nécessiteux, – rappelons-nous qu’elle instruisit Godeleine –, comme une vivante image de la Reine du Ciel. Son directeur spirituel était saint Anselme de Cantorbéry, elle entretenait des liens d’amitié avec saint Hugues de Cluny et le pape Étienne IX était son oncle !

Six enfants naquirent de leur union, les trois premiers furent des fleurons de la Chrétienté : le comte Eustache III, qui succéda à son père ; le duc Godefroy, héritier du duché de Bouillon, qui s’empara en 1099 de Jérusalem, au cri de guerre des Croisés de Boulogne : « À la bataille, Nostre-Dame ! » Et le roi Baudouin, qui lui succéda à la tête du royaume franc de Jérusalem.

Au sujet du second, Godefroy, nous apprîmes non sans surprise qu’il avait mal commencé : prenant, à vingt-quatre ans, le parti de l’empereur germanique Henri IV contre le saint pape Grégoire VII, participant au siège de Rome et au sacre sacrilège d’un antipape, en dépit des semonces que lui adressaient sa mère Ide et l’archevêque de Cantorbéry. Mais une maladie abattit providentiellement le jeune homme. Godefroy, « bientôt aux portes de la mort, fait le vœu d’aller à Jérusalem en expiation de ses fautes s’il guérit ». Onze ans plus tard, en 1095, quand Urbain II lança son appel à la Croisade, Ide lui rappela sa promesse. Godefroy fédéra alors tout le Nord de la France, de Boulogne à la Lorraine, mais aussi l’Angleterre, la Flandre, la Rhénanie. Un tiers des hommes de la première Croisade faisait partie de sa troupe, organisée avec soin et financée par Ide devenue veuve, qui vendit biens et terres sans compter.

Notre Père admirait cette “ Croisade des barons ” : « L’histoire des Croisades de jadis nous amène à distinguer le genre Pierre l’Ermite, Gautier Sans Avoir, et l’autre de l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, et de Godefroy de Bouillon. Ici, c’est la magnificence des grands de l’Église et du royaume, c’est la discipline et l’efficacité, là en revanche, c’est la pauvreté, l’imprévoyance, le désordre et le lamentable échec. Pour viser juste, j’aimerais que nous obtenions la grâce du Ciel d’être pauvres, enthousiastes et fervents comme les premiers, mais disciplinés et organisés comme les seconds. » (CRC n° 321, avril 1996)

Le 15 juillet 1099, le jour même où les Croisés s’emparaient de Jérusalem, à l’abbatiale Saint-­Wulmer de Boulogne, « Ide la noble comtesse / En cette chapelle oyant messe / En vision vit Godefroy / Son fils, assaillir par prouesse / Jérusalem et en hautesse / Le même jour couronner roy. » À cause de son désintéressement, de sa bravoure et de sa piété, Godefroy fut constitué par ses pairs premier roi franc de Jérusalem, même s’il refusa le titre et la couronne par humilité. Il mourut empoisonné un an plus tard, et fut enterré au Saint-Sépulcre. Une reproduction de son tombeau a été placée dans la crypte de Boulogne.

Quand son frère Eustache rentra en Occident, il rapporta de précieuses reliques, octroyées par Godefroy à leur mère « par une prérogative d’amour singulier ». La plus précieuse était celle du “ Saint-Sang ”, tissu qui servit à essuyer les saintes Plaies de Notre-Seigneur et donc imprégné de son Précieux Sang. Nous eûmes la grâce de la vénérer. Il y avait aussi la couronne de vermeil, d’argent plaqué d’or, aujourd’hui disparue ; ceinte de huit petits châteaux reliquaires, elle inspira les couronnes de la Vierge nautonière (voir page 23).

NOTRE-DAME SUZERAINE

Au quinzième siècle, on disait que le comté de Boulogne était « le plus précieux anglet de la Chrétienté », entendez : l’angle formé par la côte occupant une position stratégique de premier ordre entre les royaumes de France, d’Angleterre et les terres septentrionales du duc de Bourgogne. Pour en finir avec les prétentions de ce dernier, le roi Louis XI trouva en 1477 le subterfuge de reconnaître la suzeraineté temporelle de Notre-Dame sur le comté de Boulogne, de s’en déclarer le vassal, – aimable anticipation de la consécration du royaume que fera Louis XIII en 1638 –, et de rattacher par le fait même ledit comté à la couronne de France !

« Depuis longtemps déjà, écrit Pierre Héliot, Louis XI jetait de furtifs regards sur le Boulonnais. Subissait-il l’influence d’arrière-pensées politiques ? On le croirait sans peine, mais j’imagine que, tout en ménageant l’avenir, il obéissait principalement à des mobiles pieux, car la Mère de Dieu, sa patronne et celle de la France, régnait à Boulogne. L’abbaye de Notre-Dame en cette ville, détentrice d’une statue miraculeuse de la Vierge, était en effet l’un des sanctuaires les plus illustres de la Chrétienté. Des milliers de pèlerins y accouraient chaque année, en tête ces fastueux ducs de Bourgogne que jalousaient les Valois de la branche aînée. » (Actes du Congrès de Boulogne, 1938, p. 467)

Le roi de France vint solennellement prendre possession de sa conquête, le 20 avril 1477, et rendit dévotement grâces à sa sainte Suzeraine. Pour marquer son lien de vassalité vis-à-vis de la Vierge, il lui offrit un cœur d’or, et prit l’engagement au nom de tous ses successeurs, que chacun aurait à offrir à son avènement un cœur semblable ou une somme correspondante. Cette coutume royale du cœur votif, symbole de dévotion, d’amour et de fidélité, se perpétua jusqu’à Louis XV, qui versa son offrande, mais refusa d’avouer la suzeraineté de Notre-Dame, « le roi de France n’étant vassal de personne » (sic !), déclara un ministre quelconque gagné aux idées des Lumières. Louis XVI fut donc le premier roi à ne pas offrir de cœur d’or à sa Suzeraine. On connaît sa fin tragique...

OUTRAGES, SACRILÈGES... ET RÉPARATION

Déjà, en 1544, les soldats d’Henri VIII le schismatique avaient mis la ville de Boulogne à sac et emporté avec eux en Angleterre la statue miraculeuse. Après sept ans d’exil, le roi de France Henri II qui avait repris la cité aux Anglais, exigea réparation, et la statue vénérée fut rendue à Boulogne-la-Belle.

En 1567, saint Pie V venait à peine d’ériger le nouveau siège épiscopal de Boulogne que des huguenots iconoclastes s’introduisaient en secret dans l’église cathédrale, la pillaient, et tentaient de réduire en pièces la vieille statue. Leurs cognées s’émoussèrent comme s’ils eussent frappé le roc ou l’acier. Furieux et craignant d’être surpris, ils l’emportèrent avec eux et la cachèrent sous un tas de fumier, avant de la jeter dans un puits. Mais l’auteur du sacrilège se convertit et restitua la statue. Le 26 septembre 1607, les Boulonnais acclamaient de nouveau leur Suzeraine, dont ils aimaient à se déclarer les sujets.

La Révolution, dans sa fureur antireligieuse, renouvela les outrages d’Henri VIII et des huguenots français. Le sanctuaire fut fermé, mis aux enchères et servit de carrière de pierres. En décembre 1793, il fut décidé de faire disparaître la statue, symbole de la superstition. Après la tourmente, l’abbé Haignéré put interroger les témoins du drame :

« Le hideux cortège des sans-culottes armés de pics et hurlant la Marseillaise, alla chercher Notre-Dame au district. C’était un samedi, jour de marché. La bise glaciale de décembre, un temps pluvieux, quelque chose comme le ciel de Paris au 21 janvier précédent, ajoutait à l’horreur qu’inspiraient ces démonstrations bruyantes et cet enthousiasme aviné. Il pouvait être 4 ou 5 heures du soir. L’épouvante saisit toute la population, glacée de terreur à la pensée du crime qu’on allait commettre. Un sans-culotte coiffa la Sainte Image de l’ignoble bonnet rouge et l’éleva au milieu de la troupe, faisant retentir l’air de hourras et d’imprécations. Comme dans la ­Passion du Sauveur, on fit à Notre-Dame des saluts hypocrites, on la souffleta, on l’insulta, puis on la jeta dans un bûcher aux applaudissements de la société montagnarde. Des trépignements frénétiques, une ronde infernale, des danses civiques et le son du bourdon communal témoignèrent que, désormais, les républicains de Boulogne étaient à la hauteur de la Révolution. »

Quelque temps après, un enfant de huit ans contemplait en compagnie de sa mère le sanctuaire dévasté. Il s’appelait Benoît-Agathon Haffreingue. La pieuse femme pleurait au spectacle de ces ruines et à la pensée du sacrilège commis par les “ Diaboliques ”. L’enfant la consola en lui disant que tout serait restauré, encore plus beau. Il devint prêtre, commença par fonder à Boulogne une école, devint propriétaire du terrain sur lequel gisaient parmi les herbes folles les ruines de l’antique sanctuaire et, en 1827, il entreprenait d’édifier une chapelle à l’emplacement de l’oratoire primitif. D’année en année, les dons affluant de toute la France, il rebâtit un magnifique édifice, digne d’une cathédrale, et tout cela, en esprit de réparation. Quel exemple pour la Renaissance de demain !

« Élever un monument digne de la Reine du Ciel », répondait-il à ceux qui l’interrogeaient sur ses projets. Il ne se contentait pas de dessiner les plans. « Il fallait le voir sur l’échafaudage des maçons, raconte un Boulonnais. Alerte jusque dans sa verte vieillesse, il activait ses aides ; il était le contremaître idéal, dirigeant habilement parce qu’il semblait deviner tous les détails qu’il n’avait pas appris. » On le voyait aussi prier des nuits entières dans la chapelle. Son arme secrète était le Rosaire, sa confiance dans le secours de la Vierge était absolue. C’est ainsi que ce grand ami du pape Pie IX et ardent légitimiste ( !) accomplit la promesse de son enfance. Le 25 août 1856, jour de la Saint-Louis, la Croix était plantée au sommet du dôme, et l’année suivante, la statue de l’Immaculée Conception était hissée dans le lanternon.

Il ne se contenta pas de reconstruire l’antique sanctuaire, il réveilla les pèlerinages : en 1854, fut inaugurée cette grande procession bientôt célèbre par son affluence, qui devait atteindre parfois les cent mille personnes ! Avec des miracles parfaitement authentifiés, comme à Lourdes. Les vrais Boulonnais ont gardé une vénération mêlée de tendresse pour Mgr Haffreingue, ce grand serviteur de Marie : « En moins de quarante ans, malgré les désordres du temps, votre haute mission, vous l’avez accomplie avec quel brio ! Vous avez ranimé les consciences, renversé tous les obstacles et méprisé toutes les objections. Vous avez conduit les travaux, payé toutes les dépenses, mobilisé toutes les énergies et les bonnes volontés. Vous avez alors réalisé ce miracle qui était de remettre debout, du sein de la ruine complète, l’un des plus vénérables sanctuaires dédiés à la Sainte Vierge. La Chrétienté à Boulogne, et même en France, vous doit beaucoup. » (Jean Leroy, Elle vint de la mer, p. 45)

NOTRE-DAME DU GRAND RETOUR

C’est le “ grand Retour ” qui fit connaître à la France entière la Vierge de Boulogne. Tout avait commencé par le Congrès marial de 1938, dont Mgr Dutoit, l’évêque d’Arras, introduisit les travaux par ces mots :

« Boulogne ne se lasse pas de contempler ce cœur que tient en mains sa Madone, gage de vassalité de la part de Louis XI et des rois de France ses successeurs. N’y a-t-il pas dans ce symbole deux grandes pensées qui définissent le règne de Marie ? N’est-ce point par son Cœur Immaculé qu’Elle est Reine, et n’est-ce point sur nos cœurs qu’Elle veut régner ?...

« Ce cœur est donc image du sien et image du nôtre : le sien, Cœur maternel toujours broyé, toujours vainqueur, battant à l’unisson du Cœur de son divin Fils, possédé du même Amour, triomphant par les mêmes souffrances ; le nôtre, cœur filial chargé sans doute de misères et d’ingratitudes, mais sensible à la bonté qui soutient, qui compatit et qui pardonne, épris de la pureté sans tache, du courage sans défaillance, de la patience inaltérable, de l’infinie miséricorde. Et vraiment le Cœur de Marie a parlé au nôtre, à ce cœur français qui se refuse dès qu’on menace sa liberté, mais qui se rend et qui se prodigue dès qu’il se sent aimé. »

Cela s’est vérifié, lors de l’extraordinaire pérégrination du “ Char de la Vierge ”, de Reims jusqu’au Puy-en-Velay, du Puy jusqu’à Lourdes, enfin dans son retour jusqu’à son port d’attache en suivant quatre “ Voies mariales ”, comme nous l’avons raconté dans le numéro d’ Il est ressuscité n° 237 (p. 22-35).

Par son prodigieux développement, le “ Grand Retour ” a revêtu un caractère éminemment national, rendant palpable cette vérité que Notre-Dame est toujours Reine et Souveraine en terre française, comme elle est la “ Patronne singulière ” de sa ville de Boulogne. Aujourd’hui comme jadis, elle offre son Cœur Immaculé, comme un refuge assuré et un sûr chemin vers Dieu, et des millions de cœurs se sont consacrés à lui. Durant cinq ans, grâce à l’impulsion du début, donnée par la Révolution nationale et le renouveau marial qui l’accompagna, 16 000 paroisses l’ont accueillie, 88 diocèses l’ont honorée, 120 000 kilomètres ont été parcourus et partout, Elle est passée en faisant le bien. « Les municipalités ont tiré son char, ont porté le grand Christ qui précède ce singulier cortège de pénitence. Des maires, en termes émus, ont harangué la Vierge, lui ont offert l’hospitalité de leur cité ; d’autres ont déposé dans sa barque les clefs de leur ville, gestes touchants, scènes antiques. Le Moyen Âge ne fit pas mieux...

« Quel personnage puissant, quel chef d’État prestigieux, quel guerrier couvert de gloire traverseront demain nos bruyantes cités et nos campagnes silencieuses ? Je ne sais. Une chose est acquise : ils ne seront jamais accueillis comme la Mère de Dieu l’a été. Le flanc des montagnes a résonné de chants et de prières et les échos les ont portés à travers les plaines ; les rivières aux eaux argentées ont dispersé au loin les louanges de la France entière ; des campagnes déchristianisées est montée une grande supplication nationale ; des cités ouvrières a surgi la belle et pure prière chrétienne. Les entrailles mêmes de notre sol foulé par vingt générations de saints ont tressailli au passage d’une Souveraine incontestée... Notre-Dame de Boulogne passe et le présent rejoint le passé dans une remarquable continuité, le passé explique le présent. Il n’y a pas dans ce domaine de génération spontanée, saint Benoît-Joseph Labre, le Curé d’Ars, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, rejoignent sainte Jeanne d’Arc, Saint Louis, Mesdames Clotilde, Radegonde et Geneviève. Nos vieux sanctuaires : Chartres, Reims, Le Puy, Liesse, Sion, Boulogne, expliquent le “ Grand Retour ” et celui-ci les complète. » (R. P. Devineau, o. m. i., Le Grand Retour de Notre-Dame, 1945, p. 108)

Les 21 et 22 août 1948, les quatre statues revenaient à leur lieu d’origine : Boulogne-sur-Mer. 150 000 personnes les y accueillirent avec une joie et une ferveur indescriptibles. Dans son discours de clôture, le nouvel évêque d’Arras, Mgr Perrin, pouvait affirmer : « Le Grand Retour est le mouvement spirituel le plus important de notre temps. »

Mais aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? La morne indifférence qui semble régner à Boulogne autour du sanctuaire jadis si fréquenté par ses enfants doit être une offense aussi sensible au Cœur de notre Reine que les outrages et sacrilèges de ses ennemis. Que faire, sinon... réparer en perpétuant la tradition ?

LA LEÇON DE BOULOGNE

Le 13 novembre, l’effectif des marcheurs de la veille ayant doublé, nous avons accompli notre pèlerinage en suppliants et en Croisés, dans l’esprit de la Croisade eucharistique et mariale, dont notre Père traçait le programme dans sa Lettre à la Phalange n° 53, du 13 novembre (précisément !) 1995 : « Prie, communie, sacrifie-toi, sois apôtre... selon l’exhortation faite aux enfants de la Croisade eucharistique de jadis, qu’ils mettaient en pratique, à leur façon, sans respect humain, bravant les risées des incrédules, célébrant publiquement leur culte eucharistique et affichant leur dévotion mariale. »

Après avoir assisté à la messe dominicale, accompagnée de l’harmonie de la ville de Boulogne, Sainte Cécile oblige ! et visité la très belle crypte, devenue musée, où sont exposés des objets de l’antique trésor et des pierres ouvragées de l’ancien édifice, nous avons rendu hommage à notre Reine... en baisant sa main, oui ! la relique de la main droite détachée de la statue venue de la mer, avant que celle-ci ne soit jetée au feu par les révolutionnaires. N’a-t-elle pas dit aux enfants de l’Île-Bouchard en 1947 : « Baisez ma main. » Et l’aînée des voyantes en a témoigné : « J’ai senti la tiédeur de la main de Marie. » Nous n’eûmes pas ce privilège bien entendu, mais dans la foi, nous étions certains d’atteindre la main droite de la Vierge Marie : celle qui répand ses grâces (rue du Bac), qui offre son Cœur entouré d’épines (Pontevedra), et qui arrête les flammes du glaive de l’Ange prêtes à incendier la terre.

Nous pûmes aussi, après le Salut du Saint-Sacrement, vénérer la relique du Saint-Sang. La présence de ce Linge sacré, enchâssé dans un beau reliquaire offert par le roi Philippe le Bel, n’est sans doute pas étrangère au « miracle de la croix redressée », qui se produisit quatre ans après le Grand Retour :

Dans la nuit du vendredi 7 au samedi 8 novembre 1952, sous la poussée d’un vent violent de nord-ouest soufflant à 150 km à l’heure, la flèche de Notre-Dame de Boulogne s’inclina fortement vers le sud-est, formant un angle de plus de 10°. Cette masse de granit de sept mètres de haut et surmontée d’une croix de béton de deux mètres, pesait huit tonnes ! Cinq jours passèrent dans l’angoisse de la voir s’effondrer ; tous les matins, les regards se tournaient vers la croix penchée. Or, le 13 novembre, alors qu’à 8 heures 30, d’après une estimation de l’ingénieur en charge des travaux de la cathédrale, « l’ensemble accusait une inclinaison plus importante qu’à la fin de la semaine précédente », à 9 heures, la croix était complètement redressée. Aucune hypothèse avancée n’a pu rendre compte du phénomène. Un architecte des monuments historiques a même déclaré : « Je ne vois pas d’explication, puisque ce redressement s’est effectué contre le vent. » Un petit garçon qui était dans la cathédrale à ce moment-là, entendit comme un craquement, suivi d’un grondement sourd, et puis plus rien... Au sortir de l’église, ce 13 novembre 2022, nous rencontrâmes une vieille dame de quatre-vingt-quatorze ans, témoin des faits survenus exactement soixante-dix ans plus tôt : « On avait évacué toute la rue longeant l’église, mais c’était inutile : la Sainte Vierge n’a fait jamais de mal à personne ! »

Quant à la statue de la Vierge de Boulogne qui sillonna les routes de France, elle est toujours là, repeinte et fleurie, dans un bas-côté de la basilique ; quelques photos du “ Grand Retour ” sur un présentoir, et c’est tout. Une Association des pèlerins de Boulogne a été fondée en 2019, pour tenter de ressusciter les anciens pèlerinages, en lien avec celle de Boulogne-la-petite près de Paris (voir l’encart ci-contre). Tout le monde y songe, jusqu’au nouvel évêque d’Arras, qui se trouve bien démuni devant l’ampleur de la tâche ! Et surtout par quelle foi et quelle mystique mariale faire « revenir » les âmes à la foi et à la dévotion de leurs pères, par-delà soixante ans de réforme conciliaire qui a prétendu reléguer la Vierge Marie dans « un rôle subordonné » ? Comme l’écrit Louis Pérouas, dans son “ Essai d’interprétation du Grand Retour ” : « Il faut avouer que, surtout dans les années de Vatican II, l’Église catholique, en France, n’a guère su retrouver la veine populaire sur laquelle s’était greffé le Grand Retour. »

Elle la retrouvera demain... grâce à la “ petite ” dévotion réparatrice qui se pratique les premiers Samedis du mois, tout simplement parce que c’est ce que notre Reine et Souveraine a demandé. Si l’on correspond à ses désirs, qui sont des ordres pour ses enfants ! alors ce seront des miracles de sagesse, de puissance et de miséricorde. Il suffit de brûler de ce feu de cette dévotion, comme il brûle au cœur d’une de nos pèlerines :

« Nos cœurs restent, au lendemain du pèlerinage, tout brûlants d’amour pour Nostre-Dame, grave et digne, offrant son Cœur d’une main et son Fils chéri de l’autre, arrivant dans une barque poussée par le Souffle de l’Esprit-Saint, doucement, silencieusement après la tempête, et venant conquérir nos cœurs et nos âmes ; les pêcheurs boulonnais l’ont accueillie, nos rois l’ont vénérée, la France entière a suivi au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, et nous continuons, humbles pèlerins, à venir la vénérer et la consoler de tous les outrages et ingratitudes qui ont blessé Son Cœur Immaculé. À la bataille ­Nostre-Dame ! Nous répondons d’une seule voix et d’un seul cœur : – Boulogne Belle ! »

« Nous avons le plaisir de vous rendre compte qu’hier nous avons fait pèlerinage en famille à Notre-Dame de Boulogne à Boulogne-Billancourt, en union avec ceux qui étaient au pèlerinage principal à Boulogne-sur-Mer. Nous avons été très bien accueillis par le curé du lieu, nous rappelant le côté “ raccourci ”, voulu par le roi Philippe le Bel et institué par son fils Philippe  V le Long en 1320. En 2020, les sept cents ans du pèlerinage ont été fêtés en grande pompe dans les rues de Boulogne.
« Le curé nous a aussi parlé de Notre-Dame de Bon Retour et de l’élan de ferveur après la Seconde Guerre mondiale. Il nous a dit qu’il lançait un pèlerinage de Notre-Dame de Boulogne la grande à Notre-Dame de Boulogne la petite, soit 300 kilomètres à pied, avec l’appui de quatre prêtres sur le parcours. Un beau projet qui doit consoler notre Reine du Ciel !
« L’abbé a béni toute la famille. Nous avons pique-niqué et sommes revenus dire notre chapelet aux pieds de la Sainte Vierge dans sa barque, éternellement honorée par les deux anges. Merci beaucoup, mon frère, de nous avoir invités à nous unir à nos amis du Nord ! »

À ANNECY, AVEC SAINT FRANÇOIS DE SALES

LE “ GRAND RETOUR ” EN SAVOIE

C’est entre le 15 août et le 21 novembre 1946 que Notre-Dame de Boulogne a parcouru le diocèse d’Annecy. En lisant les comptes rendus parus à l’époque dans “ Le courrier savoyard ” et dans les bulletins diocésains, on ne s’étonne pas de ce grand mouvement de ferveur mariale, dont la Savoie a toujours été coutumière, puisqu’en 1472 la duchesse Yolande, épouse du duc Amédée IX et sœur de Louis XI, devenue régente, consacra sa personne et ses États à la Reine du Ciel.

« Jesus-Maria. À vous, glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, ma Dame et ma Maîtresse, moi, Yolande de France, pauvre pécheresse, administratrice et tutrice du duché de Savoie, du Piémont et autres seigneuries, approuve et ratifie la lettre écrite ci-devant : Je vous donne mon corps, mon âme, mes enfants et vous remets la puissance qui m’a été donnée par les États, vous suppliant qu’il vous plaise de l’accepter et de gouverner ledit pays, mes enfants et moi aussi, de les garder de leurs ennemis, de telle sorte qu’après cette mortelle vie, ils puissent avoir la vie éternelle... »

En 1641, trois ans après la consécration faite par Louis XIII, Marie-Christine de France, sa sœur, qui était veuve de Victor-Amédée Ier et régente elle aussi du duché de Savoie, consacra à nouveau ses États à la Vierge Marie et ordonna à cet effet une procession générale, à renouveler chaque année le jour de l’Annonciation. Bien avant son annexion à la France (1860), la Savoie vivait donc à l’unisson de la grande patrie ! Sous la Révolution nationale, ces traditions demeuraient vivantes, au point de susciter au lendemain de la guerre un irrésistible élan marial au passage de Notre-Dame du Grand Retour, « ce grand Retour à la vie chrétienne, à la paix, la vraie paix ! au Christ, à Dieu, par Marie », comme y appelait Mgr Cesbron à l’adresse de ses diocésains.

Le dimanche 21 juillet 1946, au col de l’Iseran, à 2 770 mètres d’altitude, la Tarentaise se joignait à la Maurienne, formant un groupe de dix mille fidèles, pour acclamer la Reine de Savoie et de France, venue visiter son peuple. Parcourant les vallées l’une après l’autre, le char de la Vierge fut partout accueilli avec ferveur : triduum de préparation, processions triomphales, veillées de prière, confessions et communions en masse... Le 11 octobre, à la Bénite-Fontaine, où la Vierge Marie avait manifesté sa puissance sous l’épiscopat de saint François de Sales, en guérissant quatorze personnes en l’espace de quelques semaines, dix mille fidèles se consacraient avec leur évêque à son Cœur Immaculé. Ils avaient été deux fois plus nombreux, du 28 au 30 septembre, à acclamer sa traversée d’Annecy, dont le pavoisement rappelait aux anciens les fêtes grandioses du transfert à la Visitation d’en haut des reliques des saints fondateurs.

Saint François de Sales aurait aimé ces manifestations d’un culte public, lui qui disait : « C’est trop retrancher de l’honneur dû à Dieu d’en lever le civil et le politique... Non seulement tout honneur religieux mais aussi tout honneur politique doit être rendu à Dieu. » (Défense de l’étendard de la Sainte Croix, 1600) Et à la Vierge tout autant, surtout quand cet hommage public est le signe d’une vraie dévotion intérieure :

« Qu’ils se retirent ceux qui ont peur que nous fassions trop d’honneur à la Sainte Vierge ! Ceux qui ne sont pas avortons du christianisme, mais de la vraie religion de Jésus-Christ, aiment cette Dame, l’honorent, la louent en tout et partout. Nul n’aura Jésus-Christ pour frère qui n’aura eu Marie pour mère et qui ne sera point frère de Jésus-Christ n’héritera point avec Lui. »

Le rôle de cette Dame n’est pas “ subordonné ”, comme l’a prétendu Vatican II, mais bien capital : « Oh ! que nous devons d’honneur, d’amour et d’affection à Notre-Dame tant parce qu’elle est Mère de notre Seigneur que parce qu’Elle est encore la nôtre !... Quel bonheur c’est d’être enfant, quoique indigne, d’une si glorieuse Mère ! Entreprenons de grandes choses sous sa protection et si nous sommes tendres dans son amour, elle nous obtiendra ce que nous désirons. »

Et ceci encore, qui est très moderne : « Qui veut avoir le Saint-Esprit, qu’il se joigne avec Marie, car qui n’assemble pas avec Elle, il fait plus de perte que de gain. Servez-la, honorez-la, afin que Celui qui vient à nous par Elle nous reçoive aussi par Elle. »

C’est pour obtenir le béni patronage de ce grand saint de Contre-Réforme, dont un jubilé fête cette année le quatrième centenaire de sa mort, que nous sommes allés, le dimanche 27 novembre, en pèlerinage dans son “ petit Nessy ”. Une centaine d’amis s’étaient joints à nous pour lui confier, ainsi qu’à sainte Jeanne de Chantal, nos intentions : « Ah ! Notre-Dame, restez avec nous ! Soyez le salut du pape François, enflammez son cœur de pasteur du désir de consoler votre Cœur Immaculé, et le dogme de la foi sera restauré. – Sauvez les âmes de l’enfer par lui. »

UN CŒUR TOUT “ MARIAL 

« Oh ! s’écriait le saint évêque, qui pourrait ne pas vous aimer, ma très chère Mère ? Que je sois éternellement tout à vous et qu’avec moi toutes les créatures vivent et meurent pour votre amour ! » La vie même de saint François de Sales est l’illustration de ce très pur, très amoureux et continuel élan de dévotion mariale, jaillissant du cœur d’un saint que Dieu avait suscité pour remédier à « la grande pitié des âmes sans amour » qui affligeait notre Père céleste, aujourd’hui plus encore, comme l’exprime admirablement la mosaïque du chœur de la basilique de la Visitation. Après la messe, frère Michel nous raconta donc cette vie incomparable sous le regard de la Sainte Vierge, à partir des vitraux, modernes de conception mais expressifs à souhait, qui ornent la nef.

« Combien la Mère de cet Enfant et l’Enfant de cette Mère sont aimables ! Hors de cette Mère et de cet Enfant rien ne doit occuper notre cœur. Qu’à jamais ce glorieux et divin Jésus vive et règne en nos esprits, entre les bras de sa sainte Mère, comme en son trône florissant. »

C’est au sanctuaire de Notre-Dame de Liesse que Madame de Boisy, agenouillée avec son mari devant le Saint Suaire de Notre-Seigneur, implora une postérité « qui restât inviolablement catholique » et, d’avance, la consacra au Seigneur. François naquit l’année suivante, le 21 août 1567, au château de Sales, à Thorens. Le 21 novembre 1569, au jour de la Présentation de Notre-Dame, eut lieu en l’église de Thorens la cérémonie du sevrage ; plus tard, dans un sermon, François confia quelle consolation spirituelle il éprouvait à pareil jour : « Rien ne se fait sans Providence... Oh ! qu’heureuses sont les âmes qui, à l’imitation de la Vierge sacrée, se dédient au service de notre Seigneur dès leur enfance ! » Tel fut son cas, ayant résolu d’être « d’Église » dès sa douzième année.

Pendant ses études au collège de Clermont à Paris, il fut reçu dans la Congrégation de la Sainte Vierge, dont il devint bientôt le préfet. Chaque matin, il se rendait à l’église Saint-Étienne des Grès, prier devant la statue de Notre-Dame de Bonne-Délivrance. C’est auprès d’elle qu’en janvier 1587, il trouva secours en une terrible épreuve spirituelle qui le faisait douter de son salut : « Moi misérable, hélas ! serai-je donc privé de la grâce de Celui qui m’a fait si suavement goûter ses douceurs ?... Ô Vierge, agréable entre les filles de Jérusalem, des délices de laquelle l’enfer ne peut être réjoui, hé ! je ne vous verrai donc jamais au royaume de votre Fils, belle comme la lune et élue comme le soleil ? »

Avisant une tablette qui portait le texte du Souvenez-vous, le jeune homme lut dévotement la prière et « se trouva parfaitement et entièrement guéri, il lui sembla que son mal était tombé sur ses pieds comme des écailles de lèpre ». En action de grâces, il voua à Dieu et à la Vierge sa virginité, en mémoire de quoi il s’obligeait de réciter le chapelet tous les jours de sa vie.

À Padoue, il entra dans la Congrégation de l’Annonciation de Notre-Dame. Ayant obtenu son double doctorat en droit, il alla « remercier la dame qui l’a le plus assisté dans cette ville » et passa deux heures entières dans une chapelle de la Vierge. De Padoue, il se rendit à Lorette où il pria longuement dans la Santa Casa, accompagnant de larmes son oraison. En avril 1599, il reviendra en ce sanctuaire pour y renouveler « tous les vœux que j’ai faits à la Mère de Dieu dès ma jeunesse ».

Ordonné prêtre, François de Sales tint à célébrer sa deuxième messe en l’église Notre-Dame de Liesse. Voulant « reconquérir Genève », il confia sa mission du Chablais tombé entre les mains des calvinistes, à la Reine des Apôtres. Le 2 juillet 1595, il gravissait en solitaire la montagne des Voirons, où s’élevait jadis une chapelle, que les hérétiques avaient ruinée. « En cette fête de la Visitation Notre-Dame, qui deviendra tout aimable à son cœur, François de Sales prosterné parmi les décombres n’eut qu’à s’inspirer de son bréviaire du jour. Lui aussi, il s’était “ levé et hâté vers les hauteurs ”, pour que les foules reprissent le chemin du pèlerinage, quand Genève aurait perdu sa néfaste emprise sur les âmes et que la foi romaine aurait refleuri dans le Chablais. Transporté par cette vision d’avenir, François redisait l’irrésistible louange : “ Réjouissez-vous, Vierge Marie, vous seule avez suffi pour briser chaque hérésie dans tout l’univers ! ” Et d’avance, le missionnaire chantait le Magnificat. »

En redescendant de la montagne, des protestants fanatiques voulurent lui barrer le chemin, mais François leur échappa par miracle. C’est encore à la fin de sa mission dans le Chablais qu’il accomplit son premier miracle. Près de Thonon, au moulin de Saint-Bon, le nouveau-né d’une famille calviniste était mort sans baptême. François visita la mère affligée et, auprès du bébé inerte, invoqua Marie Consolatrice. « Aussitôt, le petit parut si plein de vie qu’il fut porté à l’église où il reçut le baptême. Il survécut environ deux jours », et toute la famille revint à la foi catholique. « Ainsi, l’hiver ayant fui, le printemps souriait, partout on voyait se dresser l’arbre précieux et resplendissant de la Croix vivifiante ; de toutes parts, l’Église faisait entendre ses chants comme la voix de la tourtourelle et, renou­velées, fleurissant de nouveau, les vignes exhalaient leur parfum. » (Lettre à Clément VIII, 1603)

Nommé évêque, François de Sales choisit la date du 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception, pour se faire sacrer. Durant la cérémonie, il eut la vision de la Vierge glorieuse qui le prenait sous sa protection. Ce fut un samedi, 14 décembre 1602, qu’il fit son entrée à Annecy afin, disait-il, « que la sainte Mère de Dieu, Mère du souverain Pasteur, soit mon introductrice au bercail de son Fils ».

Durant ses visites pastorales, un jour, à Ville-en-Salaz, après avoir fait une leçon de catéchisme sur la Sainte Vierge, il distribua des chapelets parmi la foule et le nombre de ceux-ci se trouva miraculeusement multiplié. En 1603, les hérétiques de Gex ayant tenté de l’empoisonner, il se rendit à Thonon pour y remercier la glorieuse Vierge « tant de la santé recouvrée que de la conversion des peuples de Chablais, Ternier et Gaillard ». À cet effet, il fonda une Sainte Maison, « par le moyen de laquelle, confiait-il au nonce, la bienheureuse Vierge à qui la Maison de Thonon est dédiée foulera et brisera la tête du serpent qui s’est réfugié à Genève... Elle illuminera les ténèbres des Bernois et autres Suisses... Ce sera un asile assuré et une maison de refuge, afin qu’une multitude d’âmes soient sauvées. »

Il éprouvait une douce consolation de voir tant de paroisses de son diocèse dédiées à la Vierge Marie : « Lorsque j’entre dans un lieu consacré à cette bienheureuse Vierge, je le confesse, je sens bien, par un certain tressaillement de mon cœur, que j’entre chez ma Mère et que vraiment je suis fils de cette charitable Vierge, refuge des pécheurs. » Il s’appliquait à prêcher à toutes les fêtes de Notre-Dame. « Vous savez, écrivait-il à mère de Chantal, que notre glorieuse Reine me donne toujours une assistance particulière quand je parle de sa divine Maternité ; je la supplie de mettre la main en le précieux Côté de son Fils pour y prendre ses plus chères grâces et nous les donner en abondance. »

Le 29 novembre 1617, l’évêque apprit que la petite Armande, de la famille des Grenoblois installés depuis peu à Annecy, avait été trouvée morte dans son lit. Il fit vœu que la fillette porterait un habit blanc en l’honneur de la Vierge et envoya dire à ses parents de se confier en la Mère de Dieu. Lorsque son messager arriva, l’enfant était ressuscitée, disant à sa mère : « Le saint papa de Genève est venu me bénir et je suis guérie. » Le prélat demanda alors qu’on fasse dire une messe d’action de grâces à Notre-Dame de Pitié, assurant que la jeune miraculée serait un jour fille de Sainte-Marie, ce qui advint, tandis que ses saints parents entraient eux-mêmes en religion !

La dévotion mariale de l’évêque de Genève était fondée sur le roc de la foi catholique romaine :  « Ô Dieu ! la beauté de notre sainte foi en paraît si belle que j’en meurs d’amour, et m’est avis que je dois serrer le don précieux que Dieu m’en a fait devant un cœur tout parfumé de dévotion. » C’est cette même grâce que nous étions venus lui demander de répandre dans tous les cœurs, où la charité s’est tellement refroidie.

MAÎTRE ES DÉVOTION RÉPARATRICE

L’Introduction à la vie dévote (1608) qui fut le livre le plus lu et le plus savouré en son temps, n’a pas de meilleure application aujourd’hui que dans la “ petite dévotion réparatrice ” demandée par le Ciel. « Je vous conseille d’être de plus en plus zélée à la dévotion de cette Sainte Dame, écrivait saint François de Sales à une Philothée, de laquelle l’intervention est si forte et favorable aux âmes que, pour moi, je l’estime le plus grand appui que nous puissions avoir envers Dieu pour notre avantage en la vraie piété. Qu’à jamais le Nom de cette très Sainte Vierge soit béni et exalté ! » Le zèle, c’est bien cela la dévotion telle que l’entendait notre saint, car « la flamme de la dévotion rend la charité prompte, active et ardente ».

Bénir le Nom de la Vierge, tout autant que son Cœur Immaculé, à qui il a dédicacé son merveilleux Traité de l’Amour de Dieu (1616), composé à l’intention « des âmes avancées en la dévotion », comme l’étaient ses chères filles de la Visitation :

« Vaisseau d’incomparable élection, Reine de la souveraine dilection, vous êtes la plus aimable, la plus amante et la plus aimée de toutes les créatures. L’amour du Père céleste prit son bon plaisir en vous de toute éternité, destinant votre chaste Cœur à la perfection du saint amour, afin qu’un jour vous aimassiez son Fils unique de l’unique amour maternel, comme il l’aimait éternellement de l’unique amour paternel. Ô Jésus mon Sauveur, à qui puis-je mieux dédier les paroles de votre amour, qu’au Cœur très aimable de la Bien-Aimée de votre âme ?... »

Et ce conseil si utile qu’il donnait à sœur Marie-­Aimée de Blonay au sujet du Cœur de Jésus, ne s’applique-t-il pas autant au Cœur Immaculé de Marie : « Que Dieu vous regarde avec amour, vous n’avez nul sujet d’en douter... D’examiner si votre cœur lui plaît, il ne le faut pas faire, mais oui bien si son Cœur vous plaît. Et si vous regardez son Cœur, il sera impossible qu’il ne vous plaise, car c’est un Cœur si doux, si suave, si condescendant, si amoureux des chétives créatures, pourvu qu’elles reconnaissent leur misère, si gracieux envers les misérables, si bon envers les pénitents ! Et qui n’aimerait ce Cœur royal, paternellement maternel envers nous ? »

On trouve dans ses deux maîtres livres toute la charité exigeante et la douceur persuasive du bon pasteur pour qui une seule âme pèse plus que l’univers et qui sait avoir reçu mission de son Seigneur d’en conduire le plus grand nombre, au pas de chacun, vers les plus hautes pâtures de l’amour divin. D’excellents petits chapitres portent en particulier sur la confession, la communion, l’oraison, la récitation du Saint Rosaire en tous ses mystères, – toutes choses demandées par Notre-Dame à Fatima et à Pontevedra –, ainsi que toutes les vertus qui accompagnent la vraie dévotion, et qui sont comme autant de fleurs dont Elle a promis d’orner le trône de Dieu. Car chez lui, l’amour affectif se fait effectif, comme il le rappelle à propos de l’Évangile de Cana :

« Nous devons avoir un grand soin de nous adresser à Notre-Dame puisque nous voyons qu’elle a tant de crédit auprès de son Fils... Mais remarquez que si nous voulons que Notre-Dame demande à son Fils qu’il change l’eau de notre tiédeur au vin de son fervent amour, il nous faut faire tout ce que notre Seigneur nous dira...

« Ô chrétiens ! voulons-nous que la Vierge nous exauce ? Exauçons-la. Voulez-vous qu’Elle vous écoute ? Écoutez-la, Elle vous demande de tout son cœur et pour tout contre-échange, que vous soyez obéissants serviteurs de son Fils. »

Et ceci encore : « Notre-Dame veut que l’on fasse ce que son Fils nous commande et l’honneur qu’on fait à son Fils en gardant ses commandements, Elle le tient pour fait à elle-même. » L’honneur, certes, mais aussi les offenses... et voilà qui fonde notre dévotion réparatrice des offenses faites au Cœur Immaculé de Marie, car s’il pâtit cruellement des offenses faites à Dieu, le Cœur de Jésus souffre des offenses qui lui sont faites à Elle. Bref, « de la dévotion de Notre-Seigneur naît incontinent celle de sa très sacrée Mère. Et nul ne peut aimer l’un sans l’autre. Il n’y a point de dévotion pour Dieu sans affection de plaire à Notre-Dame. »

Sainte Jeanne de Chantal ne disait pas autre chose : « Voyez, mes filles, comme nous avons tout en Marie et avec quels soin et confiance nous devons recourir à elle. Si nous sommes enfants, elle est Mère ; si nous sommes faibles, elle est Vierge puissante ; si nous avons besoin de grâces, elle est Mère de la divine grâce ; si nous sommes en ignorance, elle est le siège de la sapience ; si nous sommes tristes, elle est une cause de joie à toute la terre. »

Mais d’où venait à nos deux saints une telle connaissance des secrets du Cœur de Dieu et de l’exercice de son saint Amour ? D’une grâce toute spéciale qui unissait leurs deux cœurs en un : « Quelle heureuse rencontre, aimait à dire saint François, que deux âmes qui ne s’aiment que pour mieux aimer Dieu ! »

UN TRÈS UNIQUE CŒUR

On le sait : c’est en prêchant à Dijon le carême de 1604 que l’évêque de Genève avait fait la connaissance d’une jeune veuve, la baronne de Chantal, que le Bon Dieu lui destinait pour être la pierre angulaire de la Congrégation qu’il méditait de fonder. Ce fut la grâce mutuelle « de la douce rencontre et de l’unique cœur », d’une grande affection intime dont Dieu seul fut le principe et la fin, comme notre Père l’a expliqué dans sa retraite de 1995.

Cette rencontre d’âmes fut « un renouveau dans leur vie, comme une nouvelle vie spirituelle, surnaturelle, pour l’un comme pour l’autre. Cette nouveauté consista dans une sorte d’épanchement mystérieux, de l’Amour même de Dieu dans le cœur de saint François de Sales, afin que découlant de ce cœur, ce torrent d’amour passe dans le cœur de sainte Jeanne de Chantal et par elle à beaucoup d’autres. Je ne dis pas forcément par son apostolat à elle, mais par sa médiation, par sa coopération à la grâce reçue par saint François et de saint François à elle. »

Quand elle vint à Annecy, saint François de Sales songea d’abord à placer l’institut qu’ils allaient fonder ensemble sous le vocable de sainte Marthe, car sa fin serait le dévouement auprès des pauvres et des malades. Jeanne de Chantal regrettait toutefois que la protection de la Sainte Vierge ne soit pas davantage marquée jusque dans leur titre. Se gardant de toute remarque, elle pria pour que Dieu découvrît son désir à Monseigneur.

Or celui-ci, un beau matin, vint lui dire tout joyeux que le Seigneur lui avait fait changer d’avis et que les sœurs désormais s’appelleraient “ les Filles de la Visitation ”. Ce mystère caché n’étant pas assez célébré dans l’Église, du moins le serait-il en la nouvelle congrégation. À cette annonce, la fondatrice éprouva une immense joie, écrit mère de Chaugy, et « elle inculqua tellement la dévotion à la Sainte Vierge à nos premières sœurs et en parlait si souvent aux malades qu’elle allait visiter et servir que, par un mouvement commun des petits enfants et du peuple, on nous nomma les religieuses de Sainte-Marie ».

Et voici ce qui devait guider leur apostolat : « Je vous laisse à penser quelle odeur répandait en la maison de Zacharie cette belle fleur de lis. Pendant trois mois qu’elle y fut, comme chacun en était embaumé... Que pouvait-elle épancher sinon ce dont elle était remplie ? Or elle était remplie de Jésus. »

Comme l’était l’ « unique cœur » de saint François et de sainte Jeanne, unis par grâce et en esprit sous le regard du Père Céleste. Les deux mots accolés se trouvent dans le billet que, un an après l’installation des premières religieuses dans la “ Maison de la Galerie ”, saint François communiquait à mère de Chantal et à ses chères filles :

« Nostre maison de la Visitation est, par grâce, assés noble et assés considérable pour avoir ses armes, son blason, sa devise et son cri d’armes ; j’ay donc pensé, ma chère Mère, si vous en estes d’accord, qu’il nous faut prendre pour armes un unique cœur percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d’épines, ce pauvre cœur servant dans l’enclavure à une croix qui le surmontera, et sera gravé des sacrés noms de Jésus et de Marie... Car vraiment nostre petite congrégation est un ouvrage du Cœur de Jésus et Marie ; le Sauveur mourant nous a enfantés par l’ouverture de son sacré Cœur. Il est donc bien juste que nostre cœur demeure par une soigneuse mortification tous-jours environné de la couronne d’épines qui demeura sur la teste de nostre chef, tandis que l’amour le tient attaché sur le throsne de ses mortelles douleurs. »

Cette tendresse et unité de cœur conduit à la vraie dévotion. Dans une lettre adressée à Mère de Chantal, le 7 décembre 1613, saint François, après l’avoir assurée qu’il ferait ce qu’elle lui avait demandé pour une tierce personne, ajoutait : « Et croyez-moi, je le feray encore plus doucement parce que vous le désirez, car j’ai une extrême suavité à faire votre volonté. Hélas ! quel cœur devrions-nous avoir à faire celle du Créateur très aimé, puisque nous en avons tant pour la créature aimée et unie en Lui. »

On pourrait s’étonner qu’un Père fondateur, un supérieur, un évêque ! écrive cela à sa fille spirituelle, mais si on se rappelle qu’il était lui-même une image de Cœur de Jésus et qu’elle était pour lui comme une image de la Sainte Vierge, en toute vérité et sainteté, alors on comprend et on aime ce mystère de tendresse et de dévotion. D’autant que la Vierge Marie en est la douce Médiatrice, puisque notre saint ajoutait :

« Oui, ma très chère Mère, remettez bien votre cœur entre les mains de notre chère Maîtresse, qui sera conçue ce soir en la commémoration que nous en ferons, et je le lui demanderai ; car, ma chère Mère, je suis bien résolu de ne vouloir plus de cœur que celui qu’Elle me donnera, cette douce Mère des cœurs, cette Mère de saint amour, cette Mère du cœur des cœurs. Ah ! Dieu, que j’ai grand désir de tenir les yeux sur cette belle étoile en notre navigation ! Bon jour, ma très chère Mère ; soyez toute joyeuse sur l’occasion de cette fête venante. Jésus soit notre cœur. Amen. »

Le divin Cœur de Jésus et le Cœur de Marie Immaculée n’en font qu’un, c’est la grande révélation pour les derniers temps, expliquait notre Père, et « pour nous représenter ce que peut être l’Amour de ce Jésus et de cette Vierge Marie, qui ne font qu’un seul et même Cœur, il est bon que nous ayons cette image de l’amour mutuel de saint François de Sales, tellement pur, tellement angélique, et de Jeanne-­Françoise de Chantal et que cela nous apprenne, les uns et les autres, à ne plus faire qu’un même cœur, que nous trouvions dans cet unique Cœur la source de nos amitiés, de nos amours, de nos fidélités fraternelles. »

STATIONS DE PÈLERINAGE

Il ne nous restait plus qu’à descendre, sous la conduite de frère Joseph Sarto, qui est un enfant du pays ! dans la vieille ville d’Annecy, encore tout empreinte du souvenir et des vertus de nos deux saints, – au passage de notre bannière, certains badauds se signaient –, appliquant à la lettre les recommandations que notre Père donna un jour de pèlerinage à nos frères et nos sœurs : « Quand nous irons, cet après-midi, dans ces lieux merveilleux, nous porterons dans notre cœur ce “ secret ” que personne ne connaît plus et qui fera que nous aurons l’impression que sainte Jeanne de Chantal nous admet dans sa communauté de la Visitation un moment, pour nous y reposer ; que saint François de Sales tourne vers nous ses yeux, comme il disait, “ plus amoureux qu’il n’a jamais eu d’autres yeux ”, et nous regardant comme personnellement, nous donnant, non pas son amour de lui mais l’Amour de Dieu qui brûle en lui, allume dans nos cœurs une charité nouvelle qui sera notre joie, notre consolation et notre salut ! »

La première station se fit à Notre-Dame de Liesse, surmontée en façade de la statue en fonte dorée de l’Immaculée Conception écrasant la tête du Serpent maudit. C’est là que l’évêque de Genève tint son premier synode diocésain, recommandant à ses prêtres « rien tant que de bien aimer Dieu, leur redisant que, s’ils avaient cet amour sacré, ils trouveraient une grande facilité en l’exercice de leurs charges ». Cela pourrait être la solution aux soucis de Nos Seigneurs les évêques réunis en synode !

C’est là également que, le 8 septembre 1614, en la fête de la Nativité de la Vierge Marie, alors que saint François était assis sur le trône pontifical, « une colombe toute blanche entrée dans l’église collégiale par une fente de la fenêtre vitrée qui est au chœur, vint se reposer sur son épaule et de là sur son giron. Un murmure parcourut alors les rangs de l’assemblée : “ Notre évêque est véritablement un saint. ” »

De là, nous gagnâmes la cathédrale Saint-Pierre, où saint François reçut les ordres mineurs et majeurs, exerça sa charge de prévôt du chapitre et prononça son célèbre discours à l’adresse des chanoines, ses “ compagnons d’armes ” : « Il faut reconquérir Genève... C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer... En avant donc, et courage, excellents Frères ! Tout cède à la charité, l’amour est fort comme la mort, et à celui qui aime rien n’est difficile. » Un des premiers soins de l’évêque fut de transporter son confessionnal près de la porte d’entrée de sa cathédrale : « Si la mort vient par la fenêtre, le bon pasteur, avec l’aide du véritable et essentiellement unique Pasteur, doit se tenir à la porte. Il faut donc que je sois en ce lieu pour appeler et recevoir mes brebis au saint tribunal de la confession ; car c’est la Pénitence qui les introduit dans le parc de Jésus-Christ. »

Juste en face, on peut voir son premier évêché, la belle Maison Lambert, où il vivait comme un pauvre et multipliait ses aumônes aux pauvres de la ville. C’est là aussi qu’il composa l’Introduction à la Vie dévote, ainsi que le titre premier du Code fabrien (de son ami, Antoine Favre) : « De la Sainte Trinité et de la Foi catholique. » L’équivalent, explique notre Père, de nos 150 Points modernes, car dans cette société chrétienne, qu’aime et veut défendre saint François de Sales, la foi catholique est première et doit servir de règle à toute la vie sociale.

À l’église des dominicains, aujourd’hui Saint-­Maurice, l’évêque accueillait les enfants dans la chapelle Saint-Joseph pour le catéchisme. « Cet aimable et vraiment bon Père était assis comme sur un trône élevé de quelque cinq degrés. Toute l’armée enfantine l’environnait... C’était un contentement non pareil d’ouïr combien familièrement il exposait les rudiments de notre foi ; à chaque propos, les riches comparaisons lui naissaient en la bouche pour s’exprimer. Il regardait son petit monde, et son petit monde le regardait. Il se rendait enfant avec eux pour former en eux l’homme intérieur, et l’homme parfait selon Jésus-Christ. » La leçon se faisait par dialogues, et certaines réponses le ravissaient, comme il le rapporte un jour à mère de Chantal. Ayant demandé : « Jésus-Christ est-il nôtre ? » il s’entendit répondre par une fillette au ton résolu : « Il est plus mien que je ne suis sienne et plus que je ne suis mienne à moi-même. »

Nous devions terminer par une station dans la belle église Saint-François, mais la répétition d’un concert de Gospel ( !) nous en empêcha. Notre frère Joseph Sarto n’en prêcha pas moins sur le parvis de l’église, au milieu d’une foule cosmopolite qui déambulait ce jour-là au milieu du marché de Noël. C’est ici en effet que les Sœurs s’installèrent en 1612, la “ Maison de la Galerie ”, qui avait été leur Bethléem, s’avérant trop exiguë. Par la suite, on devait appeler ce monastère la “ Sainte Source ”. Deux ans plus tard, saint François bénit la première pierre de l’église, qui fut achevée en 1619. Mais on avait vu encore trop petit, aussi après la mort de sainte Jeanne, la deuxième supérieure de la Visitation, mère Marie-­Aimée de Blonay, prit sur elle de rebâtir l’église, sous l’aspect que nous lui voyons aujourd’hui.

Cette église, qui abrita jusqu’à la Révolution les corps des deux saints fondateurs fut, pendant deux siècles, l’église la plus belle de la Savoie : l’intérieur était tout orné de marbres, de fresques, d’autels aux retables polychromes ainsi que de précieuses pièces d’orfèvrerie. Saint François de Sales reposait dans une châsse d’argent offerte en 1662 par la duchesse de Savoie, Christine de France, et sainte Jeanne de Chantal dans une châsse d’argent confectionnée à Turin en 1768. Des foules de pèlerins s’y pressaient, grands de ce monde ou humbles paysans, confondus dans la même prière, le même hommage à la sainteté. Des miracles innombrables récompensèrent leur foi... Hélas ! la Révolution a tout pillé et saccagé. Une restauration récente lui a redonné quelque apparence, encore faut-il que s’y noue « ce grand lien de la sainte dévotion [réparatrice] qui est tout d’or ».

Un coup d’œil jeté à l’intérieur nous fit voir le blason de l’ « unique cœur », dans le vitrail au-dessus de l’entrée et en haut du retable baroque, tandis que notre frère nous racontait l’étonnante marque de tendresse posthume de nos deux saints. Dix ans après la mort de saint François, son corps fut exhumé pour la reconnaissance des restes. Il était intact et exhalait une suave odeur. « Mère de Chantal s’agenouilla contre le cercueil, se pencha vers le saint, lui prit la main et se la posa sur la tête comme pour demander une bénédiction ; et toutes les sœurs virent que cette main semblait reprendre vie, qu’elle remuait les doigts et que doucement elle pressait et caressait l’humble tête inclinée... »

Remontés à l’actuelle Visitation, nous récitâmes notre chapelet devant les deux reliquaires placés à l’entrée du chœur de la basilique, tandis que nous nous relayions aux pieds du Saint-Sacrement exposé dans la chapelle des Sœurs. Après un goûter réconfortant, nous nous quittâmes, mais non de cœur, comme a su parfaitement l’exprimer une pèlerine :

« Un immense merci pour ce si beau pèlerinage de réparation à Annecy sur les pas de saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal ! Quels saints ! C’est merveilleux de voir à quel point notre religion est universelle et traverse les âges, comme la doctrine de ces saints du seizième siècle est  actualisable  et cohérente avec le message de Fatima au vingtième siècle ! C’est bien là une preuve de la vérité et de la beauté de notre religion de ne comporter aucune contradiction à plusieurs siècles d’écart.

« Cette doctrine si positive de l’Amour de Dieu et de la Sainte Vierge, et l’exemple que ces deux saints nous donnent de l’union des Cœurs de Jésus et Marie est tellement réconfortante dans un monde comme le nôtre. Elle parle au cœur, ce qui la rend tellement accessible et aimable. C’est un vrai trésor. Et une magnifique préparation à Noël. » (à suivre)

frère Thomas de Notre-Dame du perpétuel secours.

LE “ GRAND RETOUR ”À PARIS

Pendant que la statue d’une des quatre “ Voies mariales ” sillonnait la Savoie, une autre traversait la capitale. Mgr Loutil, alias Pierre l’Ermite, curé de saint François de Sales (1863-1959), en laissa un beau témoignage, publié dans La Croix de Paris, du 21 janvier 1946 :

C’était il y a quelques jours... Par une nuit calme, j’attends, sous le porche de mon église, Notre-Dame du Grand Retour. Elle vient de Saint-Ferdinand-des-Ternes... Elle doit passer devant le chantier de Sainte-Odile, et arriver ici vers 6 heures et demie.

7 heures... Elle n’est pas encore là.

La rue devient très noire. Mais on la sent vivante, palpitante, pleine d’une foule qui va, du boulevard Malesherbes à l’avenue Wagram..., foule priante, fervente, prête à laisser exploser sa foi et son amour.

*

Tout à coup, les cloches sonnent en volée.

On ne la voit pas encore ; mais on sait qu’Elle est là, qu’Elle approche... Au loin, une lueur se diffuse... une lueur qui grandit... grandit... Puis, brusquement, des flammes de hautes torches trouent l’obscurité.

– Ave !... Ave !... C’est Elle !... Une clameur immense jaillit de toutes les poitrines. À travers l’ombre, on distingue des visages irradiés, et des bras en croix... Le char apparaît enfin, précédé de groupes de jeunes filles, entouré par une garde d’honneur d’hommes et de grands routiers.

Et je vais la recevoir, chez nous !

C’est moi qui, au nom de mon peuple, souhaiterai la bienvenue à notre Reine.

De ma vie, je n’oublierai cet instant solennel.

Au milieu de la nuit, la Vierge est, ici, toute la lumière.

Très blanche à la proue de sa nacelle, et son Fils dans ses bras, elle s’avance vers les marches de l’église, au milieu des acclamations et des cantiques... Elle s’avance lentement, ondulant sur les épaules de ses jeunes chevaliers, comme elle ondulait jadis sur les flots qui la portaient au rivage de Boulogne.

Et elle entre aux accents d’un Salve Regina triomphal des grandes orgues.

*

Autour de Celle que nos pères appelaient « Notre-Dame » avec une si affectueuse courtoisie, la prière va monter pendant toute la nuit, et toute la journée du lendemain... Prière pour tous ceux qu’on aime... pour tous ceux qui souffrent... pour tous ceux qui croient, et aussi pour ceux qui ne croient pas.

... Des confessions et des confessions !...

Deux messes de minuit. Personnellement, j’ai consacré deux mille cinq cents hosties. Combien les si dévoués religieux qui dirigeaient les cérémonies, et mes vicaires en ont-ils distribué ?...

*

Que conclure de tout cela ?

D’abord, c’est que, même à notre triste époque, les grandes pensées viennent toujours du cœur.

Opprimé depuis un siècle par un rationalisme pourri d’orgueil, et prétendant tout remplacer, le cœur, d’une poussée irrésistible, bouscule toutes les objections. Il envoie promener la sagesse des sages et la prudence des prudents. Fatigué d’être obligé de se cacher, il éclate... il crie son amour de toutes ses forces. Et rien ne peut plus l’en empêcher.

C’est pourquoi il montait, de cette foule, une telle vague de foi, que j’en sentais comme le battement physique autour de mes tempes.

*

Ensuite, il faut bien constater que ce passage de la Vierge est une forme nouvelle d’apostolat, une sorte de « mission-express », qui remue la paroisse jusque dans ses profondeurs et y réveille des hérédités qu’on croyait abolies.

Quand j’arrivais à Clichy, en janvier 1889, il n’y avait pas un homme à l’église et le port de la soutane était interdit dans certaines banlieues.

Quel chemin parcouru !... Que de vieux incrédules, plus ou moins scientifiques, installés à jamais, pensaient-ils, dans un scepticisme définitif, ou tenus à la gorge par le respect humain, ont été bouleversés devant cette foule qui criait sa foi comme aux jours les plus pieux du Moyen Âge !

*

Ce retour de la Vierge de Boulogne à travers la France est donc une trouée de bleu dans notre ciel noir. Et il est doux de le constater.

Puisse-t-elle, cette trouée, s’élargir à mesure que, de paroisse en paroisse, la divine Missionnaire passera dans nos villes et nos campagnes.

Elle constatera que, malgré nos folies, nous l’aimons toujours, et quand même... qu’elle reste « Notre-Dame », et que le royaume de France est, encore aujourd’hui, le royaume de Marie...

Pierre l’Ermite.