Il est ressuscité !

N° 201 – Septembre 2019

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Le Cœur Immaculé de Marie 
régente de Russie

Commentaire de l’Oratorio de frère Henry de la Croix

LE sujet de cette année est une première, n’étant ni catholique ni français ! Pourtant, à ma connaissance, il a été reçu avec enthousiasme, preuve que nos amis sont bien à l’unisson de nos communautés. Car, pour eux comme pour nous, ou pour eux à cause de nous, cet attrait de la Sainte Russie n’est pas esthétique ni sentimental, ni goût d’orientalisme ou de dépaysement comme au dix-neuvième siècle romantique.

Même s’il y a un peu de tout cela, le motif principal est que Notre-Dame de Fatima aime la Russie. Le Ciel semble ne s’intéresser qu’à la Russie, comme l’explique si clairement notre bienheureux Père dans la CRC numéro 184 de décembre 1982, un chef-d’œuvre qui est la source de toute l’inspiration de frère Henry.

Le 13 juillet 1917, Notre-Dame annonce qu’Elle viendra demander la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé, promettant la conversion de la Russie, donc la paix, sous peine de grands châtiments en cas de refus.

Le 13 juin 1929 à Tuy, Elle demande que le Saint-Père de prononce cette consécration avec tous les évêques du monde.

Le 29 mai 1930 sœur Lucie dira : « Si le Saint-Père daigne [sic !] faire, et ordonne à tous les évêques du monde catholique de faire un acte solennel de réparation, et de consécration de la Russie aux très Saints Cœurs de Jésus et de Marie [...], le Bon Dieu promet de mettre fin à la persécution en Russie. »

Encore le 21 janvier 1935, sœur Lucie écrit : « Dans un entretien intime avec Lui, il me semble qu’il m’a fait savoir qu’il était disposé à user de miséricorde à l’égard de la pauvre Russie, comme il l’a promis il y a cinq ans, et désire beaucoup la sauver. »

Le 13 mai 1936 : « Je lui demandais pourquoi il ne convertirait pas la Russie sans que Sa Sainteté fasse cette consécration.

 Parce que je veux que toute l’Église reconnaisse cette conversion comme un triomphe du Cœur Immaculé de Marie [...]. Cependant le Cœur Immaculé de Marie sauvera la Russie, elle lui est confiée. »

De telle sorte que notre Père disait que le Ciel semble ne s’intéresser qu’à la Russie :

« Et de fait, pour nous Français, habitués à ce que la Très Sainte Vierge apparaisse chez nous, ou du moins en quelque pays catholique romain et latin ! pour s’occuper de nous d’abord, cette prédilection marquée pour la Russie devrait nous intriguer beaucoup. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir par sa conversion la fin de nos angoisses. Il s’agit de son salut à lui, ce Peuple aimé, que notre Père du Ciel a confié particulièrement au Cœur Immaculé de Marie. Le mérite-t-il donc ? La “ Sainte Russie ” est-elle si sainte ? Et comment tant espérer d’un peuple barbare, sauvage même, que n’a jamais fait qu’effleurer, et trop tard, la civilisation [...]. Quiconque croit aux révélations de Fatima cherchera à sortir de cette incroyable ignorance, ou plutôt, de cette méconnaissance totale où nous sommes des Slaves en général et des divers peuples de la Sainte Russie.

« Nous voudrions connaître à fond l’histoire de ce peuple afin de mieux comprendre les prédilections et les ­desseins divins providentiels. Afin de discerner nous-mêmes ce que cette Russie, aimée de Notre-Dame de Fatima, conserve d’admirable, qui survivra et qui évangélisera le monde, et ce qu’elle a de disgracieux, de pernicieux par quoi lui est venu son malheur et qu’il nous faut excuser peut-être mais détester pour anticiper en nos pensées, en nos cœurs et en nos prières cette consécration, cette conversion attendues, qui doivent marquer l’ouverture d’une sainte paix dans tout l’univers, l’ouverture du règne universel du très saint Cœur Immaculé de Marie, et par lui, du Règne de Dieu. » (CRC n° 184, p. 16-17)

On ne peut mieux dire le but de cet oratorio ! et de tous les efforts que nous allons faire pendant ce camp afin de l’exécuter dans cet esprit.

L’histoire de la Russie est immense, tourmentée et complexe, mais elle a une clef : la découverte de l’icône de la Tsaritsa Nyébyésnaya (la Tsarine céleste) le jour même de l’abdication du tsar ­Nicolas II, le 15 mars 1917, 2 mars selon le calendrier cyrillique, qui marque l’entrée du monde dans ce drame extraordinaire des derniers temps qui doit aboutir au triomphe du Cœur Immaculé de Marie.

À partir de cet événement, nous pourrons ouvrir trois grands chapitres :

L’âme et la piété russe ; Les erreurs de la Russie ; les événements de 1917.

Trois actes, précédés d’un grand prologue en russe, sous forme de liturgie mariale, et une hymne au Cœur Immaculé de Marie pour terminer l’ensemble.

Puissions-nous, par nos efforts, faire du bien à nos âmes et à ceux qui nous entendront, et faire connaître la pensée de notre bienheureux Père sur ce sujet qui lui tenait à cœur, et surtout consoler le Cœur Immaculé de Marie tellement outragé.

PROLOGUE

Notre Prologue consiste en une liturgie orthodoxe en l’honneur de la Vierge de Vladimir (Vladimir­skaya), en miniature ! Je dis “ orthodoxe ”, mais ces textes, empruntés à la liturgie, datent d’avant le schisme. On devrait plutôt dire “ orientale ”.

Mais comme nous sommes dans un oratorio, une pièce dramatique, notre petite “ liturgie ” est précédée d’un prélude aux instruments.

Sur un long accord des cordes en trémolos, doux, presque sans changements, on entend un thème, une mélodie à caractère russe aux violoncelles, qui passe ensuite aux violons avec basses en syncopes, aussi “ très russes ”, avec clochette bien sûr, tandis que les autres cordes entrent peu à peu, opérant un crescendo, avec des doublures, typique de l’écriture d’orchestre russe. La conclusion est annoncée, préparée, par un bref passage à l’unisson de toutes les cordes, toujours très russe, pour finir doucement.

En une minute on est déjà bien en climat, couleur locale russe.

Commence alors le Prologue proprement dit. Il est tout consacré à Notre-Dame de Vladimir et se présente comme un résumé d’une hymne akathiste, ce qui veut dire “ sans s’asseoir ”, car cet office chante la gloire de la Mère de Dieu. Il consiste en une sorte de litanies encadrées par deux stances ou tropaires.

« Pour connaître et aimer l’âme russe, disait notre Père, il nous faut comprendre les caractères fondamentaux du mysticisme russe populaire où l’éblouissement des âmes dans l’exubérance de la liturgie byzantine, et le flamboiement des iconostases tient une grande place. » (CRC n° 184)

« La liturgie byzantine est la nourriture essentielle du christianisme russe. “ Nous nous croyions au Ciel et non plus sur la terre ” », avaient rapporté à saint Vladimir, ses envoyés à Byzance, lui décrivant la liturgie de Sainte-Sophie !

« Le culte des icônes, venu de Byzance, les Russes s’étant convertis peu après le “ Triomphe de l’ortho­doxie ” sur l’iconoclastie (842), donne sa ferveur intime à la spiritualité. » (CRC n° 184, p. 17)

Pendant longtemps, le peuple russe n’aura d’autres livres que celui des icônes, un peu comme chez nous les porches des cathédrales.

Les icônes de la Sainte Vierge ont un rôle particulièrement décisif.

La Vierge de Vladimir : Elle est du type de “ la Vierge de tendresse ”. Elle porte sur les bras son Divin Enfant qui se fait câlin, et se pressant contre sa Mère, il appuie sa joue sur la sienne. C’est la plus humaine des Vierges russes, celle où le sentiment est le plus extériorisé.

C’est une des icônes les plus anciennes et les plus vénérées en Russie. C’est devant elle qu’était célébrés le couronnement de tous les tsars et la consécration de tous les patriarches. Jusqu’en 1919, la Vladimirskaya se trouvait dans la cathédrale de l’Assomption à Moscou (depuis 1395). Tous la considéraient comme la protectrice de l’État et de l’Église... Chacun de ses déplacements était regardé comme un déplacement de la Mère de Dieu elle-même...

C’est en 1395, quand une vague destructrice des armées tartares entre en Russie et va jusqu’aux portes de Moscou, qu’une ambassade est dépêchée à Vladimir pour apporter l’icône, car seule la Mère de Dieu, la Souveraine, pouvait sauver Moscou. Les Moscovites l’accueillirent comme la Sainte Vierge en personne et se répandirent en prières et lamentations.

Le chef tartare eut, la nuit suivante, un songe : une Vierge et une armée d’anges aux glaives enflammés se jetaient sur lui. Plein d’effroi, il comprit que c’était la Mère de Dieu des chrétiens et il s’enfuit.

Moscou était sauf. C’était le 26 août 1395, jour qui devint la fête liturgique de la “ Rencontre de l’icône de Vladimir ” (jour de notre enregistrement !)

Le tropaire que nous allons chanter au début du Prologue “ Dnyès svyetla ” a été composé pour commémorer cette victoire de « l’admirable Souveraine Mère de Dieu ».

La ville de Moscou sera par la suite protégée de nombreuses fois contre l’invasion des Tartares, en 1408, en 1451, et en 1459 par exemple, malgré le schisme !

Invoquons-la sans tarder !

Je reviens à notre Prologue. Après l’introduction musicale, un premier chœur (ou tropaire) tout à la gloire de la Vierge de Vladimir (Vladimirskaya) fait entendre de puissants accords, homorythmiques, en langue russe, solennels et hiératiques, à la manière de la liturgie russe, mais accompagnés par des instruments de musique, ce qui est absolument interdit dans les canons orthodoxes. « L’instrument ne parle pas, il ne peut donc pas prier ! »

Mais c’est ici un oratorio, nous nous permettrons donc quelques entorses aux canons. D’ailleurs la Sainte Vierge elle-même ne s’en privera pas, comme nous verrons dans l’Acte III, avec le choix de l’icône de la Tsarine céleste, peinte à l’huile (!), et peut-être reléguée aux oubliettes parce qu’elle ne correspond pas aux canons.

« En ce jour, l’illustre cité de Moscou », chanté à pleine voix, comme une proclamation, doublé par les cordes, et l’orgue aux jeux de fonds, grave. Les bois avec la flûte aiguë rehaussent l’éclat des cordes dans les graves pour mettre en valeur la suite de la phrase : « rayonne au lever du soleil », et les cuivres vont donner encore plus de ­grandeur : « en accueillant, Notre-Dame, ton Icône miraculeuse ».

Cette première partie se termine paisiblement, mais toujours solennelle, avec ses motifs mélodiques bien russes, empruntés aux chants populaires :

« Vers laquelle nous accourons désormais, et Te priant, nous T’invoquons ainsi : »

Commence la deuxième partie de ce tropaire, avec entrain, sans orchestre mais avec des rythmes bien “ russes ”, la langue aide, et des changements de mesures de 4/4 à 5/4 pour chanter « Ô admirable Souveraine Mère de Dieu ». Ici le terme “ admirable ” est trop faible pour traduire le russe qui use de super-superlatif !

Bientôt, les cordes viennent doubler le chœur à l’octave (avec son chant à la tierce) : « Prie le Christ Notre-Seigneur qui s’est incarné en Toi »...

Puis la musique se calme, pour demander humblement « de garder cette cité, ainsi que toutes les cités et pays chrétiens », toujours avec des formules mélodiques et rythmiques courantes dans la musique russe, comme les accords répétés sur les syllabes... « à l’abri de toutes les perfidies de nos ennemis », avec des effets de nuances très doux sur un motif répété, et enfin, avec force pour supplier, implorer : « et sauve nos âmes, selon la tendresse de ton Cœur », avec un saut d’octave puis une mélodie qui descend lentement, toujours inspirée des mélodies russes, soutenue par les cordes et les cuivres en un long decrescendo pour terminer sans instruments.

Commence une suite d’invocations sous forme de litanies où un chœur de chantres, qui ont vénéré l’icône de la Vladimirskaya posée sur un présentoir et entourée de fleurs, dialogue avec le grand chœur qui ponctue les douze invocations par « Réjouis-Toi, ô Vierge de Vladimir ! » Toujours en russe :

« Radouïsya, o Vladimirskaya. »

Les chantres concertent avec le grand chœur pour louer Notre-Dame de Vladimir.
Les chantres concertent avec le grand chœur pour louer Notre-Dame de Vladimir.

Les douze versets sont chantés à quatre voix égales par le petit chœur des chantres, la mélodie du chant principal étant à la deuxième voix. Il est assez hiératique et solennel, comme les litanies et la psalmodie, les autres voix ne faisant qu’accompagner le chant, comme l’orgue, discret. Le grand chœur, lui, est plus exubérant.

Malgré une certaine retenue, il y a une progression d’une invocation à l’autre, qui sera plus perceptible à la fin, non sans un peu de figuralisme.

« 1. Réjouis-Toi, Refuge pour tous ceux qui ont confiance en Toi. » Sur une longue pédale de tonique, le même accord répété de sol majeur et une cadence plagale, impose le sentiment de confiance.

« 2. Réjouis-Toi, Toi qui ne nous délaisses pas dans nos épreuves. » Avec une petite touche de si mineur pour figurer les épreuves.

« 3. Glorieuse Protectrice de notre pays. » En do majeur, quatrième degré du sol, rassurant, et retour en sol. En fait, une grande cadence plagale.

« 4. Mère de Dieu étendant ton amour maternel jusqu’à nous pécheurs. » Insistance du demi ton si-do, affectueux, sur « Mère de Dieu », et passage en mi mineur, tendre et humble pour « nous pécheurs ».

« 5. Qui attendris les cœurs les plus endurcis. » Premier arrêt sur le cinquième degré, ré majeur tandis que le chant monte pour implorer cette grâce insigne.

« 6. Qui appelles les pécheurs au repentir. » Rythme syncopé (pour secouer le pécheur !) en mi mineur sans sensible ni dominante, plus doux.

« 7. Qui apaises la juste colère de Dieu à notre encontre. » Toujours en mi mineur mais avec les degrés faibles du ton, des accords étrangers (sol mineur) puis demi-cadence sur si majeur. On semble s’installer en mi mineur, mais pas pour longtemps, car nous revenons au sol majeur pour l’invocation suivante :

« 8. Victoire invincible.

« 9. Tsarine des forces célestes. » Avec son saut de quarte, guerrier !

Les interventions du chœur “ Radouïsya ”, réjouis-toi, participent aux intentions de chaque invocation.

« 10. Qui aimes la Russie. » Dans le texte original ce serait plutôt « qui es aimée de la Russie », mais les révélations de Fatima ont inversé les rôles. Les cordes, d’autant plus émouvantes qu’elles se sont tues jusque-là, entrent doucement pour souligner cette prédilection de Notre-Dame pour la Russie.

Elles préparent aussi le grand crescendo aboutissant au grand chœur.

« 11. Qui conserveras la piété de nos pères. » Retour à la douceur des tons mineurs et degrés faibles, mais en terminant sur le cinquième degré du sol majeur, ce qui provoque une certaine attraction et entraîne de nouvelles modulations, la dernière invocation commençant sur le premier renversement de la majeur, dominante de ré. Nous allons résolument vers les tons majeurs avec dièses :

« 12. Vierge des vierges, qui fais de ton icône la source de ta miséricorde envers nous. » C’est une progression où les dièses s’ajoutent les uns aux autres, d’abord le do #, puis le ré # appelant la nouvelle tonalité de mi majeur qui éclate dans le chœur “ Vsbrannoï ” au bout d’un grand crescendo et roulement de timbales.

Le chœur : « Invincible conductrice de nos armées, à toi la victoire ! » en un mi majeur majestueux, glorieux, avec tout l’orchestre, les premiers violons exécutant des gammes descendantes qui aboutissent à des trémolos frémissants.

Le chœur, à la manière russe, est très “ nourri ” par de nombreuses doublures notamment des sopranos 1 et 2 par les ténors 1 et 2...

« Parce que tu nous as délivrés des méchants... » La musique se calme un peu pour laisser place à la reconnaissance.

« ... par la venue de ta vénérable Image », allusion au miracle de 1395.

« Souveraine Mère de Dieu » ; le chant exécute des motifs mélodiques bien russes, avec le saut d’octave puis la descente en tierces, se développant sur ces noms sacrés.

« Nous célébrons avec joie la mémoire de ta Rencontre », le chant reprend la mélodie du début de ce chœur “ Vzbrannoï ”, mais en plus ramassé et rythmé pour le développer avec de nouvelles descentes en tierces, joyeuses et reconnaissantes, « et fidèlement, nous t’acclamons », aboutissant à une sorte de coda exubérante, reprenant inlassablement « Gloire à Toi, ô Vierge de Vladimir ! » (Slava Tibyé, o Vladimirskaya !), le plus triomphal possible avec le concours de tous les instruments et même une sonnerie de cloches, des guirlandes de tierces tant aux voix qu’aux instruments, des changements fréquents de mesures (passant du 2/2 au 3/4, au 4/4 et 5/4, 3/4 et enfin 2/2), le triangle ajoutant sa note joyeuse dans un déluge de notes et de “ slava ”. La sonnerie de cloches continue un moment, seule, et ne s’éteindra que pendant le début de l’Acte premier.

*
*       *

ACTE I 

SCÈNE 1

Le staretz : Aimez la Mère de Dieu, baisez souvent son image.
Les femmes : Très Sainte Mère de Dieu, sauvez-moi, pécheur !

Ce premier Acte est consacré à faire connaître l’histoire sainte de la Russie, et pénétrer l’âme russe.

« Quoi qu’il en soit, écrivait notre Père, c’est à Kiev que s’est façonnée l’âme russe, faite de radicalisme évangélique, d’un sens violent du péché et d’un élan égal vers la sainteté ; et son désir obsédant de purification et de transfiguration allant jusqu’à la hantise d’une rédemption universelle et même cosmique.

« Le nœud de ce mysticisme est assurément cette pitié viscérale que le Russe, si souvent tenté par le vertige de la cruauté inutile, éprouve pour la “ souffrance innocente ”, pour le “ juste persécuté ”. Qu’y a-t-il de plus évangélique qu’un tel sentiment, si profondément imprimé dans l’âme slave devenue chrétienne ?

« Ajoutez à cela, non point inspirés par l’immensité des plaines et leur monotonie, mais par la méditation évangélique, ces autres caractères fondamentaux du mysticisme russe populaire : le sens communautaire, le détachement des biens terrestres et l’attachement aux pèlerinages des pauvres gens, pérégrinations sans fin d’un monastère à un autre, et l’éblouissement des âmes dans l’exubérance de la liturgie byzantine et le flamboiement des iconostases, et vous connaîtrez, vous aimerez l’âme russe. » (CRC n° 184, p. 17)

Notre première scène commence à la sortie de l’église, où les personnages viennent d’assister à la divine liturgie, les cloches faisant la transition avec le Prologue.

Un groupe de femmes “ de toutes conditions ” se presse à la sortie de l’office, attendant que le staretz paraisse pour lui demander des conseils pour leur vie spirituelle et recevoir quelques consolations...

« Le staretz, explique notre Père, est une sorte de moine charitable qui se laisse assaillir dans sa solitude par le pauvre peuple, éternel pèlerin, avide de conseils et de consolations spirituelles. » (CRC n° 184)

Les cloches s’éteignent peu à peu, laissant la place à une mélodie à caractère russe populaire aux violoncelles.

Puis l’ensemble des cordes jouent en pizzicato dans un 6/8 animé, créant un climat d’attente fébrile, jusqu’à ce qu’une femme aperçoive le staretz et lance, exaltée : « Le voilà ! Atiéts ! » ce qui veut dire Père, et toutes les autres de répéter : « Père ! Père ! »

Le staretz paraît, en habit sobre, coiffé de son skufya et revêtu de son étole. Il est accompagné par deux moines dont l’un porte une icône. La musique, réduite à presque rien, laisse la parole au staretz qui chante avec calme et autorité : « Pourquoi voulez-vous me voir ? » À quoi les femmes répondent avec avidité en 6/8 : « Père, apprenez-nous à prier ! » « Pajalouïsta, Atiéts ! » Elles le chantent d’abord en français et le chœur le reprend en russe.

Notre staretz représente ici le meilleur courant de la piété ou spiritualité russe, malgré le schisme, citant saint Séraphim de Sarov (1759-1833) et Jean de Kronstadt (1829-1908) dont nous reparlerons.

Il les exhorte d’abord à la piété mariale avec des paroles de saint Jean de Kronstadt sur fond de violons doux et graves, avec le cor qui lui répond et la flûte en contrepoint :

« Aimez la Mère de Dieu, baisez souvent son image. » Les deux moines qui l’accompagnent continuent le chant tandis que le staretz fait embrasser l’icône aux pieuses femmes.

« Que la grâce divine, dont notre Souveraine est remplie, ne soit pas vaine pour nous. Avec audace et confiance, ayons recours à la très pure, admirable et puissante protection de la Vierge. »

Autres citations du même que nous ne chanterons pas : « Elle est toujours sainte, elle est archisainte éternellement, de façon immuable, inébranlable. Elle est partout, elle est présente dans les icônes ; elle les sanctifie par les traits de son visage et son nom gravés sur ces icônes. »

« Quand, plongé dans la prière, tu appelles la Très Sainte Vierge, très Sainte, très pure, songe que son être même est la Sainteté éternelle, immuable, invariable, inimaginable. »

Le Père Jean de Kronstadt est une figure admirable d’ascète, de directeur d’âmes, thaumaturge. Il lisait dans les consciences et fut favorisé de songes prophétiques (CRC n° 184, p. 21).

Il était d’une charité extraordinaire, on ne compte plus ses œuvres à la manière de saint Jean Bosco ! D’une chasteté parfaite, il contractera un mariage ­virginal, chose inusitée chez les orthodoxes.

En politique, il est tsariste ! et ses analyses d’un patriotisme “ de droite ” à toute épreuve qui lui valurent une grande popularité, lui faisaient annoncer des malheurs pour la Russie, comme nous le verrons plus loin. Cet aspect politique du personnage le fera admirer par les uns et redouter par les autres.

Le staretz de notre Acte I citera abondamment le plus grand saint russe moderne, Séraphim de Sarov. Celui-ci faisait toujours baiser une image de la Mère de Dieu à ceux qui le visitaient, et leur conseillait de répéter souvent la “ Prière de Jésus ”, comme il le fait ici : « Gospodi Iisous Khristos, Sîn Bojiï, pomilouï ménya, gryéchnik ! » « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi, pécheur ! » chanté par le chœur, hiératique avec de vastes accords à la russe ! ainsi que l’oraison jaillissante :

« Prisvyataya Bogoroditsa, spasi ménya, gryéchnik ! » « Très Sainte Mère de Dieu, sauvez-moi, pécheur ! » sur un ton plus suppliant.

Aussitôt, les pieuses femmes, pénétrées de ce sens du péché, le pressent de questions pour le bien de leurs âmes : « Mais, Père, si grande est la multitude de nos péchés. Nous sommes défigurées, souillées, mutilées... Comment nous purifier, Père ? »

Les tons mineurs se succèdent, avec l’orgue “ grave ”, lourd : ce besoin, cette recherche de purification est un autre caractère de la piété russe, comme l’écrit notre Père.

Tout le chœur insiste : « Comment ? Comment ? »

Les femmes reprennent : « Comment, Père, comment obtenir cette rédemption ? »... petite note lumineuse sur “ rédemption ”.

Le staretz prend enfin la parole, sobrement, mais sur un retour en majeur, pour expliquer avec un texte de notre Père, l’âme russe.

« Le peuple russe, avec son cœur slave et son âme chrétienne, si souvent tenté par le vertige de la cruauté inutile, le vil attrait de la chair et l’appât du gain, est tout aussi obsédé d’un désir de purification et de sainteté », avec une progression harmonique de la musique par des dièses.

Le staretz reprend, soutenu par les cuivres, pour les exhorter à la conversion, en revenant aux tons mineurs :

« Lève-toi ! Laisse ton péché ! Abandonne ton vice ! Élève ton regard vers la toute Pure, et que brûle en toi cette pitié pour l’innocent sacrifié, le juste persécuté. »

Ces quelques phrases de notre Père résument la piété, l’âme russe « faite de radicalisme évangélique, d’un sens violent du péché et d’un élan égal vers la sainteté ; et son désir obsédant de purification » par le culte du “ strastoterptsi ”, l’innocent souffrant, et par le “ ­podwig ”, sacrifice intérieur fait d’un renoncement qui revêt le staretz de “ pauvreté ” ­franciscaine.

« Toi qui n’es pas innocent, dit le staretz en s’adressant à son peuple, prends ta croix et cherche le Fils de Dieu, détache ton cœur de cette terre... »

La musique est d’abord très sobre, avec quelques intentions figuralistes :

« ... pas innocent »... musique lourde, sans relief,

« prends ta croix... » musique ascendante et sus­pensive, c’est l’élan de Jésus se chargeant de sa Croix...

« détache ton cœur... », musique descendante jus­qu’à « terre ».

« Et va, pèlerin éternel, d’un monastère à un autre », en triolets, plus animé « dans l’éblouissement de la divine liturgie », le chant s’élève et un violon exécute des triolets à l’aigu sur des notes répétées pour donner plus de brillant et d’ampleur.

« et le flamboiement des saintes images » : toutes les cordes entrent, avec un caractère majestueux. C’est le sommet de la liturgie orientale.

Puis la musique retombe un moment, « obtiens ta rédemption et celle de ton peuple », avant de reprendre sur un autre ton, suppliant, où les moines appellent le peuple à la conversion, en se joignant à lui.

Le staretz continue :

« Retrouvez cette Russie qu’aujourd’hui tant d’ennemis veulent anéantir... », sur une demi-cadence, suspensive.

SCÈNE 2

Les femmes : Que voulez-vous dire, Père ? Quelles prophéties ? Dites-nous !
Les femmes : Que voulez-vous dire, Père ? Quelles prophéties ? Dites-nous !

Cette année, toutes les scènes s’enchaîneront à l’intérieur de chacun des trois Actes, ce qui facilitera autant l’exécution que l’attention des auditeurs.

Le staretz imite et cite saint Séraphim de Sarov, qui, après des années d’extraordinaires pénitences et de vie ascétique, attire à lui des foules de pèlerins auxquels il apprend la “ prière de Jésus ” et qu’il embrase de sa piété.

Guéri miraculeusement dès l’âge de dix ans, toute la vie de ce staretz vraiment remarquable s’est passée dans une atmosphère de grande piété mariale.

Il ne se contentera pas de vie ascétique, ni de prières et de miracles, mais il prononcera d’étonnantes prophéties dans les années 1830, en même temps que Notre-Dame à la rue du Bac, qui se sont réalisées à la lettre en 1917.

« Vous pleurez et vous vous inquiétez pour vos épreu­ves personnelles, mais les temps qui viennent seront ­difficiles... »

C’est ainsi que commence la scène 2, où le staretz chante une longue mélodie descendante sur une octave, pour leur reprocher paternellement leur attitude. Tandis que les cordes montent et s’intensifient sur le mot « difficiles ».

Surprise des pieuses femmes :

« Que voulez-vous dire, Père ? »

Sur une note pédale et longue cadence, le staretz leur demande si elles connaissent les prophéties de saint Séraphim, le saint de Sarov.

Les femmes sont encore plus intriguées et pressantes, avec le renfort du chœur.

Sur fond d’orgue, de sa voix grave, le staretz cite le songe de ce saint, modulant vers le ton éloigné de fa mineur, car c’est assez déconcertant.

« En plein été, on chantera Pâques, mais cette joie sera de courte durée. »

Les moines et le chœur enchaînent, à l’unisson, sur fond de bois et violoncelles, en 6/8, de plus en plus inquiétant : « La vie sera courte alors et les anges auront à peine le temps de ramasser les âmes... »

Je vous rappelle que nous sommes en 1830, au même moment où la Sainte Vierge délivre un message semblable pour la France !

Voici la suite du texte, non cité dans l’oratorio : « Il y aura un Roi qui me rendra gloire, après quoi il y aura une grande agitation en Russie, beaucoup de sang va couler à cause d’une révolte contre le tsar et l’autocratie, mais la Volonté de Dieu est de glorifier ce Roi. » Ce sera Nicolas II qui, monté sur le trône, poussa autant qu’il le put le saint Synode de l’Église russe à canoniser saint Séraphim...

Notre staretz reprend, tandis que la musique devient dramatique : « Avant la naissance de l’Antéchrist... » Sforzando et ­trémolos des cordes, puis silence des cordes, jeux sombres à l’orgue, mélodie tourmentée : « ... il y aura une grande, terrible et longue révolution guerrière en Russie qui dépasse toute imagination humaine ».

Le chœur conclut par : « la tuerie sera terrible ».

Et le staretz poursuit :

« De nombreuses personnes restées fidèles à leur pays mourront », les moines renchérissent : « Les monastères et les biens de l’Église seront pillés », caractère plus tendre de cette phrase chantée en duo, pour manifester l’affection pour les églises dévastées, « les églises du Seigneur seront ­profanées ».

Le chœur chante à l’unisson et avec dureté, accompagné par le piano en triolets et le premier violon qui se répondent : « Des rivières de sang russe seront déversées. »

C’est cette terrible persécution en Russie que le Cœur Immaculé de Marie a reçu pouvoir de faire cesser. « Si le Saint-Père daigne faire... » la volonté de Dieu.

La musique prend soudain un autre caractère, le staretz, citant toujours saint Séraphim, annonce : « Mais le Seigneur aura pitié de la Russie et la ramènera à travers la souffrance vers une grande gloire », chanté simplement, avec une certaine grandeur et la montée vers le “ gloire ” après la descente vers la “ souffrance ”, repris par le chœur, plus haut mais avec la même courbe mélodique.

Les pieuses femmes restent interdites.

Le cardinal Slipyj disait en 1981 : « En Union soviétique, par le calvaire commun de la persécution, un œcuménisme authentique a vu le jour. Purifié par une foi consciente et par le sang des martyrs, il est allé jusqu’aux racines de l’Évangile : la recherche du divin et non de l’humain.

« Catholiques et orthodoxes, baptistes et autres communautés religieuses souffrent de la même façon à cause du Christ. Cette souffrance les fait tous, de la même manière, des enfants de Dieu et de son Église. Cela constitue un acquis de valeur inestimable. »

Scène 3

Nous avons laissé nos pieuses femmes interdites par de telles prophéties. Le piano scande des accords répétés et marqués, et nos pauvres femmes s’étonnent. Elles sont venues chercher des consolations et des conseils de piété, et voilà que le staretz les plonge dans la politique et l’annonce de catastrophes :

« Une révolution ? Des persécutions ? Est-ce possible ? On ne saccage plus nos églises, on ne brûle plus de ­chrétiens dans leur temple. » Comme au temps cruel de la persécution dioclétienne. « Nicolas, notre tsar bien-aimé, nous protège. Est-ce possible ? »

« Comment donc un tel empire a-t-il pu tomber démocratiquement, volontairement, – demande notre Père –, dans la révolution antichrétienne, antinationale, la pire de l’histoire humaine ? Tout dans nos livres est fait pour nous donner à croire que les tsars par leur autocratisme, leur dureté, leur incapacité, leur fanatisme religieux, leur injustice sociale, leur total immobilisme économique, provoquèrent tant et si bien le mécontentement de leur peuple qu’enfin la révolution générale les chassa.

« Rien n’est plus faux. Les tsars Alexandre Ier, Nicolas Ier, Alexandre II qui fut assassiné en 1881, Alexandre III, et Nicolas II massacré avec tous les siens en 1918, furent des Princes chrétiens généreux et pieux, libéraux au-delà de toute prudence et du coup, pris dans l’escalade de la violence, contraints à une dureté excessive, dont l’excès ­manifestait suffisamment leur inhabileté à gouverner par la terreur, trop épris qu’ils étaient de confiance et de communion. » (CRC n° 184, p. 16)

Dans son oraison funèbre de Jean de Kronstadt (1908), Mgr Alexis disait sans ambages :

« Des forcenés veulent déclencher chez nous une Révolution française [...]. On s’attaque même à la personne de Jésus. Léon Tolstoï (que Jean de Kronstadt a combattu) ose propager ses erreurs sur le Sauveur jusque dans la classe de catéchisme. »

Le texte chanté reprend : « La semence jetée au sol depuis longtemps germe déjà...

 N’est-ce pas ce que disait le Père Jean de Kronstadt dès 1907 ? » chantent les moines.

Le chœur, à l’unisson, chante la prophétie sur fond musical inquiétant :

« L’Empire russe vacille, il est à deux pas de la chute... le jugement de Dieu est proche. La Russie meurt de cette impunité dont jouissent les mauvais. Un gouvernement faible prépare les pires malheurs. »

Il s’agit bien sûr de Kerenski, mais avant lui du gouvernement des tsars libéraux.

Des femmes protestent : « Dieu ne peut pas abandonner la sainte Russie. La Mère de Dieu ne le permettra pas ! » Petit motif descendant typiquement russe sur “ La Mère de Dieu ”.

Rappelle-toi saint Serge de Radonège contemplant cette Mère Immaculée et recevant d’elle les clauses d’une alliance divine.
Rappelle-toi saint Serge de Radonège contemplant cette Mère Immaculée et recevant d’elle les clauses d’une alliance divine.

Le staretz l’admet : « Oui, la Russie est l’objet d’une protection spéciale de la Toute Sainte Vierge, dès sa fondation... », accompagné par les bois, plus légers.

Commence alors une évocation des bienfaits divins dans l’histoire de la Russie, où le chœur chante « Rappelle-toi » pour introduire chacun des épisodes, et accompagne bouches fermées le staretz et les deux moines qui chantent à l’unisson les grandes pages de l’histoire de la Russie :

En 860, les Normands et les Rus de Kiev mettent le siège devant Constantinople, mais ils se heurtent à la Théotokos et à la sainte Tunique de la Mère de Dieu. Aujourd’hui encore les Russes célèbrent le souvenir de cette « heureuse défaite », le 1er octobre, au titre de la “ fête de l’intercession ”, à la suite de quoi ils furent évangélisés par les saints Cyrille et Méthode.

En 954, baptême de sainte Olga qui obtiendra, par ses prières et sa sainte mort, la conversion de son petit-fils Vladimir, qui se fera baptiser et tout son peuple avec lui en 988, et de débauché qu’il était il devint un saint. Son royaume de Kiev est le modèle des États chrétiens, aux mœurs évangéliques.

Soloviev dira de lui que, « grand et intrépide dans le mal et dans l’erreur, allant toujours jusqu’au bout, Vladimir garda ce caractère dans sa conversion. Il ne se fit pas chrétien byzantin, c’est-à-dire chrétien à moitié. Il accepta le christianisme dans sa totalité et fut pénétré dans tout son être par l’esprit moral et social de l’Évangile. »

Troisième épisode évoqué ici, Notre-Dame établit à Vladimir son Icône, ainsi que le trône du prince André en 1155.

En 1395, comme nous l’avons dit dans le commentaire du Prologue, Notre-Dame de Vladimir repousse les hordes de Tartares par ses armées célestes.

Et enfin « Rappelle-toi saint Serge de Radonège contemplant cette Mère Immaculée et recevant d’elle les clauses d’une alliance divine ».

C’est alors, écrit notre Père (Il est ressuscité n° 196, p. 12-13), que Notre-Dame prit en charge la Russie, le 8 septembre 1380. Notre Père découvrait de nombreux contacts entre le récit de l’apparition de Notre-Dame à saint Serge, et celui de Notre-Dame à Fatima en 1917 où elle renouvelle son Alliance avec la Russie.

Tout ce long rappel de l’histoire sainte de la Russie se fait sur fond de chœur bouches fermées, discret, sauf le dernier épisode accompagné par les cordes crescendo, pour souligner davantage le caractère extraordinaire de cette Alliance divine.

Scène 4

La scène précédente nous a laissés sur un tableau bien encourageant, et nos saintes femmes poursuivent en duo : « Qui oserait s’en prendre à nous qui sommes protégés par cette invincible Reine ? »

Le staretz revient au ton mineur avec l’orgue doux et bientôt les deux flûtes, et enfin les cuivres pour les admonester :

« Nous n’avons pas été fidèles à tant de grâces qui nous viennent de ses mains. Le venin de l’erreur et du blasphème a touché nos pasteurs, jusqu’à corrompre notre sainte doctrine. »

On attend qu’il remonte au schisme, cause de tous les malheurs et désordres de la Russie. Mais cela sonnerait artificiel dans la bouche d’un orthodoxe, même d’un saint staretz...

« Parmi les Orientaux séparés, il y a certainement des saints (et notre Père est de cet avis !). Rien d’étonnant à cela : ces saints se sont nourris au spirituel presque exclusivement de ce qu’il y a de bon, de vrai, de catholique, dans la confession dissidente à laquelle ils ont appartenu “ matériellement ” et de bonne foi. S’ils ont parfois parlé contre l’Église catholique, ils se sont toujours attaqués à un catholicisme imaginaire, créé par des polémistes haineux.

« La piété mariale de ces saints ainsi que leur piété en général, étaient intégralement catholiques, même à propos de l’Immaculée Conception. » (Maria, t. III, p. 700)

Notre staretz fait remonter la décadence à Pierre le Grand (Il est ressuscité n° 193) :

« C’est le tsar Pierre Ier qui inaugure les temps maudits (1682-1725). Surnommé Pierre le Grand par ses courtisans et les historiens occidentaux, il était tenu par le peuple russe pour “ l’Antichrist ”, mais notre Père l’appelle Pierre Ier l’Allemand. Il préfigure les bolcheviques à venir parce que, comme eux, loin d’être Russe, il est anti-Russe, Allemand. »

Notre Père écrit :

« Il déteste son peuple, il méprise son propre clergé qu’il trouve “ ignorant et rétrograde ”. Dès l’enfance, il ne se complaisait que parmi les luthériens du faubourg allemand de Moscou. Il voyage en Prusse, au Hanovre, aux Pays-Bas et dans l’Angleterre orangiste, mais Louis XIV refuse de le recevoir.

Le reste est à l’avenant...

Dans notre texte, le staretz a choisi un exemple sensible à tout Russe pieux et à nous-mêmes pour stigmatiser l’impiété de Pierre Ier :

« C’est le tsar Pierre Ier. » – La foule s’écrie avec indignation : « l’Antéchrist ! » – « Qui, plus protestant et Allemand que chrétien et Russe », sur le rythme précipité de la colère, « mit le comble à l’infamie ».

La foule répète avec horreur “ à l’infamie ”.

« Pendant son règne maudit, les hiérarques ont condamné la doctrine de l’Immaculée Conception de la Mère de Dieu très Sainte. »

Précisons que la meilleure partie du peuple russe a continué de la professer. C’est pourquoi les saintes femmes s’émeuvent, soutenues par les cuivres aux longs accords : « Quel affront, quel affront à la Toute Pure... »

Et les deux moines en duo, continuent avec des batteries de violons : « ... contraire à la mystique de tous nos Pères ! »

Le staretz reprend son enseignement, plus calme, mais tendu : « Depuis, la haute société russe s’est fourvoyée dans des idées perverses venues d’Occident... » Il ne faut pas l’oublier !

Les deux moines prennent la suite avec des accords scandés aux cuivres :

« ... D’Allemagne... de Prusse... de la France républicaine... » Tous renchérissent à l’unisson, en utilisant la “ gamme orientale ” qui est un mode ­particulier, forgé avec deux secondes augmentées : ici mi bémol – fa dièse et si bémol – do dièse, qui rend la mélodie étrange, presque malsaine :

« Le libertinage se répand dans toute son horreur... Les doctrines révolutionnaires enivrent les cœurs... »

« Satan fut le premier révolutionnaire ! » conclut le staretz, l’orchestre presque au complet appuyant la sentence.

Ensuite il dit avec l’autorité du sage, de l’homme de Dieu, mais sobrement :

« Maintenant, je vous le dis, la Russie sera punie de ses crimes par de terribles persécutions. »

La foule et le chœur implorent : « Grâce ! et Miséricorde ! » à trois reprises, de plus en plus suppliants, mais le staretz tel un prophète reste inflexible, il parle de la part de Dieu :

« Nous n’échapperons pas au châtiment de Dieu. »

Les deux moines les exhortent, en duo : « Revenez, revenez de toute votre âme à Dieu ! » Et le staretz : « Renoncez à vos erreurs ! Embrassez la pure foi orthodoxe (orthodoxe s’entend ici au sens premier : conforme au dogme, à la vérité) et suivez le chemin que la Vierge conductrice vous montre vers son Fils. »

Il s’agit d’un type d’Icône répandu, où la Sainte Vierge montre son Fils. Il faut passer par Elle pour aller à Lui.

Les femmes et le chœur le supplient à nouveau, mais de La prier pour elles. Elles progressent.

Jean de Kronstadt, par la bouche de notre staretz, apaisant, rappelle que « les Slaves sont aimés de Dieu (et les Russes de Notre-Dame de Fatima). Le Seigneur aura pitié de la Russie et la ramènera à travers la souffrance vers une grande gloire... »

C’est tout le mystère de l’expiation acceptée, désirée même, par les meilleurs, les plus clairvoyants et les plus religieux. Cette pensée hante l’âme russe, dans le culte qu’ils rendent aux saints innocents qui ont souffert mort et passion, les strastoterptsi.

« Ne saviez-vous pas qu’il lui fallait souffrir tout cela pour entrer dans sa gloire ? » (Lc 24, 26)

Les instruments, discrets pendant ce discours, prennent le mouvement ascendant de la phrase du staretz et le continuent tandis que tous se tournent vers la Sainte Vierge en chantant l’admirable prière de saint Serge de Radonège :

« Mère Immaculée, nous t’appelons à l’aide, nous tes esclaves, car tu possèdes grande puissance auprès de ton Fils et Dieu !

« Sois pour tous notre repos salvateur et notre refuge. »

Les femmes et le chœur : Grâce ! Grâce ! Miséricorde !
Les femmes et le chœur : Grâce ! Grâce ! Miséricorde !

INTERMÈDE : 
LE PÉCHÉ DE SCHISME

Vladimir Soloviev écrivait à Mgr Strossmayer, le 8 décembre 1885 : « Nous, Russes orthodoxes et tout l’Orient, nous ne pouvons rien faire avant d’avoir expié le péché de schisme ecclésiastique et avant d’avoir rendu au pouvoir pontifical ce qui lui est dû. »

Notre Père commentait (CRC n° 184, p. 26) : « Soloviev se tourne vers Rome, le “ centre de l’unité ”, le seul authentique “ pouvoir d’une autorité ecclésiastique ” souveraine, apostolique, universellement reconnue [...]. Il entreprend donc l’étude historique de la question et conclut à la nécessité d’une réunion de toutes les Églises particulières autour du pape de Rome, car il n’y a plus que “ Rome ou le chaos ”, Rome dont l’anagramme est plus qu’un hasard, un signe providentiel, une véritable définition : Roma, Amor. »

C’est par ces deux mots, chantés en contrepoint par le chœur, que commence ce court intermède entre les deux premiers Actes, nous permettant de faire le point sur le péché de schisme.

« La séparation des Églises, disait encore Soloviev en 1882, est la chose la plus funeste qui soit. »

Le chœur chante ensuite une explication de notre Père (CRC n° 184, p. 18)

« Le schisme de Moscou s’érigeant en “ Troisième Rome ” fut le commencement de tous les malheurs de ces admirables peuples chrétiens de la Russie. »

« Et je dois le dire parce que cette rupture pèse encore sur le monde de maintenant, et parce qu’il en est bien question, de cette rupture, à Fatima, quand la Vierge Marie annonce “ la conversion de la Russie ”. »

Et notre Père explique : « Le rejet de l’Union de Florence (1439) ouvre une période nouvelle dans l’histoire religieuse de la Russie. Selon Moscou, l’orthodoxie byzantine a failli ; l’empereur de Constantinople et son patriarche ont manqué à leur mission historique.

« Après la première Rome, l’ancienne, celle des césars et des papes, c’est la seconde qui vient de s’écrouler. La ruine de 1453 (prise de Constantinople par les Turcs), interprétée en Occident comme un châtiment infligé aux Grecs pour avoir rejeté l’union de Florence, sera selon les Moscovites un châtiment infligé aux Grecs pour leur “ apostasie ” c’est-à-dire leur union récente avec Rome ! Il ne reste donc que la troisième Rome, Moscou... Moscou devenait le centre de l’orthodoxie dissidente, mais la figure principale de la troisième Rome était maintenant le grand-prince, plus tard le tsar, enfin l’empereur, en tout cas toujours un laïc. »

Le chœur gémit et s’exclame avec tristesse :

« Funeste rupture marquant le début du déclin de la Sainte Russie, victime de son schisme. »

Dans une longue descente douloureuse, avec une reprise ascendante sur « Sainte Russie », pour redescendre sur « son schisme ».

La rupture est consommée en 1448 au concile de Moscou à partir de laquelle la “ sobornost ”, cette unité de communion spirituelle et fraternelle, tant exaltée en Russie, va perdre rapidement son caractère mystique pour revêtir l’aspect contraint et froid d’une nécessité politique. Tout recul de Rome se solde par un alourdissement du pouvoir temporel, cette loi ne connaît pas d’exception.

« Le schisme imposé par le grand-prince Basile l’Aveugle, marque l’avènement de l’autocratisme en Russie et le début du déclin de la spiritualité moscovite. Ce fut le premier de tous les malheurs qui allaient venir [...]. À la hiérarchie officielle, fonctionnarisée, va s’opposer graduellement une religion populaire qui se raidit contre les innovations mais aussi contre les réformes les plus judicieuses... »

Soloviev reprochait au métropolite Nikon d’avoir brisé la communion en excommuniant le Raskol, farouche gardien de la religion populaire traditionnelle. Depuis, la hiérarchie orthodoxe, asservie au pouvoir impérial, s’est avérée impuissante à gouverner et à sanctifier l’orthodoxie.

« Il souhaitait ardemment la réconciliation des deux parties de l’Église universelle qui n’auraient jamais dû être séparées, et dont le centre était... Rome. » (Résurrection n° 18 p. 14).

ACTE II 
LES « ERREURS DE LA RUSSIE »

SCÈNE 1 
LE SCHISME

Madame Sophia : Le refus des dogmes catholiques n’est que le masque d’un orgueil schismatique et d’une soif immense d’indépendance et de pouvoir face à Rome.
Madame Sophia : Le refus des dogmes catholiques n’est que le masque d’un orgueil schismatique et d’une soif immense d’indépendance et de pouvoir face à Rome.

Après la découverte de la beauté et des richesses de la spiritualité et de l’âme russe chantées dans l’Acte I, il nous faut bien en venir aux « erreurs de la Russie », auxquelles Notre-Dame de Fatima veut remédier.

LE CONTEXTE HISTORIQUE.

« Durant ce dix-neuvième siècle dramatique, écrit notre Père (CRC n° 184, p. 21), les tsars de Russie régnèrent en bons et honnêtes princes, épris du bien de leurs peuples [...]. Les autonomistes ne représentèrent jamais des mouvements importants, sauf lorsqu’ils furent soulevés par des organisations maçonniques à la solde de l’étranger prussien, surtout prussien ! anglais et parfois même français. »

Mais « l’erreur des tsars depuis la révolution ­française de 1789, entraînant tous les princes européens, et même le pape Pie IX avant 1848, fut de croire à la possibilité d’un compromis avec cette révolution, d’admettre que le régime constitutionnel était devenu un “ droit des peuples ”, une acquisition définitive et inviolable de la liberté ! [...] Nicolas II en 1917, en pleine guerre, tolérera la scandaleuse agitation défaitiste et révolutionnaire de la Douma à Saint-Pétersbourg, tandis que lui-même est aux armées et tâche d’endiguer l’invasion !

« Le fait est que le peuple russe et son tsar bien-aimé, suscitèrent, précisément à cause de leur montée en puissance, une guerre subversive implacable, faite de violences terroristes dans le pays, d’intoxication idéologique de l’intelligentsia gagnée à la philosophie allemande et détachée de la foi traditionnelle, avec le soutien d’une propagande internationale alimentée par les puissances maçonniques et capitalistes de l’Occident.

« Dès l’entrée en guerre contre l’Empire prussien en 1914, les États-Unis et la Grande-Bretagne, bien qu’officiellement alliés à la Russie, avaient résolu la chute du tsar Nicolas II, qu’ils favorisèrent avec la complicité du haut état-major allemand ! » (Il est ressuscité n° 193, p. 18)

La scène se déroule dans le hall d’une gare de Saint-­Pétersbourg au début de l’année 1917 ; des personnages de toutes conditions et convictions se côtoient en s’impatientant du retard du train.

Une introduction instrumentale, animée et joyeuse, ouvre la scène et servira de pont mélodique à plusieurs reprises dans tout l’Acte II. C’est un thème bien russe, avec balalaïka ! thème inspiré du générique d’un reportage sur la faune en Russie ! Ainsi qu’un morceau de César Cui, compositeur russe de l’époque qui nous intéresse. Chacun est à ses affaires, à sa lecture, à sa conversation, à ses bagages, au bistro, etc., quand une dame entre et fait l’importante. Nous l’appellerons madame ­Karénine, du nom d’un personnage de ­Tolstoï dont elle représente l’idéologie. Elle se plaint du retard du train, va d’un voyageur à l’autre et fera le lien entre les différents sujets d’actualité. C’est le genre de personnage que l’on peut rencontrer dans les romans de Dostoïevski, toujours suivi de sa domestique qui porte ses lourds bagages.

En regardant la grande horloge de la gare, elle s’écrie : « Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? Ah ! ce train, encore en retard ! »

Quelqu’un lui dit : « C’est peut-être un attentat !... »

« Attentat ! Attentat ! dit-elle de plus en plus impatiente, toujours des attentats ! Et pour quoi faire ? »

Monsieur Alenski, qui représente ici le socialisme de Kerenski, s’est approché pour se mêler à la conversation : « C’est le peuple, gaspaja (Madame), qui cherche à se faire entendre. »

Mais monsieur Muichkine (Dostoïevski), intervient à son tour pour corriger :

« Pardon ! Des révolutionnaires isolés qui profitent de la guerre contre les Allemands...

« Ils ne sont pas si isolés que cela... », dit le socialiste, mauvais.

Mais madame Karénine, la pacifiste au grand cœur, se préoccupe davantage de son retard que des victimes : « Oh ! J’espère qu’ils ne nous feront pas trop attendre ! »

Elle avise une dame bien mise, absorbée par sa lecture. Lui tournant autour, avec un sans gêne vraiment gênant ! elle lui demande : « Que lisez-vous ainsi gaspaja ? »

Madame Sophia, qui représente la pensée de ­Soloviev, répond aimablement : « C’est la thèse de l’un de nos plus grands penseurs : Monsieur Vladimir Soloviev. Vous connaissez ? » ajoute-t-elle, amusée.

Madame Karénine esquisse un mouvement de mépris tandis qu’un prêtre orthodoxe, figure de ­l’esprit schismatique, entre en ligne. C’est le sujet de cette première scène. Le Père Maximov, visiblement irrité par le nom de Soloviev, lance, du haut de sa grandeur : « Sa doctrine est douteuse...

L’avez-vous lu, Atiéts (Père) ? »

Avant d’aller plus loin, il faut rappeler ici que notre Père tenait Vladimir Soloviev pour le plus grand génie du dix-neuvième siècle. « Matérialiste zélé à l’âge de treize ans, lecteur de la Vie de Jésus de Renan à quinze ans, évolutionniste et donc athée nihiliste à dix-huit ans, en 1871. Voilà un début de carrière intellectuelle typiquement russe “ occidentaliste ”. » (CRC n° 184)

« Il retrouve la foi en 1872, à dix-neuf ans. Dès lors, toute sa vie sera une ascension vers la vérité... »

En 1885, il écrivait à Mgr Strossmayer : « De la réunion des Églises dépend le sort de la Russie, des Slaves et du monde entier. »

On ne s’étonne pas de l’hostilité de la hiérarchie orthodoxe, représentée par le Père Maximov, contre les écrits et enseignements de Soloviev.

« Le Saint-Synode prit ombrage à son tour des idées peu “ orthodoxes ” (sic !) du professeur Soloviev, quand celui-ci manifesta une attirance de plus en plus grande vers l’Église latine. La censure se déchaîna, et ses cours furent bientôt suspendus. » (Resurrection n° 10, p. 9)

Madame Sophia continue son chant avec une paisible assurance : « Si on l’écoutait avec plus d’attention, la société serait bien meilleure... l’origine de tous nos maux actuels », l’instant est solennel, les cordes le soulignent, « est d’abord religieuse. Écoutez plutôt. »

Le chœur chante alors le passage de la lettre de Soloviev à Mgr Strossmayer que madame Sophia semble lire : « Le sort de la Russie, des Slaves et du monde entier dépend de la nécessaire réunion des Églises. »

Musique solennelle rappelant le début de la prière de l’Ange “ Très Sainte ­Trinité ”, déjà très russifiant ! qui déchaîne une série de réactions vives.

Le socialiste Alenski s’exclame : « Foutaise ! » tandis que le schismatique crie à l’ « Impiété ! » et qu’une jeune femme du peuple affolée dit à ses enfants : « N’écoutez pas cela mes enfants ! » tout en se signant énergiquement.

Maximov cite une déclaration postérieure de la conférence des Églises orthodoxes sur la papauté en 1948 : « Les évêques de Rome ont porté atteinte à la pureté de l’Orthodoxie antique et universelle », par des dogmes nouvellement introduits – pas chanté – sur le Filioque et l’Immaculée-Conception de la Mère de Dieu, et surtout par la doctrine sur la suprématie du Pape dans l’Église et son infaillibilité, « Et vous voudriez, gaspaja, nous lier à eux ? »

Il est accompagné par les cuivres dans les graves. Puis il reprend : « Il y a peu, l’Église papique (terme péjoratif et méprisant des schismatiques) a encore innové en proclamant (exaspéré) un dogme au sujet de la conception immaculée de Marie Mère de Dieu (sur un ton de respect affecté) et toujours Vierge. »

C’est à partir de 1854 que l’Immaculée-Conception figure sur la liste des divergences dogmatiques et des prétendues innovations romaines. Pourtant, la croyance en l’Immaculée-Conception était jusque-là très vive chez les Russes. « Pour professer à nouveau l’Immaculée-Conception, l’Église orthodoxe russe n’aurait pas à se mettre à l’école de l’Occident, dit le Père Wenger, elle n’aurait qu’à retrouver son antique tradition qui, pendant de longs siècles et de diverses manières, a rendu un témoignage éclatant au privilège marial. »

Aussi Soloviev s’en prend à l’orgueil des élites orthodoxes haineuses vis-à-vis des catholiques, tandis que l’unité des Églises ne rencontre pas d’obstacles au niveau des gens du peuple qui partagent un même culte de la Sainte Vierge (Il est ressuscité n° 193, p. 16).

L’attitude de Maximov est qualifiée avec énergie par madame Sophia : « Le refus des dogmes catholiques n’est que le masque d’un orgueil schismatique », les violons figurent la violence de son indignation à peine contenue, « et d’une soif immense d’indépendance et de pouvoir face à Rome. » Les cordes se calment. « Toute notre tradition nous pousse à adhérer avec enthousiasme à ce dogme de l’Immaculée Conception. »

Le chœur continue d’exprimer la pensée de ­Soloviev, appuyé par les cuivres :

« Ce n’est que sur le Rocher de Pierre et de ses successeurs que l’Église est fondée. »

Méditant les saintes Écritures et l’histoire de l’Église, Soloviev découvre le mystère pétrinien (Il est ressuscité n° 193, p. 16). Il comprend que c’est en acceptant la primauté de Rome que la Russie pourra instaurer le Règne de Dieu [...]. Il illustre par avance la doctrine de notre Père selon laquelle la Sainte Vierge est la personnification de l’Église, car cette attirance vers Rome est liée chez Soloviev à l’amour de l’Immaculée Conception qui fut le premier dogme catholique auquel il adhéra.

Madame Sophia continue de citer Soloviev : « Ce n’est pas une opinion, c’est une imposante réalité historique : Rome ou le chaos. » Musique figuraliste...

Le Père Maximov répond, sur fond agité de piano, la vieille objection des schismatiques :

« Et le pouvoir temporel de l’Église, vous trouvez cela évangélique ? »

Il ne faut pas oublier qu’à partir du schisme de Moscou, les patriarches russes seront entièrement livrés au pouvoir temporel séculier !

C’est pourquoi madame Sophia répond par un axiome de la pensée de Soloviev, d’abord accompagnée par les bois, aériens : « C’est Dieu lui-même qui veut que l’Église ait ce pouvoir. » Les cordes prennent la suite en donnant de l’ampleur à son chant : « Le Christ est vrai Dieu fait homme et il doit régner sur toute la société. » Les violons se taisent. « Il ne faut pas abandonner au pouvoir absolu d’un prince tout l’ordre temporel, car l’union du divin et de l’humain est l’essence même du christianisme. »

Soloviev continuait en disant que « l’hérésie attaquait précisément l’unité parfaite du divin et de l’humain dans Jésus-­Christ pour saper par la base le lien organique de l’Église avec l’État et pour attribuer à ce dernier une indépendance absolue » (Saint Vladimir et l’État chrétien, 1888).

On lit encore dans Résurrection numéro 10, page 15 :

« Les Byzantins appliquèrent à leur façon la parole évangélique : “ Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. ” À Dieu la formule du dogme orthodoxe, la splendeur des li­turgies, le vide d’une contemplation abstraite. À César la vie active, tous les rapports humains, la société, l’histoire [...]. Ainsi la conception exclusivement ascétique du christianisme amène nécessairement au césaro-papisme, à l’affirmation de l’État absolu qui absorbe la fonction sociale de l’Église et ne laisse à l’âme religieuse que la satisfaction personnelle d’une vertu solitaire et inactive.

« Il se fit dans l’Orient chrétien une séparation tranchée et complète du divin et de l’humain, et cependant leur union intime était l’essence même du christianisme. »

Le socialiste Alenski, moqueur et méprisant, s’exclame :

« Alors là ! Comme on dirait à Paris : “ Querelles byzantines ! ” »

Évidemment, tout cela le dépasse complètement, ne l’intéresse pas d’ailleurs.

Mais madame Karénine manifeste la perversité de ses pensées chimériques : « Gaspadin (monsieur) n’a pas tort... cela devient lassant ! » lâche-t-elle avec ­désinvolture.

« Lassant ? reprend Sophia. Et la vérité ? »

Madame Karénine, avec suffisance, explique : « Écoutez, ma chère, jamais le Christ n’en a parlé (du pouvoir temporel de l’Église). Ce ne sont que des querelles qui trahissent l’esprit évangélique authentique. »

Le piano la soutient en un rythme dansant de 6/8, qui montre bien la légèreté de son raisonnement, mais qui se termine en 2/4 pour bien appuyer sur « authentique », comme on assène une vérité.

Le Père Maximov intervient, soupçonneux, car l’Église orthodoxe se méfiait de Tolstoï : « L’esprit évangélique authentique », soutenu par l’orgue et les cuivres, les basses, « où allez-vous chercher cela ? »

Madame Karénine s’emporte, s’indigne : « Vous ne connaissez pas le comte Tolstoï ? – rythmes violents aux instruments – Où suis-je tombée ? Tout chrétien désire atteindre le Royaume de Dieu et sa justice, vous n’êtes tout de même pas contre cela ! »

« C’est incontestable. » répond Maximov sur la défensive

Karénine : « Eh bien ! Pour y parvenir – mouvement balancé au piano –, il faut que tous les hommes agissent selon leur conscience pure, ce n’est qu’ainsi qu’ils accomplissent la volonté de Dieu qui ne prescrit que le bien pur. »

SCÈNE 2 
LE PACIFISME DE TOLSTOÏ

Madame Karénine : L’essence de l’esprit évangélique authentique est la non-résistance au mal. Il faut vaincre le mal par le bien : Dieu n’est pas dans la force, mais dans la justice.

Les spectateurs attentifs remarqueront que l’horloge a avancé de quinze minutes... Comme dans l’Acte I, les scènes s’enchaînent sans interruption. Quelques mesures au piano, rappelant l’Introduction de la première scène, interrompent nos débatteurs, tandis que deux dames traversent la scène en devisant, et nous ramènent au contexte historique de ce début de l’année 1917 avec ses grands troubles préparant la révolution.

« Tu as su ce qui se passe en ville ? »

L’autre : « Des ouvriers viennent de rafler une boulangerie... »

Ceux qui ont entendu s’exclament : « Encore ! » tant la chose est courante et inquiétante. Mais nos jeunes gens passent, et les conversations reprennent.

Cette deuxième scène sera plus particulièrement consacrée à Tolstoï.

Né en 1828, Léon Tolstoï reçut une éducation cosmopolite de dilettante selon la coutume de son milieu aristocratique.

Il s’adonna aux plaisirs de la vie mondaine, puis s’engagea dans l’armée, où il servit, d’abord dans le Caucase, puis au siège de Sébastopol. Après cela, il fit un mariage heureux, devint père d’une famille nombreuse, et se transforma en un propriétaire foncier imbu de progrès, très préoccupé du bien-être de ses paysans.

Outre ses activités, qui ne sortaient pas de l’ordinaire, Tolstoï devint l’un des plus grands ­écrivains de la littérature mondiale, puis il se donna le rôle d’un mentor sans indulgence du genre humain : il condamna la civilisation, y compris ses propres œuvres, exhorta les hommes à renoncer à la violence, pour mener une vie simple et vertueuse. Lorsqu’il mourut, en 1910, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, il était en train de fuir sa famille et son domaine, tentant une fois de plus de rompre tous les liens qui le rattachaient au mal et au mensonge, pour trouver la vérité.

Il sera, jusqu’en France, le propagandiste d’un christianisme sans dogme, et d’une morale sans force, toute sentimentale, d’apparence vertueuse mais quiétiste et, par ce biais, vicieuse.

Soloviev porte son attention sur cet homme, moins tapageur que d’autres, nullement effrayant, au contraire ! d’autant plus dangereux qu’il corrompt les âmes par la séduction de flatteuses illusions qui ressemblent aux plus émouvantes vérités du ­christianisme.

Monsieur Muichkine : « Mais face aux méchants qui refusent ces idées généreuses, quelle est votre attitude ? »

Madame Karénine se fait séductrice comme son maître à penser, accompagnée par deux flûtes enjôleuses : « Comme le Christ lui-même dans sa passion. L’essence de l’esprit évangélique authentique est la non-résistance au mal. Il faut vaincre le mal par le bien : Dieu n’est pas dans la force, mais dans la justice. » Tel est le sophisme de Tolstoï (Résurrection n° 11, p. 14).

Muichkine lui rétorque la phrase de saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon : « Vous chevauchez des nuées, mais concrètement... »

Karénine reprend son discours, cette fois-ci avec une “ nébuleuse ” de notes au piano : « Celui qui est empli de cet esprit trouve en soi la faculté d’agir sans violence sur son frère aveuglé qui veut commettre le mal, afin d’éveiller le bien qui se cache dans toute créature humaine. » C’est le discours du Prince dans les Trois Entretiens de Soloviev !

Madame Sophia lui objecte : « Ainsi vous croyez, gaspaja, qu’en ne luttant plus contre le mal, celui-ci disparaîtra de lui-même ? »

La pacifiste Karénine s’emporte et les violons accentuent le caractère violent par des accords frappés à contretemps : « Comme vous êtes butée ! Il faut voir les choses autrement : si tous s’appliquaient à pratiquer – on retrouve le ton doucereux et les flûtes enjôleuses – à pratiquer la doctrine du Christ, il n’y aurait plus de mal. Notre monde ne serait plus le monde de la division, mais celui de l’union. Imaginez ! »

Son chant de visionnaire illuminée, monte lentement, soutenu par les cuivres en basses, est continué par les cordes avec emphase, jusqu’à ce que Sophie la ramène à la réalité, pizzicatos aux cordes :

« Au Ciel, oui ! Mais sur terre, quelle dangereuse utopie ! »

Soloviev, explique notre Père, avait discerné en Tolstoï le grand ennemi du genre humain, celui qui se parerait des dépouilles du Christ [...]. Soloviev disait que la vérité du Christ divise, contrairement à Tolstoï qui écartait la division, condamnait les guerres, prônait la non-résistance au mal, voulait l’union de tous les hommes dans le rassasiement spirituel et matériel.

Ainsi Soloviev voyait en Tolstoï l’homme qui allait énerver le christianisme et vider notre civilisation occidentale de toute sa substance, de toutes ses énergies, de toute sa foi au Christ.

Tolstoï, peu à peu, ferait de nos pays des pays de vieillards sans réaction, incapables de défendre leur terre, ni leur maison, ni leur honneur, ni leur foi !

Alenski intervient contre Sophia : « Laissez-la parler, gaspaja, ce qu’elle dit devient très intéressant... »

Sophia ne se laisse pas démonter et continue : « Mais en faisant du mal une chose vague qui s’évanouit comme brume au soleil en présence du bien, elle nie son existence ». » On reconnaît le discours de Jean XXIII à l’ouverture du Concile !

Notre Père écrivait (CRC n° 184, p. 27) que « cette non-violence est une négation illusoire du Mal et donc de la Rédemption chrétienne, comme aussi de toute lutte contre le péché et de tout renoncement, une sorte de bouddhisme, une falsification intégrale de la foi chrétienne ».

Le violoncelle en trémolos aigus fait sentir le tragique de ce que chante Sophia et l’émotion qui l’étreint.

« Bien sûr ! » répond Karénine avec aplomb.

« En le niant, reprend Sophia, vous rejetez toute la foi ! Le Christ n’est-il pas mort et ressuscité pour nous sauver – accords aux violons suivis par les cuivres – de la mort et du mal ? »

« S’il vous plaît de croire à pareille mythologie ! » lance Karénine, méprisante. Ne croyez pas exagéré de prêter ce genre de réflexion à Tolstoï :

« Tolstoï niait la résurrection de Jésus et sa divinité », écrit notre Père, « il remettait à l’homme le soin de se perfectionner et de se diviniser lui-même, en suivant les impulsions de son cœur, sans lutter contre le mal, en lui cédant au contraire, prétendant conduire ainsi l’humanité sans encombre vers le bonheur, la paix, la fraternité, le bien-être égal de tous... » (CRC n° 184, p. 27)

C’est ce que chante madame Karénine avec violence : « Tous ces dogmes divisent l’humanité ! Rejetons-les et nous vivrons enfin dans le bonheur, la paix, la fraternité, le bien-être égal de tous... »

« Voilà la suprême falsification du bien ! » dit madame Sophia avec indignation dans un chant animé par une sainte colère. « C’est la vérité du Christ qui nous divise. Votre comte Tolstoï tue la foi et ruine la civilisation chrétienne. »

Puis elle martèle les dernières syllabes sur des intervalles disjoints : « C’est la doctrine de l’Antichrist ! »

SCÈNE 3 
LE SOCIALISME DE KERENSKI

Monsieur Alenski : Eh toi ! Tu ne penses pas que le tsar vous opprime ? Une femme : Notre tsar bien-aimé ? Il connaît ses affaires comme moi je connais mes enfants.
Monsieur Alenski : Eh toi ! Tu ne penses pas que le tsar vous opprime ?
Une femme : Notre tsar bien-aimé ? Il connaît ses affaires comme moi je connais mes enfants.

La scène 2 nous a laissés un peu saisis par la violence de l’altercation, mais un petit passage mélodique nous distrait un moment en attirant notre attention sur le contrôleur de la gare qui traverse la scène. Un homme l’interpelle : « Et alors, ce train, il n’arrive toujours pas ?

– On annonce encore quinze minutes... », dit le contrôleur. « Pourvu qu’il n’en prenne pas davantage ! » dit un autre, avec lassitude. L’horloge a encore avancé de dix minutes.

Alenski relance la discussion, un peu dépassé par le sujet, mais le ramenant à son idée fixe, le socialisme, qui est le sujet de cette troisième scène sur les « erreurs de la Russie ».

« Je n’entends rien à toutes vos discussions, mais pour pratiquer le “ bien pur ”, comme vous dites, il faut que chacun soit libre de le faire. »

Madame Karénine ne se tient plus de contentement et livre sans retenue la pensée de Tolstoï, son maître : « Ah ! je vois que vous m’avez comprise ! – les cordes entrent en crescendo pour donner de l’ampleur à son discours pompeux – C’est pourquoi le grand Tolstoï condamnait toute civilisation et exaltait l’ignorance des paysans (moujiks) dans leur rêve ingénu de communisme primitif. » (Résurrection n° 11, p. 14)

Alenski, un peu surpris, revient en arrière : « De là à condamner toute civilisation, il ne faut pas rêver, gaspaja. Il faut seulement permettre à tout homme de vivre selon sa conscience. »

Il ajoute, altier, arrogant, avec force violons et cuivres :

« Je suis socialiste ! À bas le tsar ! »

Stupeur dans la foule.

Monsieur Muichkine et quelques autres répliquent effrayés : « Que dites-vous ? » Changement de tonalité, plus sombre ; Alenski découvre son plan, sur fond d’orgue discret et violon solo trémolo : « Aujourd’hui, c’est le tsar seul qui tient en ses mains la destinée de la Russie... mais le peuple russe – la mélodie prend son essor – est mûr pour se conduire lui-même et mettre à bas le tsar ! » Les cuivres marquent par des accords accentués la phrase emphatique qui suit : « Kerenski l’a proclamé à la Douma. »

Bourgeois libéral imbu de philosophie allemande, député à la Douma, Alexandre Kerenski éprouve pour le tsar une haine implacable. Son appartenance à la franc-­maçonnerie lui assure la sympathie des progressistes. Il élabore dans sa tête une alliance avec les masses populaires, fustige ceux qui veulent rester bien tranquilles dans leurs fauteuils et invite le pays à un soulèvement populaire.

Il rêve d’abattre le tsar. Son gouvernement provisoire sera rapidement reconnu et salué par les USA et les autres démocraties.

La tsarine Alexandra, ayant pris connaissance d’un discours révolutionnaire de Kerenski à la Douma en février 1917, où nous sommes, écrira à Nicolas II qui est sur le front : « J’espère que Kerenski, de la Douma, sera pendu pour son épouvantable discours. C’est nécessaire et cela servira d’exemple. Tous sont avides de fermeté et te supplient d’en montrer. »

À un autre moment, elle avait tenté de le persuader que les discours révolutionnaires de la Douma relevaient de la haute trahison et qu’il faudrait dis­perser la Douma. « Pourquoi ne l’envisages-tu pas ainsi. Vraiment je ne le comprends pas. Je ne suis qu’une femme, mais mon âme et mon esprit me disent que ce serait le salut de la Russie. » (décembre 1916)

Muichkine rétorque vivement à Alenski : « Dostoïevski a déjà dénoncé votre socialisme. C’est un crime contre le peuple que vous flattez sans le connaître, car il n’aspire qu’à vivre – le chant, de récitatif se métamorphose en hymne tsariste, accompagné par le chœur “ bouches fermées ” et les cuivres – dans la fidélité au Christ et au tsar. »

« Dostoïevski (1821-1881) est le premier des trois grands convertisseurs du peuple russe en état de possession diabolique prétendue socialiste soviétique, en fait judéo-marxiste. Il l’est d’abord à titre de témoin, étant passé lui-même par les trois étapes de ce drame russe, qui est l’expression de la tragédie humaine par excellence, celle de l’orgueil et de la chute, de l’expiation et enfin de la résurrection. Mais il l’est aussi parce qu’il a su livrer les fruits de son extraordinaire expérience de “ possédé ” exorcisé, délivré, et mettre en garde son peuple contre l’orgueil idéaliste et l’utopie révolutionnaire, crime et apostasie qui mènent l’homme et la société tout droit dans l’enfer dès cette vie en attendant l’autre. » (CRC n° 184, p. 24)

Tandis que le chœur et la foule continuent de murmurer le “ Bojé Tsaria Khrani ” “ Que Dieu sauve le tsar ”, avec les cuivres, Alenski s’emporte et s’écrie : « Vous ne comprenez pas les aspirations des pauvres gens. Ce sont eux qui subissent les injustices des tyrans. C’est au peuple qu’il faut s’adresser. »

Et regardant d’un côté et de l’autre, il avise une jeune femme du peuple avec son enfant : « Eh toi ! lui lance-t-il sans déférence, tu ne penses pas que le tsar vous opprime ? »

La jeune femme, surprise, proteste humblement sur fond de cordes doux : « Notre tsar bien-aimé ? Il connaît ses affaires comme moi je connais mes enfants. »

« Mais il affame le peuple ! » dit Alenski déconcerté. La femme “ moujik ” répond avec simplicité et résignation : « Nous participons à l’effort de guerre. » Alenski s’échauffe : « Tu ne veux pas manger à ta faim ? » La musique elle-même se fait discrète. « Que tes enfants aussi mangent à leur faim ? » Le ton en devient presque menaçant.

« Après la guerre, répond-elle toujours aussi sereine, notre tsar Nicolas fera quelque chose pour nous. »

Monsieur Alenski : Ce n’est pas possible de parler avec vous ! Vous verrez ! La Russie respirera enfin quand nous mettrons à bas le tsar, ne vous en déplaise, avec ceux qui aspirent à la liberté ! À bas le tsar !

C’en est trop, il part, furieux, en s’écriant : « Ce n’est pas possible de parler avec vous ! » Un passage de violons en furie accompagne sa sortie. De fait, toute sa théorie du peuple ne colle pas avec la réalité. Mais il revient sur ses pas, toujours avec les batteries de violons et percussions et, menaçant, il lance à ses opposants : « Vous verrez ! La Russie respirera enfin quand nous mettrons à bas le tsar, ne vous en déplaise, avec ceux qui aspirent à la liberté ! À bas le tsar ! »

Cette fois-ci il sort, laissant ses interlocuteurs atterrés. Une seule note est tenue, au cor, lointain, et quelques coups sourds à la timbale.

Muichkine chante avec angoisse :

« Il fera le malheur de la Russie. C’est l’Église seule qui peut faire de la société une fraternité où le Christ – les cordes font quelques accents majestueux – est roi en son représentant. »

Le cor conclut tristement sur une demi-cadence en mi mineur, laissant tout le monde pantelant. Mais peut-être pas tout le monde...

SCÈNE 4 
LE BOLCHEVISME DE LÉNINE

Monsieur Oulianov : La suppression de toute distinction de classes sociales pour le règne d’une égalité totale, d’une liberté illimitée, mais orientée vers le bien de tous, et donc d’une pleine fraternité. L’Internationale sera le genre humain !

Madame Karénine se détourne ostensiblement de Muichkine. Elle se dirige vers monsieur Oulianov qui était au bistro mais suivait la discussion de plus en plus attentivement. L’horloge a encore pris dix minutes.

Karénine : « Et vous, gaspadin ? lance-t-elle avec assurance. Je m’étonnerais fort que vous n’ayez pas pris quelque intérêt à cette conversation. Que pensez-vous de cette révolution ? »

Sur le ton froid, calculateur, Oulianov, qui représente le bolchevisme de Lénine, étale ses pensées amplifiées par les cordes :

« Le socialisme rêve d’abattre le tsar, et il le fera, mais il n’aboutira qu’à une déliquescence totale de la Russie. Pour réussir, une révolution doit avoir une direction qui suive le sens de l’histoire. »

De fait, le gouvernement provisoire ne restera en fonction que huit mois, du 12 mars au 7 novembre. Les Allemands laisseront passer le train de Lénine dans l’espoir qu’il désorganiserait l’effort de guerre de la Russie.

Muichkine : « Qu’appelez-vous le “ sens de l’histoire ” ? »

Oulianov expose ses idées, son plan grandiose, démesuré, diabolique, avec la musique qui convient à son hubris :

« Le monde aspire à l’édification d’un ordre mondial fondé sur la nature universelle, défini, établi, parfait. » Les instruments s’ajoutent les uns aux autres. « Pour y répondre, il faut une doctrine. » Madame Sophia angoissée : « Une doctrine ? Laquelle ? »

« Celle de Lénine, répond-il froidement sur un rythme saccadé avec des accords accentués aux cuivres, « la suppression de toute distinction de classes sociales pour le règne d’une égalité totale, d’une liberté illimitée, mais orientée vers le bien de tous, et donc d’une pleine fraternité. “ L’Internationale sera le genre humain ! ” »

Dans les 150 Points, notre Père répond à ces théories diaboliques :

Point 54 : « Le phalangiste réprouve plus encore, dans la mesure où il est universel et se révèle la plus effroyable barbarie totalitaire de tous les temps, le communisme marxiste-léniniste-stalinien, qui transpose le racisme biologique en classisme économique, la lutte des classes excitant à l’intérieur des nations la haine et la guerre, où toujours la même dialectique historique fait de la suppression des gêneurs – des dizaines de millions de gêneurs ! – la condition du bonheur futur de l’humanité. »

Et le Point 55 : « Dans nos temps “ postchrétiens ”, la religion de l’humanité solidaire et fraternelle est devenue l’une des idéologies dominantes du monde moderne [...]. Nos contemporains prétendent édifier un nouvel ordre mondial sur le seul fondement de la nature universelle, un ordre politique de liberté, d’égalité et de fraternité. Mieux, infiniment mieux que la Chrétienté, hors de la foi chrétienne, ce monde nouveau sera l’œuvre de la raison et de la bonté de l’homme. »

Et encore : « Récusant le passé, s’établissant dans l’avenir absolu, cette “ philanthropie ” sans frontières refuse tout à la fois le péché et la grâce, les misères physiques et morales de l’humanité d’hier comme les religions et les contraintes sociales qui cherchaient à y remédier. Tout cela est nié, dépassé.

« Dans l’avenir il n’y aura plus ni Dieu ni démon, ni péché originel ni rédemption, mais l’ordre humain naturel, scientifiquement défini, rigoureusement établi, impeccable, parfait. Alors régneront entre tous les hommes sans distinction une égalité totale, une liberté illimitée mais orientée vers le bien de tous, et donc une pleine fraternité. »

Le Père Maximov commence à s’inquiéter :

« Et la religion ? » demande-t-il timidement.

Oulianov répond avec dureté, toujours avec des citations des 150 Points : « Dieu doit être exclu. »

Réactions vives de tous, excepté madame Karénine, car Tolstoï est d’accord ! « C’est lui le funeste créateur du mal, des inégalités, des contraintes. Mort au Christ ! » hurle-t-il avec haine, batteries de violons et sonneries de cuivres et percussions. « C’est lui le premier ennemi de l’ordre nouveau. »

« Diabolique ! » lâche Muichkine, accablé, atterré.

Là-dessus, le contrôleur de la gare annonce sur un ton sans expression : « Le train pour Moscou est arrivé ! »

Oulianov reprend son discours subversif sur fond violent de musique :

« Ah ! Ces socialistes nous permettront de nous emparer du pouvoir et de proclamer haut et fort la fin de Dieu au pays de la “ Sainte Russie ” ! » Sous le sarcasme ironique et menaçant, les violons se taisent : « Vous devrez choisir : ou suivre ou mourir ! »

Quelques accords aux cuivres, doux mais tendus, marquent la douleur des voyageurs qui restent atterrés.

C’est encore Muichkine qui rompt le silence en chantant tristement :

« Malheur à nous si ces diaboliques viennent à nous gouverner ! Ils réduiront le monde (sans musique) en esclavage. »

La foule répète tristement : « Malheur ! » avec une mélodie descendante prolongée par le piano.

Mais madame Karénine, elle, ne le prend pas au tragique.

« Malheur, dit-elle sur un ton sui generis, n’exagérons rien. Remettons tout cela entre les mains de Dieu... »

La sainte femme !

Muichkine lui réplique : « C’est laisser le champ libre à tous ces diaboliques ! »

Rappelons-nous que Tolstoï, apôtre du défaitisme, conseillait à ses disciples de jeter les armes devant l’ennemi, de ne pas lutter contre le mal, de le laisser envahir le monde, et de remettre le soin de le combattre à Dieu. Il travaillait au triomphe des bolcheviques et prétendait naïvement (?) qu’il prêchait des idées chrétiennes.

Muichkine se tourne alors vers l’autorité religieuse :

« Atiéts ! Au nom du Dieu véritable, il faut que l’Église condamne ces erreurs pernicieuses ! »

Sophia prend la parole avant que le Père ne réponde : « L’Église russe ne peut pas condamner. Retranchée de l’Église universelle dont le centre est Rome, l’Église moscovite ne juge plus selon la vérité, mais dans son seul intérêt. »

« Soloviev constate que son peuple, écrit notre Père, n’est plus ce qu’il était, ce qu’il doit redevenir. De crise en crise, la hiérarchie s’avère impuissante à gouverner et à sanctifier l’orthodoxie. Elle n’est qu’une “ Église locale ” affaissée, sécularisée, qui aurait besoin, pour se redresser et revivre, de l’ouverture à “ l’Église universelle ”. Qui ne se trouve ni à Moscou ni à Byzance, mais à Rome ! » (CRC n° 184, p. 26)

De plus, il manque à l’Église orthodoxe le magistère infaillible qui puisse jouir de l’assistance du Saint-Esprit et trancher le débat avec autorité.

Maximov proteste : « L’Église soutiendra le tsar... »

Madame Sophia : « Pensez-vous ? L’Église s’est déjà tournée vers la puissance montante, abandonnant le tsar dans sa chute... Et la foi ? La vérité ? Qu’importe ! La troisième Rome restera », dit-elle, accusatrice.

Après un moment de réflexion, elle ajoute : « Elle devra payer cette trahison... »

L’état spirituel de la Russie se révélera dans le comportement des plus hauts hiérarques de l’Église orthodoxe russe. Ils ne condamnèrent pas la révolution de février, ne s’opposèrent pas à l’abdication illégitime du tsar, ne le soutinrent pas spirituellement, mais suivirent lâchement l’appel de son frère Mikhaïl à se soumettre au gouvernement provisoire, malgré beaucoup de demandes provenant du peuple demandant au Saint-Synode de soutenir la monarchie...

Muichkine : « Qui pourra nous sauver de ce malheur ? »

Sophia : « Nous aurons beaucoup à souffrir », ajoute-t-elle avec résignation, mais clairvoyante.

Le contrôleur revient à la charge : « En voiture ! En voiture ! » pour exciter les derniers voyageurs, et la musique du début de l’Acte II reprend, comme un train en marche.

INTERMÈDE :
LE SACRIFICE INTÉRIEUR

Un second intermède va nous donner l’occasion d’expliquer un caractère important de la spiritualité russe, déjà évoqué dans l’Acte I, Le sacrifice intérieur, en reprenant la CRC numéro 184, page 34 :

« “ Ne saviez-vous pas qu’il lui fallait souffrir tout cela pour entrer dans sa gloire ? ” C’est la clef du mystère de Jésus (Lc 24, 26), la part la plus précieuse de l’Évangile, la “ meilleure part ”, donnée à ceux qui la recherchent. Cette pensée hante l’âme russe, depuis toujours ; elle n’a pas de culte plus révérenciel, plus compatissant que celui des saints Innocents qui ont souffert la passion. La Russie se mire dans ces strastoterptsi, elle y contemple sa propre vocation, son destin, son avenir sacré.

« On le voit dans les réflexions des personnages de ­Dos­toïevski les plus humbles. On le lit comme une doctrine très charpentée, de salut pour la Russie d’abord et pour le monde, dans l’œuvre magistrale de Soloviev, dominée par l’idée du “ podwig ”, qui est un exploit, une générosité, de l’ordre du sacrifice, du renoncement, qui est humiliation, expiation, gage de paix, de salut... pour toute la communauté, tout le peuple, et pas seulement pour chacun de ses membres. » (CRC n° 184, p. 34)

C’est pourquoi, en exergue du troisième acte, le chœur chante : « Per crucem ad lucem... » en contrepoint à quatre voix mixtes.

Puis les sopranos et altos en duo, en font le commentaire : « Cette pensée hante l’âme russe... Entrer dans le Royaume de Dieu par le sacrifice des gloires et des ambitions terrestres, – progression harmonique vers les majeurs pour la “ gloire ”, mais la chute dans les mineurs et les bémols tandis que les violoncelles font leur entrée donnant de la profondeur – jusqu’à donner sa vie pour les autres peuples. » C’est ce qu’ils feront en 1914.

Les violons entrent, ainsi que les autres voix du chœur pour chanter : « Les saints russes en ont donné le sens, le goût, l’espérance à leur peuple.

« Et Dieu, enfin, l’a pris au mot. » Sans violon.

*
*       *

ACTE III 
LA TSARINE DE RUSSIE

SCÈNE 1

Père Nicolaï : Que cherches-tu ma fille ?
Eudoxia : Une icône... une icône noire.

Après le bref exposé de la spiritualité et de l’âme russes à la lumière des enseignements de notre Père dans l’Acte I, et des fautes de ce peuple aimé de la Sainte Vierge, dans l’Acte II où sont évoquées les « erreurs » qui empoisonnaient la Russie de la fin du dix-neuvième siècle et entraînaient la chute du régime monarchique, l’Acte III est consacré à l’événement du 2 mars 1917 (pour nous, le 15 mars), où la Sainte Vierge, par son icône de Notre-Dame Souveraine (Tsaritsa Nyébyésnaya) a pris la Russie sous sa protection au moment où elle entrait dans la période la plus dure et la plus tragique de son histoire. Au moment, en l’année 1917, où Notre-Dame manifestait en faveur de la Russie une attention toute particulière à Fatima.

Les cinq scènes qui vont suivre seront consacrées uniquement à raconter cette histoire merveilleuse de “ la manifestation de la miséricorde de Dieu envers le peuple souffrant de la Russie ” (récit du curé Nicolaï Liknatchev daté d’octobre 1917).

Le village de Kolomenskoïe fut choisi par les tsars pour devenir leur résidence d’été. C’est entre 1528 et 1532 que le tsar Basile III fit bâtir une chapelle impériale, la première “ église sous tente ” de Russie, qui servira de prototype à la cathédrale Saint-­Basile construite sur la place Rouge, par un architecte italien. C’est l’église de l’Ascension. Elle fut construite en action de grâces pour la naissance d’un héritier, le futur Ivan IV dit le “ Terrible ” !

Au début de la scène 1 le Père Nicolaï est en train de préparer une liturgie dans l’église de l’Ascension, à Kolomenskoïe. Il est déjà revêtu de ses ornements aux couleurs de la Sainte Vierge, œuvre de nos sœurs, qui n’est pas le moindre charme de ce spectacle, et on entend un prélude aux cordes, très lié et recueilli, inspiré du “ chant des monastères » intitulé “ Mère de Dieu ”.

Une paysanne entre et semble chercher quelque chose. Elle va d’une icône à l’autre, s’arrête devant l’iconostase mais paraît insatisfaite. Le Père, intrigué, lui demande : « Que cherches-tu, ma fille ? »

La paysanne, émue, répond, un peu mystérieuse, soutenue par l’ensemble des cordes, douces et graves : « Une icône... une icône noire. »

De plus en plus intrigué, le Père poursuit son investigation :

« Mais qui es-tu ? D’où viens-tu ?

Je suis Eudoxia Adrianova Rostopchine, je viens de Pererva. »

– Que viens-tu donc faire ici ? »

Commence une musique mystérieuse mais pas inquiétante, aux cordes, aux harmonies riches et douces, avec un duo de cor et tuba, préparant et accompagnant le récit d’Eudoxia :

« Oh ! Atiéts ! (Père en russe). Il y a deux semaines, j’ai eu un songe. J’ai eu un songe, Atiéts ! Moi, indigne Eudoxia, j’ai vu la Mère de Dieu. »

Le chœur complet des cuivres vient terminer la cadence sur « la Mère de Dieu », avec sa sonorité chaude.

Elle reprend plus sobrement : « Je ne voyais pas son visage, mais je savais que c’était Elle. » Les violons sont entrés à nouveau, mais en une grande montée et crescendo donnant un sentiment de plénitude. « Alors, j’ai entendu dans mon cœur une voix mystérieuse. Une voix mystérieuse – quelques accords aux bois – qui disait : ­– le chœur et les cordes prennent la suite pour la parole de la Mère de Dieu – « Il y a dans le village de Kolomenskoïe une grande icône noire ; il faut la prendre, de noire la rendre rouge et que le peuple la prie. »

De l’orchestre on n’entend plus que les violoncelles en pizzicato et un violon en triolets sur des notes répétées pour signifier le trouble de la voyante : « Cette parole me tourmentait, Atiéts, – elle aussi a une mélodie qui tourne sur elle-même, alternant triolets et croches – me tourmentait, et c’est pour me calmer que je suis venue. »

La musique aussi s’apaise, la flûte prend le relais :

« Je suis venue, persuadée de trouver cette icône. »

– Et à quoi ressemble-t-elle ? » demande le Père.

« C’est une grande icône... comme ça », en joignant le geste à la parole (141 x 86 cm) et les cordes font un sforzando, renflement du son expressif sur « grande », et continuant en montant avec le chant : « La Très Sainte Mère de Dieu y est représentée... »

Le chœur en fait la description avec le grand orchestre :

« Vêtue d’un grand manteau rouge, la Reine du Ciel porte une couronne d’or ; – plus sobre avec les bois – assise sur un trône, elle tient un sceptre dans sa main droite et un globe dans sa main gauche. »

Eudoxia reprend la parole, plus simplement, cons­tatant :

« Non, Atiéts ! Je ne la trouve pas... en avez-vous ailleurs ?

 Je vais demander à mon sacristain, dit le Père. Le voici qui arrive. »

SCÈNE 2

Père Nicolaï : Il faut la trouver. Allez chercher partout, sur le campanile, dans l’escalier, les armoires, les combles, la cave...
Père Nicolaï : Il faut la trouver. Allez chercher partout, sur le campanile, dans l’escalier, les armoires, les combles, la cave...

Deux mesures introduisent le gardien-sacristain qui arrivait à l’église pour demander au prêtre de venir assister un malade.

L’apercevant, le Père Nicolaï l’interpelle : « Vassili ! Sais-tu si toutes nos saintes images sont ici ?

 Je ne sais pas, Atiéts, il me semble que oui... » répond Vassili.

« Vois-tu, dit le Père (le piano s’anime), cette femme dit avoir vu en songe une icône noire dans notre église. Elle ne l’a pas trouvée. »

Eudoxia recommence sa description, accompagnée par les bois : « Elle est grande comme ça et on y voit la Reine du Ciel et de la terre. »

Vassili : « Cela ne me dit rien. »

Père Nicolaï : « Il faut la trouver. »

Le hautbois donne le mouvement, repris par le Père tandis que les deux flûtes font des accords piqués en tierces et sixtes.

« Allez chercher partout, sur le campanile, dans l’escalier, les armoires, les combles, la cave. »

Le hautbois et les sopranos reprennent, suivis de tout le chœur et des cordes, dans un morceau plein de vie et d’espérance pour ces âmes inquiètes qui attendent quelque chose du Ciel.

SCÈNE 3

Eudoxia : Deux hiéromoines se disputaient sur la Parole de Dieu. L’un d’eux se tourna vers moi. Je dis alors à la Femme, la suppliant les larmes aux yeux :
Allons-nous-en d’ici, le peuple va se rassembler et ça va être étouffant !

Pendant que le sacristain est parti à la recherche de “ l’icône noire ”, le Père Nicolaï reprend son interrogatoire, un accord inattendu mais doux aux cuivres fait la transition.

Le Père Nicolaï : « Tu es bien certaine, ma fille, que c’était dans notre église ?

 Certaine ! Certaine ! Je l’ai vue ! » chante-t-elle avec conviction.

« Tu as vu aussi notre église ?

 Oui, Atiéts, je l’ai vue !

 Raconte ! »

Sur des accords répétés doucement, se détachent à peine les arpèges aux premiers violons au jeu effleuré, et notre duo cor-tuba, tandis qu’Eudoxia raconte :

« Dans un autre songe », plus mystérieux encore ! « j’ai vu... » Le chœur répète avec une religieuse admiration : « J’ai vu... »

« une église blanche, c’est bien celle de Kolomenskoïe, où avait lieu une dispute entre les vieux-croyants. »

Quelques accords nous font passer du la majeur au ré mineur où éclate la dispute, d’abord figurée par les instruments. La première flûte en gammes rapides et aiguës, les autres bois en accords piqués, les premiers violons en trilles accentués, préparent les entrées des voix dans un grand tumulte où l’on se lance des invectives d’un camp à l’autre :

« Il faut se soumettre !

 Jamais !

 Ne résistons pas !

 Et la vérité ?

 Nos traditions !

 Traîtres !

 Hérétiques ! »

Cela ne figure pas dans le songe d’Eudoxia, mais est destiné à matérialiser la dispute entre deux camps issus du schisme de 1666 : l’Église officielle et l’Église des “ vieux-croyants ”.

Nicolas II a provoqué cette dispute en travaillant à la ­réunification de l’Église russe. Comme ­Dos­toïevski, le tsar avait remarqué que la vraie piété et la foi ne résidaient plus que dans le peuple russe, notamment chez les “ vieux-croyants ”, alors que le Saint-­Synode – que Nicolas II voulait abolir en restaurant un patriarcat – et les hiérarques de l’Église officielle trahissaient à qui mieux mieux.

D’où les très nombreuses ouvertures du tsar vis-à-vis des vieux-croyants. Ces derniers s’attachèrent alors au tsar et le soutinrent de toutes leurs forces. Cette désapprobation cachée du tsar à l’égard de l’Église officielle fit tomber celle-ci dans le camp révolutionnaire et le Saint-Synode travailla sourdement à la chute du tsar, en s’opposant violemment aux vieux-croyants, tsaristes convaincus.

Eudoxia reprend calmement son récit, ponctué par le chœur : « J’ai vu... » toujours avec le même sentiment religieux.

« J’ai vu... Le peuple dans l’église était en désordre. Passant au milieu, le peuple a disparu et seulement une femme est restée... »

Le peuple en désordre, cette foule qui tourne à l’émeute, évoque l’agitation révolutionnaire qui s’accrut alors dans les grandes villes russes, excitées par « le méprisable Kerenski », l’homme de la révolution de février. Mais comme si cette révolution était secondaire, lorsque Eudoxia, personnification de l’âme russe, candide, innocente, passe au milieu, la foule disparaît, pour ne laisser qu’une seule femme trônant au milieu de l’Église. Elle porte les attributs impériaux : la couronne des tsars, le sceptre et l’orbe ; elle se montre ainsi le jour même de l’abdication de Nicolas II ; elle indique clairement qu’elle a reçu en régence la Russie. Le rapprochement avec l’apparition de la Vierge au globe à Paris, rue du Bac, quelques jours avant l’abdication de Charles X, est ­impressionnant !

Eudoxia précise qu’elle ne voyait pas son saint Visage. Là aussi, le rapprochement avec l’apparition de l’Immaculée à Ratisbonne dans l’église romaine de Sant’Andrea delle Fratte dont il ne voyait pas le visage, parce qu’il était juif de religion, nous indique qu’il y a quelque chose chez Eudoxia qui empêche de voir le saint Visage de Notre-Dame : c’est le schisme... Mais dans les deux cas, ils L’ont reconnue.

« J’ai vu... Deux hiéromoines se disputaient sur la Parole de Dieu (sur fond de cuivres). L’un d’eux se tourna vers moi (les cuivres se taisent). Je dis alors à la Femme (quelques mesures de flûtes), la suppliant les larmes aux yeux (les cuivres reprennent leur office). Allons-nous-en d’ici, le peuple va se rassembler et ça va être étouffant ! »

Le peuple russe a beaucoup souffert du schisme des vieux-croyants, subissant trois siècles de persécutions de la part de l’autorité tsariste et de la hiérarchie officielle. D’où la crainte et l’effroi d’Eudoxia qui a peur de prendre position ne sachant que penser.

Le peuple russe, fidèle à sa foi, se tournait vers les saints, et par-dessus tout, vers la Sainte Mère de Dieu.

Ce n’est pas la Sainte Vierge qui étouffe, mais bien la Russie qui étouffe, coupée du souffle de l’Esprit-Saint et de la source de la grâce, enchaînée malgré elle aux liens du schisme d’une élite orgueilleuse, possédée. Il faut en sortir !

Le chœur, avec les violons, chante la suite du songe :

« Elle s’est levée pour partir et, me retournant, j’ai vu que le hiéromoine était étendu sur le sol. »

Eudoxia dit que la Sainte Vierge s’est levée et est sortie. Elle n’a rien dit, n’a pris parti pour personne, elle n’a rien dévoilé. Peut-être que ce n’est pas aux Russes orthodoxes schismatiques que son « message » doit être transmis. Mais elle leur montre le chemin : elle se lève et sort... Elle quitte le temple où le hiéromoine est étendu sur le sol, immobilisé par le schisme qui l’empêche de la suivre.

Eudoxia continue : « J’ai voulu saisir la robe de la Femme, mais à ce moment, une brèche s’est formée dans le mur par où est partie la Tsarine céleste... »

Le salut de la Russie est en la Sainte Vierge, mais ce n’est pas elle, la Russie, qui aura l’initiative de son salut. C’est pourquoi Eudoxia ne peut saisir la robe de la Tsarine céleste. Par les révélations de Fatima nous savons que la conversion de la Russie dépend de sa consécration par le Saint-Père au Cœur Immaculé de Marie.

La Sainte Vierge quitte “ le temple ” schismatique, en février, pour aller à Fatima le 13 mai et révéler les desseins de Dieu et de son Cœur Immaculé qui aime la Russie.

En entendant le nom de “ la Tsarine céleste ”, le chœur en émoi s’écrie : « Tsaritsa Nyébyésnaya ! »

« Ma fille, demande le Père, comment était cette brèche ?

 Comme la descente d’une cave... », et non pas comme la porte principale du temple, précise le rapport du curé.

Voilà qui est de plus en plus mystérieux, mais le voile va bientôt se lever...

Scène 4

Après deux mesures de violoncelle solo et un sforzando général sur un trémolo aux cordes, entrent Vassili et des paroissiens, tenant une grande icône toute noircie par la suie, et chantant mi-triomphants, mi-songeurs :

« Atiéts ! Nous avons trouvé cette vieille icône pleine de suie... », ils font un temps de silence pour bien marquer : « à la cave ».

C’est ce que disait Eudoxia.

Le paroissien continue :

« Parmi de vieilles planches, des chiffons et de la vieillerie. »

Le Père dit avec empressement et émotion :

« Il faut la nettoyer... »

Eudoxia : La Tsarine céleste ! C’est Elle ! C’est Elle ! C’est elle la Tsarine céleste ! Oh atiéts ! Servez ! Servez un office à la Très Sainte Mère de Dieu ! Faites sonner les cloches pour annoncer à tous les habitants que la protection céleste de la Reine du Ciel pour le peuple russe est ici révélée.

Ayant pris un chiffon que lui tend Eudoxia, il s’emploie à nettoyer l’icône.

Pendant que le Père s’active, le piano exécute des motifs de harpe sur un fond très doux à l’orgue d’où ressortent quelques notes longues au cor, et bientôt l’image apparaît et Eudoxia reconnaît la Femme vue en songe. Elle s’exclame : « La Tsarine céleste ! C’est Elle ! C’est Elle ! »

Tandis qu’elle se prosterne avec larmes devant la si pure image de la Mère de Dieu, la musique enfle avec les cuivres et les cordes, elle chante à nouveau : « C’est la Tsarine céleste ! »

« Tsaritsa Nyébyésnaya ! » reprend le chœur.

Les paroissiens et les curieux ont déjà commencé à entrer, et Eudoxia demande : « Oh Atietz ! Servez ! Servez un office à la Très Sainte Mère de Dieu ! » repris avec enthousiasme par le chœur et la foule.

« Faites sonner les cloches pour annoncer à tous les habitants que la protection céleste de la Reine du Ciel pour le peuple russe est ici révélée. »

Elle se prosterne à nouveau tandis que le peuple afflue et que le Père encense l’icône.

Le chœur, avec les violons, chante avec joie, mais avec un petit quelque chose de triste à cause des épreuves à venir.

« Le bruit du miracle se répandit dans les environs, et une foule de peuple vint vénérer l’insigne image. L’Icône Souveraine guérit les uns, consola les autres, en rassura beaucoup et en toucha plusieurs. »

« À partir de ce moment, lit-on dans le récit du curé, la renommée de la Sainte Icône commença à se propager dans les environs, et des groupes importants de pèlerins commencèrent à affluer au village de Kolomenskoïe, faisant appel à l’aide de la Tsarine Céleste, et Elle, perpétuelle Auxiliatrice, fait ruisseler de son image sa Miséricorde avec largesse sur les nécessiteux et ses dévots venus à Elle avec foi, comme en témoignent leurs prières d’action de grâces pour l’aide reçue du Ciel. »

SCÈNE 5

Le Messager : Les révolutionnaires ont acculé notre tsar bien-aimé à l’abdication... c’était aujourd’hui, quinze mars.
Le Messager : Les révolutionnaires ont acculé notre tsar bien-aimé à l’abdication... c’était aujourd’hui, quinze mars.

Soudain, coup de théâtre : trémolos accentués aux cordes sur un accord de septième diminuée, suivi d’un forte/piano sur le même accord aux cuivres. Un messager entre en criant :

« Hélas ! » – « Comment Hélas ? » répond la foule.

« Malheur ! » – « Pourquoi Malheur ? »

« Hélas ! notre tsar vient d’abdiquer... »

La foule consternée : « Nicolas II ? Abdiquer ? »

« Malheur à nous ! » – « Malheur ! »

« Les révolutionnaires ont acculé notre tsar bien-aimé à l’abdication... » Trémolos dramatiques au violoncelle et grande descente de la flûte.

« C’était aujourd’hui 15 mars ! »

De la foule en colère fusent des paroles violentes :

« Criminels ! – Attentat ! – Notre tsar ! – La colère de Dieu va s’abattre sur nous ! »

Le tout avec force batteries chez les cordes et renfort des cuivres.

Mais Eudoxia apaise bientôt tout ce monde ; les premiers violons font des mouvements en arpèges très doux, liés et tonals, tandis qu’elle tire la leçon de l’événement :

« Mes amis, le tsar visible est parti... et sur le trône russe est montée la Reine du Ciel. »

Sur la fin de la phrase il y a une montée mélodique et un crescendo par adjonction des instruments pour bien souligner « est montée la Reine du Ciel ».

Eudoxia reprend : « Le tsar visible est parti... »

La foule répond, enthousiaste : « Vive la Tsarine céleste ! » et tout le chœur, en russe : « Da zdrastvouyet Tsaritsa Nyébyésnaya ! »

« L’honneur impérissable du dernier des Romanov, écrit notre Père, a été de périr dans cette tourmente, lui, la tsarine, le tsarévitch et les ­tsarevnas, pour sa fidélité à son Dieu, à sa nation et à ses alliés [...]. Prisonnière des bolcheviques, ou plus précisément d’une poignée de révolutionnaires juifs, la famille impériale manifesta la plus grande noblesse de sentiments, la plus vive piété orthodoxe, l’attachement le plus profond au peuple russe, et même la ­tsarine Alexandra qui avait refusé l’exil, se déclarant inviolablement attachée au sol de sa nouvelle patrie. Ils furent tous ensemble massacrés, avec leurs derniers serviteurs, le 17 juillet 1918 à Ekaterinbourg, par un groupe de prétendus prisonniers allemands, tueurs juifs envoyés par Moscou [...]. On est fondé à en conclure qu’ils furent tués par des diaboliques, en haine de la foi chrétienne et de la patrie russe. Ainsi sont-ils devenus les effigies les plus émouvantes de ces “ saints ayant souffert innocemment la passion ”, qui sont l’objet de l’infinie vénération du peuple russe depuis les origines. C’en est assez pour justifier leur canonisation... accomplissant ainsi le premier acte contre-­révolutionnaire de résurrection de la Sainte Russie. » (CRC n° 184, p. 22)

Tous les meilleurs esprits russes comprirent que cette abdication forcée qui allait aboutir au régicide, provoquerait la colère de Dieu, de qui vient tout pouvoir, et que le peuple russe devrait payer le salaire de ce crime.

« Lorsqu’on trouva cette image de la Mère de Dieu siégeant sur un trône royal, dit le patriarche Kirill en 2015, lorsqu’on apprit que cette icône s’appelait Souveraine, les meilleurs esprits de la Russie d’alors l’ont interprétée comme un signe de Dieu. Le tsar s’en est allé, mais la Mère de Dieu règne sur notre pays et sa protection ne s’est jamais démentie. »

Le Père Nicolaï chante ensuite, alternant avec le chœur et avec la foule, un texte que nous avons pris d’un certain professeur Andreev, de 1951, qui y a fait lui-même pèlerinage dans sa jeunesse avant que l’icône ne soit cachée dans les coffres du musée historique de l’État à Moscou, de 1929 à 1990, afin d’empêcher toute manifestation religieuse.

Père Nicolaï, grave : « Nous comprenons maintenant le regard triste et sévère de notre Souveraine. Ses yeux sont remplis de larmes. »

« Larmes de colères, chante le chœur sur un rythme heurté, mais aussi d’amour divin et maternel. » La musique s’apaise peu à peu.

« À n’en pas douter, reprend le Père sur fond de trémolos doux et paisibles, nous aurons beaucoup à souffrir de nos erreurs. »

La foule : « Son porphyre royal est imbibé du sang des martyrs russes et les perles qui ornent sa couronne sont les larmes de notre peuple innocent. »

« L’icône, dont on fit d’innombrables copies, a commencé à orner toutes les églises russes, dit encore le professeur Andreev. Un office fut composé en son honneur [...]. Seulement quelques années plus tard, les persécutions les plus cruelles sont tombées sur la tête des dévots de cette icône. Des milliers de croyants furent arrêtés, les auteurs de l’office ont été abattus, dont le patriarche Tikhon. Andreev lui-même a été emprisonné et torturé, et les icônes elles-mêmes ont été retirées de toutes les églises. »

Le chœur reprend simplement : « Après des torrents de larmes et de sang, après le repentir, le peuple russe sera pardonné. » Les cordes entrent et la tonalité se majorise : « La Russie sera sauvée et le pouvoir tsariste, préservé par la Reine des Cieux elle-même, sera rendu à la Russie. » Et la foule s’écrie : « Oh oui ! La Russie sera sauvée, elle lui est confiée ! » Allusion à Notre-Dame de Fatima qui nous amène au chœur final.

HYMNE AU CŒUR IMMACULÉ DE LA TSARINE CÉLESTE

C’est une hymne triomphale, “ à la russe ”, en trois strophes.

 – 1 –
Dieu vous a établie gardienne
De la Russie que vous aimez
O Tsaritsa Nyébyésnaya !
Qu’à la fin, votre règne advienne
Sur tous ceux qui vous sont confiés.

C’est l’histoire de la Sainte Russie comprise à la lumière de Fatima. « Notre Mère du Ciel aime le peuple russe, écrit sœur Lucie à mademoiselle Posnoff, et je l’aime moi aussi. »

Mais le dernier vers a le souci d’inclure notre pauvre France dans ce règne tant attendu du Cœur Immaculé de Marie « sur tous ceux qui vous sont confiés », puisqu’elle aussi fut consacrée à la Sainte Vierge et qu’une Mère n’abandonne pas ses enfants, même un temps rebelles.

Le chœur est traité “ à la russe ” avec de nombreuses ­doublures, en particulier des sopranos 1 par les ténors, et des sopranos 2 par les basses 1, ce qui donne des accords bien “ fournis ” sans autre instrument que l’orgue pour le début de la première strophe ainsi que la cloche. Les flûtes doublent les sopranos à l’octave supérieur pour l’invocation « O ­Tsaritsa Nyébyésnaya ! » enthousiaste, tandis que les cuivres font la cadence finale dans les graves en mineur.

Dans la deuxième strophe, où les cordes font leur entrée en mineur, est demandée la fin du schisme, sous-entendu par la consécration au Cœur Immaculé de Marie, d’une manière qui n’est pas injurieuse, ni humiliante, ni méprisante, mais bien dans le sens orthodromique et relationnel médité par notre bienheureux Père :

 – 2 –
Sauvez-la, et par votre grâce,
Ramenez-la à l’unité,
O Tsaritsa Nyébyésnaya !
Rendez-lui ainsi sa vraie place
Dans le plan divin dévoilé.

Enfin, la troisième strophe, où l’instrumentation des deux premières strophes se conjugue dans une grande plénitude, chante les bienfaits de cette heureuse réunion de l’Occident et de l’Orient par le Cœur Immaculé de Marie, qui sera le “ triomphe ” que nous attendons de tous nos vœux :

 – 3 –
Réunis sous votre houlette,
Tout l’Orient et l’Occident,
O Tsaritsa Nyébyésnaya !
Répandront sur la terre inquiète
L’amour de votre Cœur ardent !

Un premier « Amen » sur un long accord de sol majeur serait déjà bien conclusif, quoique à la dominante ; mais plusieurs autres « Amen » en sections vont suivre, tous très tonals, avec doublures et bribes de motifs mélodiques russes.

Par moment, le chœur lui-même contrefait la sonnerie de cloches, si chère aux Russes, qui d’ailleurs ne tarde pas à se faire entendre, puis de cadence en cadence, les instruments étant de plus en plus nombreux et présents, nous arrivons à une cadence très riche, plagale, répétée trois fois avec batteries et arpèges aux premiers violons, et enfin un dernier « Amen » sur l’accord de tonique en do majeur triomphant, le tout donne la certitude affirmée avec une grande assurance :

« Oui ! oui ! oui ! » que vienne le triomphe du Cœur Immaculé de Marie !

frère Bruno de Jésus-Marie.
Camp Notre-Dame de Fatima,
Le 26 août 2019.