L’oraison funèbre de Paul VI

C’est dans la nuit de dimanche qu’on me réveilla, déjà endormi, pour nous annoncer la mort du Pape. Les frères réveillés se levèrent et nous descendîmes comme machinalement à la chapelle pour dire le De profundis et l’oraison, si belle, pour un souverain pontife défunt. Je laissai sourdre les premiers sentiments, les tâtonnantes impressions, sans chercher à y mettre ordre, au pied de l’autel dans la nuit. Quelle nouvelle ! quelle étape de notre vie, de la vie de l’Église ! Et que sera demain ?

C’était une consolation pour nous d’avoir, quelques heures plus tôt, au salut du Saint-Sacrement par lequel nous achevions, ce 6 août, la grande et glorieuse fête de la Transfiguration, chanté l’antienne Tu es pastor ovium, et l’oraison pour le Pape ; je ne savais pas qu’il était si près du coup qui allait brusquement arrêter sa course, si proche de l’heure où il lui faudrait comparaître devant le Souverain Juge. Je me souviens qu’en chantant l’oraison liturgique latine, j’avais hésité sur ce qui était meilleur de demander pour lui et, ne sachant pas, m’en étais remis à la Sagesse et à la Miséricorde de Jésus.

Depuis, l’Office des morts, d’heure en heure, a rempli la première journée de ce grand deuil. La divine liturgie coupait court aux bavardages vains, aux esclandres de l’imagination, à toute effervescence du cœur. C’était d’abord une âme chrétienne qui se recommandait à notre prière, excitait notre compassion, réclamait nos suffrages à l’heure redoutable du Jugement de Dieu sur toute sa vie, toute son œuvre. Psaumes, répons, oraisons rangeaient Jean-Baptiste Montini qui fut notre Père et Pasteur, parmi nos chers morts, à son rang, fraternel.

Il fut quinze ans le légitime Successeur de Saint Pierre et Vicaire de Jésus-Christ. Mais il fut aussi le prophète et chef de cette inouïe réforme de l’Église contre laquelle, de tout notre être, nous nous étions dressés avant son règne, et sous lui, contre lui, avec une farouche énergie. Depuis le 6 août au soir, en même temps que son âme se détachait de son enveloppe charnelle, son cœur laissait à la terre son œuvre discutée, lui pour se rendre à l’infaillible décision de Dieu sur sa responsabilité, elle, son œuvre, subsistant au corps et au sang de l’Église comme un sérum de vie ou un fort poison : à nous mortels d’en juger selon la foi catholique.

Il y avait juste quatorze ans que Paul VI avait ouvert les hostilités par sa première encyclique Ecclesiam suam, le 6 août 1964. Je dis bien ouvert les hostilités, parce que faire la paix avec tous les ennemis et persécuteurs de l’Église, ouvrir un aimable dialogue, fait de concessions mutuelles, avec toutes les religions et idéologies du monde, annoncer entre le Christ et Bélial la première grande offre de réconciliation, de coopération et d’amour que nul pape n’avait jamais pu concevoir avant lui, c’était pour Paul VI entrer en guerre avec l’Église Catholique de toujours, sa propre Communauté sainte, et se heurter à ses défenseurs, à ses docteurs, à ses prophètes. Je l’écrivis, j’en annonçai le drame, le malheur, les conséquences, dès ce mois d’août 1964 (Lettres à mes Amis nos 181 et 182).

Mais faut-il, tandis que sa dépouille mortelle, paternelle, est encore exposée à Saint-Pierre et que les prières du peuple de Rome montent pour Lui vers le Ciel, faut-il rappeler ces quatorze années de combat contre le Pape et ses armées, ces quatorze années à battre l’estrade misérablement contre un ennemi qui se dérobe et fuit, insaisissable ? Il le faudra, mais plus tard. Car le seul sentiment qui m’étreint, je n’en suis pas maître, et je sais bien que d’avance il me gâche l’avenir, est celui d’une immense pitié pour cette pauvre âme au salut de laquelle j’ai été, comme on sait, jusqu’à offrir en échange ma vie terrestre, ce qui est trop peu, et jusqu’à ma vie éternelle (Liber Accusationis in Paulum Sextum, page 96). J’en frémis : avoir ébranlé l’Église en ses fondements, avoir pactisé avec les diaboliques et livré les terres chrétiennes aux barbares, avoir détruit presque irrémédiablement le rempart de la Chrétienté, profané et dévasté le Sanctuaire, et perdu sans doute des milliers et des milliers d’âmes, pour quinze ans de gloire apparente, qu’est-ce ? Mais qu’est-ce donc en regard de l’Éternité où il est entré ! Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Comment un homme peut-il méditer ainsi de vains projets en vue d’une gloire mondaine qui n’est rien que fumée légère que le vent disperse, quand le poids des choses faites et des paroles dites doit avoir son exacte sanction dans la damnation éternelle ?

Et alors une fureur intérieure, sèche, spirituelle, me saisit contre l’entourage de ce malheureux Prophète enivré de sa luxuriante éloquence, de ses ensorceleuses chimères. Comment ! Pas un seul cardinal, pas un théologien romain, pas un de ses conseillers intimes ne l’a entretenu de la formidable responsabilité encourue ? Aucun n’a mis, de force, un terme à l’extravagance ruineuse de ce Pontificat hérétique, schismatique et scandaleux ? Ils ont été quinze ans les témoins muets, les collaborateurs, les complices de cette autodémolition de Rome par Rome. Sans retenir le Pape, sans menacer de rompre, sans se jeter sous les roues du char de ce triomphe de carnaval ? Pour rompre un charme ou, comme je crois, un chantage effroyable et sauver l’âme du Pontife en même temps que l’honneur et la vie de l’Église, ils n’ont rien tenté ?

Alors – et je sais l’inopportunité de mes paroles – quand les Cardinaux avec leurs robes rouges, symbole du sang qu’ils sont censés prêts à verser, en tout péril, pour la foi, pour le Christ, se trouveront réunis en Conclave, nous aurons sous les yeux la grande assemblée de tous les coupables à qui Dieu demandera compte de l’âme de son serviteur Paul qui s’est perdue sous leurs yeux sans qu’ils fassent un seul geste, sans qu’ils remuent les lèvres, jusqu’à cette heure avancée où d’un coup a fini sa vie. Pas un. Personne, qu’une rébellion venue trop tard et dans des formes telles qu’elle ne fit qu’aggraver le mal et justifier les pires.

Paul VI fut élu, il vous en souvient, le 21 juin 1963, qui était fête du Sacré-Cœur. J’étais à Rome et je célébrais la Messe solennelle chez des religieuses espagnoles, dans une charmante profusion d’or, de lumières et de fleurs, de musique et de chants. Cependant, j’eus en l’instant le plus solennel, Dieu sait pourquoi, un flot de larmes inexplicables, irrépressibles, que je cherchai à dissimuler de mon mieux. Quelques heures plus tard le Cardinal Ottaviani annonçait l’élu du Conclave et, comme partout, mue par un ressort, le ressort des mass-media et des puissances obscures qui le tendent et le déclenchent, la petite assemblée n’attendit pas plus loin que l’annonce de son prénom Joannem-Baptistam, pour se dresser, jeter les mains en l’air, Montini ! Montini ! C’était gagné. Quoi ? Je doute que ces bonnes religieuses et petites espagnoles l’auraient pu dire. Tout était sauvé.

Pour moi, jeté dans une auto, je roulai vite, vite à Saint-Pierre ne pensant qu’à la bénédiction papale Urbi et orbi. Las, je garai l’auto au hasard, remontai des flots de chaude foule, ne voulant pas croire à mon infortune. Mais quand je parvins sur l’esplanade, le balcon vide, la fenêtre fermée m’apprirent que la bénédiction je ne l’aurais pas. Une voix intérieure me dit que je ne l’aurais pas de tout ce Pontificat. Je quittai Rome le soir même, c’était fixé depuis dix jours, avec pour toute richesse ces deux intersignes de malheur au milieu de l’exultation universelle.

Pourtant je voulus oublier, j’oubliai. Revenu à Rome, en mai suivant, pour mes petites affaires de curé congédié, je vis, j’entendis Paul VI, je fus séduit à mon tour. Cela reste consigné dans ma Lettre à mes Amis n° 173. Cependant, quant à mes difficultés, j’étais copieusement joué, trahi par Rome, quant au Pape, à qui je donnai ma confiance, j’allais être pareillement et totalement détrompé.

Le 6 août 1964, l’encyclique Ecclesiam suam retentit dans le monde comme un coup de cymbales. C’était le discours-programme du Pontificat. La source vive en serait d’immanence moderniste, la voie large, celle d’une réforme de l’Église en vue de plaire au monde, le débouché devait être la réconciliation universelle des religions et athéismes autour de Paul VI, initiateur et consommateur de cette Paix mondiale annoncée comme un nouvel Évangile. Je l’ai vu, je l’ai écrit, j’ai de ce jour commencé le combat du fils contre son père, du prêtre contre le Pape – il ne s’en conçoit pas de plus cruel – qui a cessé hier, devant le cadavre du Pontife, son impuissance, son silence, tandis que nous sommes encore là, pleins de vie, embarrassés d’un tel dénouement.

J’ai cherché, comme on cherche dans les grandes heures de l’existence, si paraissait quelque signe dans le Ciel ou sur terre, qui nous dévoile mystérieusement le sens de l’événement. Je n’en ai pas remarqué. Mais peu après, un frère est arrivé qui avait assisté, en passant par Paris, à la messe en l’église Saint-Louis d’Antin. La Messe de Paul VI. Le prêtre avait évoqué en quelques mots le deuil de l’Église, rassurant : notre Pape Paul qui travailla tant pour la paix dans le monde est entré dans son repos. Là-dessus la célébration commença. Une pimpante petite dame s’avança pour la lecture cursive de l’Ancien Testament. Eh bien ! voici la prophétie de ce premier matin du deuil de Paul VI, prophète de la paix.

PROPHÉTIE SUR UN PROPHÈTE

Lecture de Jérémie le prophète. – Cette même année, au début du règne de Sédécias, roi de Juda, le prophète Ananie me dit dans le Temple de Yahweh en présence des prêtres et de tout le peuple : Ainsi parle Yahweh des Armées, dieu d’Israël : Je brise le joug du roi de Babylone. Encore deux ans, et je ferai revenir dans ce lieu tous les vases sacrés du Temple de Yahweh que Nabuchodonosor, roi de Babylone a pris et emportés à Babylone. Et Jéchonias, fils de Joakim, roi de Juda, et tous les exilés de Juda qui sont allés à Babylone, je les ramènerai dans ce pays, oracle de Yahweh. Car je briserai le joug du roi de Babylone !

 

Le prophète Jérémie dit au prophète Ananie, en présence des prêtres et en présence de toute la foule dans le Temple de Yahweh : Ainsi soit-il ! Que Yahweh fasse ainsi ! Que Yahweh accomplisse les promesses que tu viens de faire en son Nom ! Qu’il fasse revenir ici de Babylone les vases sacrés et tous les déportés de Babylone ! Cependant, écoute bien la parole que je prononce à tes oreilles et à celles de tout le peuple : Les prophètes qui nous ont précédés, toi et moi, depuis les temps anciens, ont prophétisé sur de nombreux pays et de puissants royaumes la guerre, la famine et la peste. Quant au prophète qui prédit la paix, le prophète de bonheur, c’est seulement quand s’accomplira sa parole qu’il sera reconnu pour un authentique prophète de Yahweh !

Alors le prophète Ananie arracha le joug que Jérémie portait sur la nuque (en signe annonciateur d’une nouvelle guerre, d’un nouveau siège, d’un autre désastre et d’un autre exil, d’une servitude totale de Babylone) et il le brisa. Et il dit en présence de tout le peuple : Oracle de Yahweh : C’est ainsi que je briserai d’ici deux ans le joug de Nabuchodonosor, le roi de Babylone, l’enlevant de la nuque des nations.

Et le prophète Jérémie s’en alla. Or, après que le prophète Ananie eut brisé le joug qu’il avait enlevé de la nuque du prophète Jérémie, la parole de Yahweh fut adressée à celui-ci : Va dire à Ananie : Ainsi parle Yahweh : c’est un joug de bois que tu as brisé ? Eh bien, je ferai à sa place un joug de fer. Car ainsi parle Yahweh des Armées, Dieu d’Israël : Je vais mettre un joug de fer sur le cou de toutes les nations pour les assujettir à Nabuchodonosor, roi de Babylone. Et elles lui seront soumises, et je lui donne en sus tous les animaux des champs.

Puis le prophète Jérémie dit au prophète Ananie : Écoute bien, Ananie : Yahweh ne t’a pas envoyé et tu es cause que ce peuple met sa confiance dans le mensonge. C’est pourquoi ainsi parle Yahweh : Voici, je te bannis de la face de la terre ; cette année même tu mourras, car tu as prêché la révolte contre Yahweh.

Et le prophète Ananie mourut cette année-là, au septième mois. (Jr 28)

C’était l’Oracle de la messe de Paul VI, le premier matin de sa mort, dans toutes les églises catholiques de l’univers où se célèbre la nouvelle liturgie qu’il a ordonnée, prophétisant la Paix pour toutes les nations, races et religions. Voilà le signe. Et voilà, qui se tient tout seul, l’apologue de nos quatorze ans de débats. Je crois à la Parole de Dieu proclamée dans l’assemblée liturgique, et je crois que le choix de cet oracle était juste et bon pour ce matin puisque Paul VI l’avait ainsi prescrit ; étant Grand Prêtre cette année-là, il avait prophétisé sans le savoir, sur sa propre mort et sur le châtiment de tout son peuple.

Au tombeau de Jean-Baptiste Montini qui fut pape des années 1963 à 1978, quand on descendra le lourd cercueil, il faudrait qu’on enferme aussi, comme son autre dépouille mortelle, tant d’épuisantes et vaines chimères, les hérésies qu’elles ont drainées, les schismes qu’elles ont produits, les scandales qu’elles ont multipliés. Que toute cette infection de Satan soit enterrée avec lui, j’entends avec son corps.

Car son esprit, où qu’il vive aujourd’hui, en ce moment rend gloire à Dieu, confesse sa Vérité et cherche un salut que nous implorons avec Lui, dans la dévotion à la Vierge Marie qu’il célébra, je l’ai vu, je m’en souviens, Dieu s’en souvient, dans le Credo intègre et fort qu’il proclama au nom du peuple de Dieu, dans la défense du Sacerdoce et la pureté du mariage chrétien, dans la foi à Jésus-Christ Fils de Dieu ressuscité d’entre les morts qu’il confessa aux Pâques dernières avec une ardeur de conviction poignante, dans le service de l’Église romaine dont il voulut maintenir la dignité, l’autorité et les prérogatives conformément à sa mission essentielle.

Que les Princes de l’Église réunis en Conclave, que le Successeur de Saint Pierre qu’ils éliront se souviennent qu’il n’est point de meilleure œuvre salutaire pour l’âme du Pontife défunt que de rendre à l’Église la tranquillité après la tempête, la foi après tant de remises en question et la charité fraternelle au lieu de suspicion et de toute aigre contestation. Là où est présentement le Pape Paul VI, il n’implore rien d’autre pour cette Église qui fut sienne pour son malheur et pour le nôtre.

Abbé Georges de Nantes
CRC n° 132, août 1978