Morale totale

La charité dans l'Alliance divine

LE privilège de notre civilisation gréco-latine tient en grande part à notre avancée philosophique dans la connaissance de toutes choses, de Dieu et de l’homme, par LA RAISON. Mais pour ce faire, les philosophes ont pris pour méthode de poser chaque être concret comme une substance individuelle qui existe en vertu de sa nature complète et autosuffisante (...). Dès lors, le tout de la vie consiste dans le développement de cette substance, la recherche de son épanouissement parfait.

Mais alors, comment des substances individuelles, autosuffisantes, indépendantes vont-elles arriver à AIMER Dieu et leurs prochains de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces, de tout leur esprit ?

POURQUOI L’AMOUR N’EST-IL PAS AIMÉ ?

Il est certain que cette dérive rationaliste de notre société occidentale a eu sur la loi de l’amour de Dieu et du prochain des conséquences immenses et inguérissables, blessures dont nous ne nous sommes pas guéris nous-mêmes, étant écartelés entre deux théories de l’amour aussi insuffisantes et mal fondées l’une que l’autre. La première (l’Éros) justifiera l’amour par l’intérêt égoïste de l’individu qui trouve dans l’autre un bien à recevoir, à conquérir, à absorber (...). La seconde (Agapè) exaltera l’amour d’une manière inconditionnée comme une sorte de folie échappant à tout sens commun, acte gratuit, sans explication ni règle (...). Si l’amour humain va-et-vient se cogne et se fait mal aux murs de ces deux théories, l’amour de Dieu en souffre bien davantage (...).

Les mystiques auront beau décrire leurs expériences et chanter les merveilles de leur vie d’amour extatique, ils n’entreront pas dans le cadre de la morale classique, ils ne seront pas des maîtres de sagesse, au contraire...

Les réalistes (...), vont prouver par la raison l’existence d’un Dieu transcendant, séparé de sa création, puis ils vont très raisonnablement disserter sur la nature de l’amour, les lois de son développement. Ils chercheront des raisons d’aimer Dieu, en trouveront dans ses bienfaits d’ordre temporel, corporel ou spirituel, mais ils ne s’étonneront pas que cela ne soulève ni ferveur, ni enthousiasme, ni forte vertu. En effet, si toutes les démonstrations de la bonté de Dieu à notre égard nous touchent, elles ne font pas pour autant remonter l’amour des bontés des créatures à l’amour de leur Auteur (...).

Tel est le travers de tous les traités de morale classique, scolastique, et même du De diligendo Deo de saint Bernard (...). Aimer Dieu à cause des biens qu’il nous procure ? Et s’Il me les enlève ? Cette conception ne résiste pas à la critique de Kant qui accuse cet amour de Dieu de n’être qu’une prestation de commerce à un bailleur de biens, pour qu’il continue. Les théologiens invoqueront certes la grâce qui donne, de fait, un contact affectif pour aimer un Dieu très haut et très loin de nous. Mais ensuite, pour couper court aux discussions et aux difficultés, ils concluront finalement à l’obligation : tu dois aimer Dieu, car il est infiniment bon, et te persuader de l’aimer au-delà des biens que tu en reçois, ou que tu peux imaginer et espérer comme infiniment aimable.

C’est ainsi que, de rares mystiques mis à part, dans notre occident chrétien on aime Dieu très peu ou très intellectuellement, de manière intéressée ou romantique. On aime en revanche de toutes ses puissances les êtres proches, visibles, tangibles, qui nous donnent concrètement ce que la religion nous donne chichement ou en espérance : le bonheur. C’est une catastrophe. Un monde sans amour de Dieu ! Notre monde n’aime pas Dieu ! Il n’aime que ce qu’il touche, que ce qui le récrée...

Notre critique de ce système est radicale : vous faites de l’homme un absolu, en soi, par soi, autosuffisant, sans autre lien que gratuit, accidentel, pour soi comme pour tous les autres êtres. C’est pourquoi l’homme [LE SUJET] n’aimera Dieu et son prochain, que s’il le veut. Soit qu’il y trouve un bien qui lui manque, soit qu’il trouve dans l’exercice de cet amour une satisfaction, un plaisir, un orgueil qu’il tire de soi-même en cette occasion. Dans tous ces cas, le commandement d’aimer Dieu lui sera un outrage et un non-sens.

Dieu [L’OBJET], pareillement défini rationnellement comme LA PLUS AUTONOME et LA PLUS AUTOSUFFISANTE des substances ne paraîtra animée d’amour pour d’autres  substances , que d’une manière absolument gratuite, irrationnelle, imaginaire, sans enracinement en Elle et sans dessein d’envergure, mobilisateur. La révélation de l’amour de Dieu laissera donc l’homme indifférent, incertain et donc inerte, sans cœur.

LA RÉPONSE DE NOTRE MÉTAPHYSIQUE RELATIONNELLE

Notre métaphysique relationnelle, au contraire, son intuition fixée sur nos racines, nos origines, nous montre Dieu originellement et activement présent à la constitution, à la naissance, à la vie, à la mort, à la destinée de notre être total. Telle est la relation d’origine, constituante.

Dieu est ainsi pour tout homme « plus soi-même que soi » (...). L’affirmation : DIEU EST BON, n’arrive donc pas après coup, comme d’un être donnant de bonnes choses à un être étranger, mais comme la bonté d’un amour de moi, constitutif de moi et fondateur de l’amour que je me porte à moi-même (...). Ainsi Dieu est-il infiniment rassurant, engageant, consolant, aimable, non comme objet inaccessible à contempler, mais comme Créateur et Père.

Le commandement de l’amour de Dieu n’a pour ainsi dire pas à se justifier, puisque dans tout mouvement du cœur, de l’âme, des forces, de l’esprit de l’individu humain, spirituel, Dieu paraît comme source jaillissante d’être, de vie, de mouvement. Tout homme est aimé de Dieu plus qu’il ne s’aime et ne s’aimera jamais lui-même, et de cet amour seul, il est sûr, car Dieu est Amour pur, gratuit, premier, fidèle. Inhérente à la relation d’origine constitutive de notre être, l’obligation d’aimer Dieu n’est pas imposée de l’extérieur, elle est surnaturelle, “ dépassante ”, enveloppante et douce ; c’est une Alliance dont la Révélation va préciser les tenants et aboutissants.

LA RÉVÉLATION DE L’AMOUR, C’EST L’ALLIANCE.

Jean L’Hour (cf. La Morale de l’Alliance, p. 53-69 ; 69-82) explique que l’Alliance est le traité inégal que Dieu a passé avec l’humanité, aux différents âges de son histoire, ayant déclaré son NOM et ses TITRES, révélé ou récapitulé ses BIENFAITS.

Dieu est AMOUR, Amour sauveur en Jésus-Christ, c’est son NOM, à preuve ses bienfaits : Il nous a donné l’être, la vie, le mouvement, l’amour que nous nous portons ; il nous a sauvé du feu de l’Enfer et mérité le bonheur éternel du Ciel en s’offrant en sacrifice sur la Croix, etc. Afin que ses créatures spirituelles coopèrent librement et affectueusement à ses desseins, Dieu : Père, Fils et Saint-Esprit exige une réponse d’amour de la part de ceux qu’il a créés, rachetés puis sanctifiés. Cet amour que Dieu exige en retour, et commande – des fois que l’on n’oserait pas ! (Cf. saint François de Sales) – ce sont les stipulations de cet accord bilatéral : la LOI, de l’application de laquelle dépendront, dans les âges suivants, les BÉNÉDICTIONS ou les MALÉDICTIONS divines. Il ne s’agit pas d’un code d’ordre social ou moral, mais d’une Alliance avec Yahweh, avec Jésus-Christ pour le servir en perfection et droiture, c’est-à-dire : écouter la voix de JE SUIS “ L’Amour  ; garder son Alliance d’Amour ; mettre en pratique ses commandements d’Amour.

Il est tout à fait admirable que dès l’Ancien Testament, la stipulation générale soit, sous des termes plus spécifiquement religieux et réservés, l’amour de Dieu qui exige des hommes un amour qui réponde, mot pour mot, au sien. L’amour de Dieu pour nous est ainsi inconditionné, tout gracieux donc, et de là condescendant, patient, miséricordieux, afin de “ coller ” à son objet sans cesse changeant et si souvent infidèle, révolté. Mais lui reste juste et bon, et dans la gratuité même de son amour miséricordieux, immuable, certain, continuel, ni arbitraire ni changeant. Il est fidèle.

L’amour de l’homme pour Dieu est dans la lumière de l’Alliance, plein de révérence ou de crainte, confiant dans son « abandon à Dieu » (Jr 12, 13). Il fait de sa religion un devoir d’amour qui entraine à une soumission active à la volonté de Dieu aimé (...). Dans cette lumière, les actes de religion et de culte en tant que stipulations particulières sont pris subsidiairement et relativement par rapport au commandement de la charité : c’est la fin du ritualisme, du formalisme... et de l’hypocrisie pharisienne... et éternelle (...) ! Les pratiques religieuses ne sont qu’une manière d’exprimer notre amour. En dehors de l’Amour, elles ne valent rien ! Celui qui aime Dieu comme un fils et non comme un esclave, a une très grande souplesse dans toutes ces stipulations particulières, parce que l’essentiel est dans cet amour intime de Dieu qui nous aime. Les dons du Saint-Esprit qui disposent particulièrement à la perfection de l’amour sont donc bien : La Piété et la Crainte filiale de Dieu

CET AMOUR EST VERITÉ-FIDÉLITÉ

Dieu est notre Créateur, bien sûr, mais notre amour de Lui ne se satisfait pas de cette union instinctive, originelle. L’amour veut connaître toujours davantage son aimé, ce qu’il est, ce qu’il pense et veut. Le retour à la vérité de la foi est nécessaire et nous relance dans l’espérance passive et active du Royaume de Dieu. Les vertus théologales sont donc en perpétuelle corrélation et causalité réciproque (...). C’est pourquoi il est insolite, fou et hérétique d’affirmer avec le Père de Lubac : « Aime et crois ce que tu veux ! »

Notre amour nous pousse à savoir qui QUI EST DIEU en toute vérité, quelles sont ses VOLONTÉS, quels êtres son amour associe au nôtre et à connaître toute son ŒUVRE. Et en Dieu, à partir de Lui, à cause de Lui, pour Lui, l’amour s’étendra à tout, absolument tout ce qu’il EST, ce qu’Il VEUT, ce qu’il FAIT. C’est ainsi que nous arrivons au principe de ce deuxième commandement qui découle du premier : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; car en Dieu, notre Source commune, nos amours humaines ne sont pas seulement confondues, mais elles nous constituent les uns pour les autres, dans notre être même, parties d’un tout et donc enrichissement et “ plus-être ” les uns pour les autres, et avec les autres (...). Tous les antagonismes de l’amour extatique et de l’amour intéressé disparaissent à ce coup : en Dieu, je trouve à la fois cette particularité de son amour pour moi et cette multiplicité d’amour pour mes proches. Je ne peux faire autrement en l’aimant Lui, que de les aimer eux, afin que tous ensemble nous le servions, Lui, en travaillant à l’avènement de son Règne sur la terre (...).

Maintenant se pose le problème de savoir pourquoi Dieu a créé cette pluralité d’êtres humains, alors qu’il y a tant de haine, de discorde ; tant de difficultés à nous aimer nous-mêmes, comme aussi à aimer Dieu et le prochain ? C’est le péché qui est intervenu : oui ! Mais il y a une autre explication. Dieu a son plan, qu’on appelle le Royaume de Dieu, le Corps mystique, selon lequel chacun d’entre nous doit avoir telle ou telle relation avec tel et tel de ses prochains et ainsi remplir sa tâche dans l’univers. C’est un dessein de Dieu auquel nous collaborons. Malheureusement, comme nous sommes libres, ce dessein ne nous plaira peut-être pas, et nous nous y opposerons. Nous voudrons chercher notre bien là où Dieu ne le veut pas, prétendre tisser des relations avec le prochain selon nos intérêts, selon notre “ sagesse ”, selon nos plans. Comme cet amour extatique ou égoïste ne sera pas dans l’amour de Dieu, ce sera un amour destructeur.

CONCLUSION

Nous avons trouvé la règle, la stipulation générale, de toute notre vie morale : « Aime, et fais ce que tu veux. » (saint Augustin). Aime-toi, aime Dieu de ce même amour, parce que Dieu est à la source de ton être, vois Dieu aimer tous les autres et sois fidèle à cette logique de l’amour. Reste maintenant à bâtir sur ce principe et fondement de l’amour de Dieu toute une morale particulière, de la vie humaine en société.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 27 février 1986

En audio/vidéo seulement :
  • O 4 : La charité dans l'Alliance divine, mutualité 1986, 1 h (aud./vid.)

Références complémentaires :

Pour une synthèse écrite de la morale totale présentée selon les trois vertus théologale :
  • Dans le tome 5 de Il est ressuscité ! :
    • Catéchèse mariale, n° 35, Juin 2005, p. 9-22 (aud/vid : L 134.1)
Méditations :
  • Dans les Pages mystiques, tome 1 :
    • Venez habiter en mon âme et je vivrai, juin 1971
    • Vois ce cœur qui à tant aimé les hommes, mars 1971
    • « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? », septembre 1972
    • Le baptême, « aime comme tu es aimé », août 1972
    • Deuxième nocturne, mars 1974
Étude métaphysique :
  • Le fondement transphysique de l'amour, CRC tome 14, mai 1982, p. 3-14 (en audio : Méta 7, 1 h)
Études polémiques :
  • Le catéchisme hollandais. V. Après un culte sans souci, une morale sans loi, CRC tome 3, n° 34, Juillet 1970, p. 3-12