Il est ressuscité !

N° 232 – Mai 2022

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Congrès d’islamologie à Trèves

DU 4 au 7 mai dernier, s’est tenu à Trèves  le septième colloque d’Inârah (« illumination, éclaircissement, “ Lumières ” » en arabe), un institut fondé en 2007, en lien avec l’Université de la Sarre et engagé dans l’étude scientifique et critique du Coran et des origines de l’islam. Frère Bruno y était invité par son secrétaire, M. Robert Kerr, qui avait eu connaissance de ses travaux et en avait apprécié l’importance, afin d’exposer à la petite quarantaine d’universitaires et érudits présents un échantillon de sa méthode et des résultats qu’elle lui permet d’obtenir.

Nous quittâmes donc la maison Saint-Joseph mercredi matin, bien encouragés par les prières des frères et des sœurs, mais aussi de nos amis qui avaient été largement prévenus de notre voyage. Direction, la Robert-Schuman-Haus, l’ancien séminaire diocésain bâti sur un site magnifique, en surplomb de la ville et transformé par le diocèse... en lieu de séminaires et autres réceptions. Le professeur Kerr attendait les participants à l’entrée principale, mais c’est ­l’Immaculée ­Conception qui nous accueillit la première. Sa statue, connue là-bas comme la Mariensäule, Colonne de Marie ”, est érigée au point le plus haut du Markusberg (éminence où se trouvait notamment notre séminaire), et domine de haut la vallée de la Moselle et la ville. Nous l’apercevions de loin et ce ne fut pas une petite consolation que de nous savoir ainsi sous sa protection.

Le professeur Kerr nous réserva lui aussi un accueil très chaleureux, ainsi que ses deux assistantes dont le discret dévouement pendant le Congrès allait bien nous faciliter la vie ; traductions simultanées, vente des ouvrages de frère Bruno, etc.

C’est la première fois que notre frère participait à un tel congrès sur le Coran et ce n’était pas sans une certaine appréhension... qui tomba rapidement dès les premiers contacts, car nous constatâmes avec joie que les travaux de notre frère étaient honorablement connus dans l’assemblée. Par ailleurs beaucoup parmi les Allemands et les anglophones parlaient ou entendaient suffisamment le français pour de bonnes et intéressantes discussions.

Nous savions aussi que nous pourrions avoir la messe ; le Pr. Kerr s’en était soucié, et elle fut dite dans la chapelle, toujours en service, de l’ancien séminaire par l’un des participants, le Père Gaby Abou Samra, religieux libanais maronite. Y assistèrent une petite dizaine de personnes, dont les deux codirecteurs de l’événement. MM. Markus Groß et Robert Kerr.

UN “ ADIEU ” À L’HISTOIRE DU SALUT ?

Le titre donné au symposium avait de quoi nous surprendre : “ Un adieu à l’histoire du salut ”. Étions-nous tombés dans un colloque agressivement positiviste et critique ? Au vrai, les organisateurs voulaient manifester la méthode fondamentale, indispensable à une recherche scientifique sur le Coran et sur les véritables origines de l’islam : il faut s’abstraire de toute la construction “ théologique ” et de toute la légende historique élaborée postérieurement par les musulmans, et réinscrire le Coran et les événements originels dans leur véritable contexte historique et religieux.

Le Congrès s’ouvrit par un mot de bienvenue prononcé par Ibn Warraq, qui s’était fait connaître en son temps par un livre au titre retentissant “ Pourquoi je ne suis pas musulman ”, et M. Schwab qui se livra à un vibrant plaidoyer en faveur des travaux scientifiques sur le Coran et les origines de l’islam, pour exhorter les participants à cette recherche de la vérité qu’il résuma en citant la parole de Notre-Seigneur : « La Vérité vous rendra libres. » « Mais “ Qu’est-ce que la Vérité ? ” » me souffla frère Bruno avec un petit sourire. De fait, il ne suffit pas de récuser le “ discours ” musulman sur le Coran et ses origines, encore faut-il s’entendre sur la Vérité au-delà du Coran et de l’islam...

La première intervention fut celle de M. Ralph Ghadban, Libanais de Beyrouth, mais vivant à Berlin, qui exposa, en français, l’importance pour le monde arabo-musulman des travaux scientifiques appliqués au Coran et à l’histoire de l’émergence de l’islam. Frère Bruno suivit l’exposé avec intérêt ; le conférencier soulignait le mouvement critique à l’égard du fondamentalisme musulman qui émerge aujourd’hui au sein même de l’islam, quoiqu’en dehors des institutions religieuses. Or, notait-il avec intérêt, cette critique adressée à l’islam “ fondamentaliste ” puise aussi dans la science de « l’Ouest », réalisant ainsi ce lien tant désiré entre Orient et Occident.

Nous regrettions en nous-mêmes que la science occidentale contemporaine fût surtout démocratique en politique et moderniste en religion... M. Ghadban ayant montré les efforts réalisés par certains penseurs pour “ mettre à jour ” la religion musulmane selon les valeurs occidentales, et leur peu de résultats, frère Bruno l’interrogea sur la possibilité qu’avaient les musulmans de s’entendre sur leur foi religieuse, au regard, par exemple, de l’unité qu’offrait à l’Église catholique sa discipline dogmatique et sa hiérarchie. Aucune ! lui fut-il répondu, les musulmans ne pouvant trouver dans l’islam, ni l’une, ni l’autre.

On ne pouvait pas mieux illustrer, pour commencer ce congrès, combien l’Église catholique reste nécessaire au monde et qu’il s’agit donc, pour les musulmans aussi, de retrouver la véritable histoire du salut.

Une vingtaine de communications se succédèrent pendant ces trois journées, en allemand, que nous ne comprenions pas, en anglais, qu’il nous fut difficile à suivre en dépit des efforts déployés par nos traductrices, et heureusement aussi en français. Leur diversité illustrait le vaste champ d’études offert aux chercheurs dans le domaine coranique ou de l’histoire de l’islam naissant.

Quatre exposés se succédèrent ainsi le jeudi matin : une communication sur l’origine syrienne de l’expression ’allahu ’ akbar et la “ récupération ” postérieure de l’expression par l’islamisme guerrier, la communication donnée par notre aumônier, le Père Abou Samra, sur les liens étroits entre la sourate 31 et le livre araméen de sagesse d’Aḥiqar, suivie d’un exposé présentant les origines hiérosolymitaines des actuelles stations du pèlerinage à La Mecque. La quatrième communication, « The Quran’s holy House : Mecca or Jerusalem ? » retint particulièrement l’attention de frère Bruno ; Stephen Shoemaker y développa ce que notre frère démontrait dans les 1er et 2e tomes de sa traduction (1988 ; 1990) ; il est abusif de vouloir placer le temple mentionné au lieu-dit de Bakka (sourate III, verset 96), à Makka, La Mecque ! Il faut faire le lien avec le psaume 84 qui mentionne le « val de Baka », dernière étape du pèlerinage de Jérusalem, au nord-ouest de la ville. De même, ’aṣ-ṣṣafa’  (II 158) doit être replacé à Jérusalem : il s’agit du mont Scopos, ha-ṣophîm en hébreu. Le conférencier appliqua le même raisonnement à la kacba (V 95), sans trop savoir cependant où la situer à Jérusalem. Nous pûmes le renseigner sur la féconde hypothèse proposée par frère Bruno à ce sujet (voir le troisième tome, p. 267 ; p. 301-302).

Les quatre communications de l’après-midi étant toutes en allemand, frère Bruno prit la liberté de s’éclipser. Celle qui portait sur la “ redatation ” de deux documents anciens, la Doctrina Jacobi (chrétien) et les Nistarôt de rabbi Simeon ben Yohai (rabbinique) dut pourtant être intéressante : ces deux textes, réputés contemporains des premières conquêtes arabes et utilisés par les tenants de l’historicité de la « mission prophétique de Mahomet » doivent être “ resitués ” à la fin du septième siècle, dans un autre contexte !

VISITE À TRÈVES

Frère Bruno avait décidé que nous irions faire pèlerinage à la cathédrale de Trèves dont il savait qu’elle renfermait une relique de la Passion. Nous récitâmes notre chapelet dans la chapelle du Saint-Sacrement, avant de monter jusqu’à la Sainte-Tunique. Il s’agit de celle, plus longue et sans couture, que Notre-Seigneur devait porter sur l’autre Tunique, conservée à Argenteuil. Nous ne pûmes la voir, seulement la vénérer dans son caisson de bois précieux. Une rapide visite nous fit ensuite admirer la cathédrale, joyau d’architecture romane et de ­décoration baroque ; la plus ancienne église ­d’Allemagne, mais aussi le plus ancien édifice servant encore de cathédrale à nos jours.

« Visite rapide », car nous devions retrouver notre séminaire et ne pas manquer le départ au restaurant où étaient invités tous les participants ce jeudi soir. Nous poussâmes cependant jusqu’à la Mariensäule, pour saluer notre Mère Immaculée et contempler le magnifique panorama. Frère Bruno était enchanté que nous nous trouvions dans cette ville et cette région catholique de l’Allemagne, si manifestement aimée de la Sainte Vierge ; nous nous y sentions un peu chez nous.

« LA VÉRITE VOUS RENDRA LIBRES. »

Frère Bruno donna sa communication vendredi matin après celle d’un Américain portant sur le projet, bien utile, d’une édition numérique critique du Coran, sur le modèle des éditions critiques de nos bibles hébraïques et grecques.

Peu avant de descendre dans la salle de conférence, notre frère m’avait désigné le texte de son intervention : « C’est vraiment audacieux comme traduction... Mais je suis enthousiaste ! » L’exposé était intitulé : “ Les sources bibliques des sourates 105 et 106 ”. Parlant lentement pour être compris de tous, il dut retenir l’attention tant sa communication mettait en lumière le progrès considérable que sa « lecture chrétienne » du Coran fait faire aux études historiques et critiques. Qu’on en juge plutôt.

SOURATE 105 : « PURETÉ BIBLIQUE ».

Voici la traduction habituelle de cette sourate : « 1 1 N’as-tu pas vu ce que ton Seigneur a fait aux hommes de l’Éléphant ? 2 N’a-t-il pas détourné leurs stratagèmes, 3 envoyé contre eux des bandes d’oiseaux 4 qui leur lançaient des pierres d’argile ? 5 Il les a ensuite rendus semblables à des tiges de céréales qui auraient été mâchées. » (traduction de Denise Masson, 1980)

Laissant de côté les explications de la tradition musulmane, frère Bruno montra que les scientifiques critiques restaient eux aussi prisonniers de la traduction traditionnelle. En effet, s’ils récusent la légende d’une attaque menée à dos d’éléphants contre La Mecque, ils n’en continuent pas moins à lire « éléphant » (fîl) et pensent trouver scientifiquement la source de cette sourate dans le troisième Livre des Maccabées (un apocryphe juif mettant notamment en scène cet animal).

Frère Bruno expliqua que le rapprochement avec le livre de la Genèse, que suggère le mot fîl, permettait de retrouver la véritable source de la sourate : l’auteur n’évoque pas « les hommes de l’Éléphant », mais « les contemporains des nephilîm » (Gn 6, 4).

D’où la traduction suivante : « 1 As-tu vu ce que ton Maître a fait aux compagnons des Nephilim ? 2 N’a-t-il pas accompli leur destruction dans un déluge ? 3 Et il leur a communiqué une pureté biblique, 4 à eux imposée par les Hagrites, sous le sceau. 5 Et il les a détournés de l’herbe comme nourriture. »

Frère Bruno établit scientifiquement qu’à travers les versets 1 et 2, l’auteur suivait les chapitres 6 et 7 de la Genèse, puis le chapitre 9 où Dieu renoue l’Alliance avec les hommes par cette « pureté biblique » ; consignée dans la Bible, « scellée » par l’arc-en-ciel (toujours au chapitre 9). La mention de « l’herbe comme nourriture », tellement étrange, retrouvait tout son sens : alors que depuis le Paradis terrestre et même après le péché originel, l’homme ne se nourrissait que d’herbe verte (Gn 1, 30 ; 3, 18), il reçut désormais pour nourriture « tout ce qui se meut et possède la vie » (Gn 9, 1-3).

C’était bel et bien un retour à l’Ancien Testament, avec cependant une nouveauté audacieuse : la « pureté » est imposée aux hommes par les Hagrites, comme les nomme la Bible hébraïque, Agarènoï en grec, c’est-à-dire les Arabes, fils d’Agar ! Ainsi d’un bout à l’autre du Coran, on retrouve cette prétention manifestée dès la sourate II, d’une élection des fils d’Ismaël, ici comme garants du respect de l’Alliance noachique !

SOURATE 106 : « LE KÉRYGME ».

Tout aussi inintelligible dans son sens traditionnel, la sourate 106 profita elle aussi de la méthode de notre frère. Voici la traduction “ reçue ”, toujours selon Denise Masson. « 1 À cause du pacte des Quraïch ; 2 de leur pacte concernant la caravane d’hiver et celle d’été ! 3 Qu’ils adorent le Seigneur de cette Maison : 4 il les a nourris, il les a préservés de la famine ; il les a délivrés de la peur. »

En bonne méthode historico-critique il ne pouvait être question de conserver le sens traditionnel de Quraïch, tribu de Mahomet selon la légende... Mais alors, que lire sous ce mot ? Mystère ! Frère Bruno proposa d’y voir la racine qr’  « proclamer », commune à l’hébreu et à l’araméen, associée à la lettre « sh » initiale du mot shemac, qui désigne la profession de foi deutéronomique (Dt 6, 4) : « Écoute, shemac, Israël, Yahweh notre Dieu est le seul Yahweh. » Frère Bruno convint que cette traduction était hardie, mais pas extraordinaire à qui connaît la pratique (et le vaste système) des abréviations rabbiniques qu’il avait évoquée en commençant son exposé.

Autres énigmes pour les traducteurs : shitâ’ et ṣayf, unanimement et depuis toujours traduits par « hiver » et « été », mais sans raison ; frère Bruno montra qu’il fallait y voir la Shetiyyah et la Ṣopheh, c’est-à-dire la roche affleurant sur le site de l’ancien Temple de Jérusalem – évèn shetiyyah dans la tradition rabbinique – et toujours cette petite colline située au nord de la ville, ha-ṣôphîm.

Il s’agissait donc d’un pèlerinage et non d’une simple “ caravane ” de bédouins. En suivant notre frère Bruno, la sourate retrouvait un sens cohérent : « 1 Pour apprendre la proclamation du shema, 2 enseigne-leur le pèlerinage de la Shetiyyah et de la Ṣopheh ; 3 qu’ils adorent le Maître de ce Temple, 4 Celui qui les a nourris contre l’inanition et les a abrités sous un dais ».

La sourate renouait ainsi avec ses racines bibliques, comme en témoigne l’emploi du « dais », représentation de la Gloire de Dieu dans Isaïe (4, 5-6). Mais, fit remarquer frère Bruno, en plein septième siècle cette proclamation d’une permanence de la Présence divine du Dieu Unique sur le lieu de l’ancien Temple, était dirigée contre le Saint-­Sépulcre ! situé non loin de là, où la roche affleure, elle aussi, au lieu de la Crucifixion et de la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Un peu pris par le temps, notre frère dut précipiter sa conclusion, mais la preuve était faite de la fécondité de sa méthode ! Quelques questions manifestèrent que les francophones, mais pas uniquement, avaient bien suivi. L’un d’entre eux raconta à notre frère comment il avait acheté la traduction du Coran de Rudi Paret, au début de ses études de langues comparées, et s’était découragé à sa lecture ; en entendant notre frère, quelle différence !

Notre séjour touchait à sa fin puisque nous devions repartir en début d’après-midi, et manquer, malheureusement, quelques communications, particulièrement sur l’influence, dans le texte coranique, des écrits de monastères syriaques établis sur la côte orientale de la péninsule arabique.

Nous pûmes cependant encore entendre l’intervention de Guillaume Dye, Français enseignant à Bruxelles, qui portait sur la critique de la rédaction du « corpus coranique ». L’exposé était d’autant plus utile à suivre que cet universitaire présentait une approche du texte coranique bien différente de celle de notre frère.

Nous repartîmes donc après le déjeuner, frère Bruno bien fatigué mais heureux d’être allé jusqu’au bout de sa participation. Nous avions fait connaissance avec de nombreux scientifiques critiques et mieux compris leurs méthodes. Beaucoup de ce que notre frère a découvert au cours de ses recherches est maintenant bien accepté, mais pas la théorie d’un “ Himyarite de grande tente ” ; ce “ puissant homme d’action ” et “ génie religieux ” que lui paraissaient, et à notre Père, dévoiler les cinq premières sourates. Cela reste à confirmer il est vrai. Pour l’heure, c’est sa communication que notre frère Bruno doit transformer en un article scientifique à paraître dans les actes de ce septième symposium, et peut-être dans les colonnes d’Il est ressuscité !

frère Michel-Marie du Cabeço.